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Masques et miroirs

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Academic year: 2021

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L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de tive de Tommaso Landolfi. Presses universitaires de la Méditerranée, 240 p., 2008, 978-2-84269-853-9.

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Geneviève G RANGER -M ATHIEU

Masques et miroirs

Modalités de la représentation dans

l’œuvre narrative de Tommaso Landolfi

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À mon père

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Introduction

Dans de nombreuses pages autobiographiques consacrées, en parti- culier, à son enfance, Tommaso Landolfi, auteur de l’une des œuvres narratives les plus originales duXXesiècle italien, parle de sa peur de la réalité, de son impression d’en être toujours éloigné, mis à l’écart :

« Un tempo, avevo persino dichiarato la guerra alla vita, perché da lei mi sentivo escluso1. » Ce réel hostile est en même temps pro- fondément lié aux mots, pour lesquels le jeune Landolfi éprouve le même sentiment de fascination mêlée de terreur : « Allora io avevo una sorta di religioso, e superstizioso, amore e terrore delle parole (che mi è rimasto poi a lungo) sulle quali concentravo tutta la carica di realtà, invero scarsa, che mi riusciva scoprire nei vari oggetti del mondo ; più semplicemente, le parole erano quasi le mie sole realtà [...] ; le parole cominciavano a depotenziarsi in oggetti, a corrispon- dere, almeno, con essi o ad essi, quelle parole, cioé, a taluni determi- nati oggetti2. »

On retrouve ici la grande question du rapport à la réalité qui, depuis Platon, constitue la base de la littérature. Philippe Hamon intro- duit ainsi l’un de ses articles : « On connaît les textes canoniques fondamentaux — Poétique d’Aristote, Cratyle et fin de La Répu- blique de Platon, etc., qui circonscrivent une idée fixe culturelle à la recherche d’un statut poétique, la mimesis. [...] La référence à la

1. (Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons.)

« À une époque, j’avais même déclaré la guerre à la vie, parce que je m’en sentais exclu ».La bière du pecheur, Florence, Vallecchi, 1953, p. 18.

2. « J’avais alors une sorte de religieux, et superstitieux, amour-terreur des mots (que j’ai gardé longtemps) sur lesquels je concentrais toute la charge de réalité, bien faible en vérité, qu’il m’arrivait de découvrir dans les divers objets du monde ; plus simplement, les mots étaient presque mes seules réalités. [...] les mots commençaient à se dépotentialiser en objets, à correspondre, au moins, avec certains objets déter- minés ». « Prefigurazioni : Prato » inOmbre, Florence, Vallecchi, 1954, p. 124.

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réalité fait partie intégrante, sur le mode litanique et quasi obsession- nel, de notre culture occidentale1. »

Cette problématique du rapport à la réalité est liée à celle de la représentation qui, depuis les Grecs anciens jusqu’à l’époque moderne, occupe une large partie de la philosophie occidentale. Le concept de représentation implique à la fois une idée de mise en pré- sence et de médiation. On retrouve toujours, au cours de son histoire, ces deux aspects liés et opposés en même temps : soit la représenta- tion est pure imitation, cherchant à se conformer le mieux possible à un modèle ; soit elle est présentation, mouvement dans lequel la réalité peut apparaître.

Pour Platon, on le sait, en tant qu’art imitatif, la littérature doit être soumise au même jugement que les autres arts, le critère étant l’adéquation à la réalité ultime, l’Idée. Or, tous les arts imitatifs sont dépréciés : la représentation (mimesis) est l’imitation d’un modèle, lui- même copié de l’Idée, elle est donc éloignée au troisième degré de la réalité, et n’a pas sa place dans la Cité. Le philosophe écrit, dans le livre X deLa République: « le créateur d’image, l’imitateur, disons- nous, n’entend rien à la réalité, il ne connaît que l’apparence, n’est-ce pas ?

— Le poète imitateur [...] ne produit que des fantômes et se trouve à une distance infinie du vrai... »

Chez Aristote, en revanche, la mimesis, réhabilitée, n’est plus seule- ment une activité imitatrice. Le poète s’oppose au chroniqueur en tant qu’il n’imite pas comme un décalque, l’accent est mis sur l’objet représenté, d’où l’importance de la composition, de la « tekhnè ».

