Réaction à l’entretien de Gilbert Paquette
Entre le signe et le symptôme : vers une industrie des savoirs ?
Dire que le pilotage d’un partenariat avec une entreprise requiert pour un universitaire une triple compétence, épistémique, communicative, gestionnaire, c’est énoncer une évidence. Le problème n’est pas résolu pour autant, car les partenariats renvoient au domaine de l’action, à l’entente et à l’efficacité pratique, c’est-à-dire à l’habileté, aux débrouillardises et aux ruses. Selon les Grecs de l’antiquité, cette forme d’intelligence particulière qui mêle tactique et esprit pragmatique s’appelle la métis. Dès lors, dans quelle mesure une approche fonctionnelle de l’intelligence pratique peut-elle contribuer à produire les conditions d’une appréciation ? L’universitaire est comme le navigateur tenant le gouvernail : il lui faut deviner sa route en s’aidant de tous les signes qu’il peut reconnaître et utiliser au mieux.
En fait, quel est l’intérêt de questionner la dimension partenariale sur les registres uniques du jeu, de l’optionnel, du « supplément d’âme » ? Ne faut-il pas s’interroger sur les raisons et les motivations qui conduisent à s’ouvrir, dans la durée, sur le monde économique ? Il est alors insuffisant de répondre en évoquant à la fois les obligations économiques et sociales que la science a envers la société et les malins plaisirs de l’aventure. Dans le champ des pratiques scientifiques, l’introduction de la variable « valorisation » ne s’effectue pas sur le mode additif mais entraîne, ou pourrait entraîner, une révolution dans le statut des savants et des savoirs scientifiques.
Le passage lent, mais inexorable, d’une recherche académique à celle d’une science ouverte, la référence sourde mais lancinante à une démarche d’entrepreneur, traduisent au-delà des aspects ubuesques (cavalerie entre les demandes de subventions, gestion bricolée du maintien de l’expertise), une mutation professionnelle (mutation des méthodes de travail et compétences des universitaires) mais aussi une mutation d’ordre essentialiste qui touche au sens donné au savoir. La science serait-elle tentée par les méthodes du monde industriel ? Répondre par oui ou par non revient à poser la question des logiques à l’œuvre.
Signe ou symptôme, l’entretien entre Gilbert Paquette et Patrick Guillemet est éclairant car il invite à articuler l’émergence d’une industrie du savoir (ou d’une néo-industrialisation de la science) et la réhabilitation de la pensée ordinaire. Au moment où l’on constate les signes d’une économie du savoir en devenir, on assiste à une remise en cause d’un grand partage entre science confinée et savoir profane que décrivent très bien Michel Callon, Pierre Lascournes et Yannick Barthe1. Les citoyens ordinaires ne sont plus satisfaits. Qu’il s’agisse du nucléaire ou de
1. Callon M. et al., Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
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290 D&S – 1/2003. Le temps du partenariat
l’alimentation transgénique, le progrès technique devient discutable. On débat des orientations à donner à la recherche et des modalités d’application des résultats obtenus. La science n’est plus tout à fait un monde à part, car les savoirs savants perdent de leur superbe.
Quels mouvements se dessinent entre l’un et l’autre ? Assistons-nous à une combinaison des facteurs ? Lequel influe sur l’autre ? Et, au total, les producteurs de savoir deviennent-ils des travailleurs comme les autres ? Certes, dans le monde universitaire la référence industrielle et marchande reste hésitante, rencontre des résistances, évite de vastes territoires, mais tout se passe comme si les conditions sociales contemporaines permettaient de rompre avec une conception, profondément ancrée dans la culture occidentale, qui oppose épistémé et doxa, savoir et sens commun, science et bricolage.
J’entends bien que l’entretien ne traite pas directement de ce sujet, mais il conduit précisément, et c’est son mérite, vers ces interrogations.
Eric Delamotte Laboratoire UMR CERSATES 8529 CNRS Université Lille 3 delamotte@univ-lille3.fr
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