Les conceptions de ces deux philosophes majeurs sont fondatrices de toute l’histoire de la pensée occidentale, que celle-ci s’inscrive dans leur continuité, ou au contraire les mette en crise.

Si la position réaliste accorde la priorité à l’être, à la réalité objec- tive, par rapport au sujet, Berkeley affirme au contraire que toute réalité vient de l’esprit et qu’être, c’est seulement être perçu. Plus nuancé, « l’idéalisme transcendantal » de Kant considère qu’il y a la

« chose en soi », le « noumène », c’est-à-dire l’être qui existe indépen- damment de l’esprit, et qui demeure inaccessible à la connaissance.

Ces « choses en soi » sont au fondement des représentations que nous en avons, mais c’est uniquement sur ces dernières, c’est-à-dire sur

1. Philippe Hamon, « Un discours contraint », Littérature et réalité, Paris,

« Points » Seuil, 1982, p. 119.

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Introduction

les choses comme phénomènes, que peut porter notre connaissance.

Cependant, avec sa Critique du jugement, Kant, même s’il ne la pense pas encore, est déjà à l’origine d’une crise de la représentation.

Dans son analyse du jugement esthétique qui porte sur le beau et le sublime, il introduit en effet l’idée que l’art, produit uniquement par un libre arbitre, n’est plus contraint d’imiter la nature. Avec le génie, au contraire, c’est la nature qui fait irruption, de manière imprévisible, dans l’art. La pensée de Kant sur le sublime dépasse l’idée du beau : le sublime est en effet associé à une émotion violente, et peut donc englober aussi le laid, le terrible... C’est une expérience, éminemment subjective, du non représentable, qui pose donc déjà la limite de la représentation.

Plus tard, Schopenhauer revient sur la distinction kantienne du phé- nomène et du noumène : chez ce philosophe pessimiste, la « chose en soi » devient volonté universelle, et les phénomènes qui composent le monde sont les manifestations de cette volonté inconsciente et aveugle. Il établit une opposition tranchée entre un monde matériel illusoire, car donné dans « ma représentation », et un autre monde caché, véritable et en-soi1.

Avec les Romantiques qui reprennent et s’approprient la question du sublime esthétique, la crise de la notion de représentation s’am- plifie, et perdure jusqu’à l’époque moderne. Ainsi Heidegger repense la différence de l’être et de l’étant : cette différence était certes déjà posée depuis les Grecs, mais Heidegger s’intéresse à l’être par lui- même, en tant qu’être, et non plus seulement comme l’être de l’étant.

Parmi tous les étants, seul l’homme a la possibilité de s’interroger sur l’être. Mais, repoussant toute subjectivité, le philosophe nomme « être- là » (Dasein) ce que l’on désignait auparavant comme conscience pen- sante. Ce terme évoque l’ouverture, le jeu des possibilités. L’être n’est plus pure forme, comme chez Platon, mais plutôt expérience de l’être.

Le langage humain, qui n’est pas seulement un outil d’expression et de communication, a donc, pour Heidegger, un statut à part : il n’ap- partient pas aux étants, mais ce statut étrange, mouvant, fait de lui, lorsqu’il s’accomplit dans la poésie, « la demeure de l’être », le lieu

1. On verra que, sur divers points, Landolfi est proche de la pensée de ce philo- sophe : il rejoint, en particulier, la méditation de celui-ci sur la mort comme illusion, et par ailleurs, il recherche lui aussi la délivrance dans la négation de la volonté, telle que peut l’apporter, dans son cas, la perte au jeu de hasard.

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où l’être peut être accueilli. On connaît ainsi sa lecture de Hölderlin, l’un des poètes préférés, également, de Landolfi.

En fait, la représentation et la possibilité du rapport à la réalité sont des questions qui traversent toute l’histoire occidentale de la pensée et de l’art, en particulier de la littérature, avec toujours une double conception de la mimesis : copie ou présentation.

Landolfi, comme tout un pan de la littérature contemporaine, s’ins- crit dans ce questionnement et se place dans cette double perspective.

Le rapport au réel est impossible, mais en même temps l’écrivain n’ac- cepte pas cette impossibilité, il essaie en quelque sorte de « ruser », explorant, exploitant toutes les modalités possibles de représentation, particulièrement dans ses romans et ses nouvelles. Il le fait avec une constance et une intériorisation qui placent cette problématique au cœur même de sa pensée et de son travail, et qui constituent égale- ment son originalité profonde.

Une autre problématique platonicienne est celle, développée dans le Cratyle, qui, à propos du langage, oppose la thèse dite « conven- tionnaliste » (le langage est né d’une pure convention entre les hommes) à la thèse dite « naturaliste » (il y a une relation naturelle, nécessaire, entre le mot et l’objet). Gérard Genette, dans Mimolo- giques1, montre comment cette problématique traverse aussi la litté- rature ; et si la première tradition, qui aboutit à Saussure et à « l’arbi- traire du signe », est la plus communément acceptée, nombreux sont les poètes qui rêvent, avec Mallarmé, de « rémunérer le défaut des langues » (« Crise de vers »).

Landolfi va, lui aussi, s’inscrire à l’intérieur de cette problématique, mais dans sa prose.

L’un de ses récits est, dans cette perspective, particulièrement emblématique.

Le premier recueil de nouvelles de Landolfi, paru en 1937, prend son titre du troisième des sept récits qui le composent : « Dialogo dei massimi sistemi », dans ce recueil, ne se distingue des autres ni par sa longueur (moyenne), ni par sa place. Cependant, les thèmes qu’il développe, les itinéraires qu’il ouvre (ou qu’il ferme) annoncent d’ores et déjà une recherche qui va sous-tendre toute l’œuvre narra- tive de l’écrivain.

1. Gérard Genette,Mimologiques, « Poétique », Paris, Seuil, 1976.

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Introduction

Le titre, sous son aspect pseudo-savant, nous évoque d’autres « dia- logues » célèbres de l’histoire de la littérature et de la science : en premier lieu, bien sûr, celui de Galilée. Landolfi veut-il par là mettre sa recherche sous le signe de la science ? Rappelons plutôt que Cal- vino, dans lesLeçons américaines, dit à propos de ce même « Dia- logo » de Galilée : « Ici intervient Sagredo, qui se lance dans un éloge de la plus belle invention humaine, l’alphabet. [...] Je cite aujourd’hui Galilée, qui voyait dans la combinatoire alphabétique l’insurpassable instrument de la communication1. »

En outre ce titre est l’un des premiers d’une série d’autres, tout aussi trompeurs, qui loin d’indiquer plus ou moins le thème de la nouvelle, jouent à lancer le lecteur sur de fausses pistes : ici, en l’occurrence, c’est devant un récit que l’on se trouve ensuite.

Celui-ci s’ouvre sur une vérité générale énoncée au présent, qui tend à instituer immédiatement entre le narrateur et son interlocuteur- lecteur (qui par là même est créé) un rapport d’expérience commune.

(« La mattina, quando ci si alza... »)2. C’est seulement une fois établie cette sorte de complicité que l’histoire proprement dite peut commen- cer. Tous les caractères distinctifs de la narration sont réunis : temps des verbes (passé simple, imparfait), portrait du personnage principal, circonstances... Le récit est à la première personne, et il faut noter que celle-ci va se dédoubler, car le personnage présenté au début devient ensuite lui-même narrateur.

Et déjà se dégage une première direction, celle d’un essai d’ancrage du récit dans le réel : le double « je », « per simplicità » est-il dit, mais aussi pour renforcer l’impression de vécu ; et toutes les autres marques qui viendront s’ajouter au long de la nouvelle : notations de temps et de lieu, détails pittoresques, humour complice du narrateur dans sa présentation du « grand critique », discussion animée...

Mais en quoi consiste l’histoire racontée ? Le protagoniste (« je » numéro deux) a écrit des poésies dans une langue qui n’existe pas, ou plus précisément qu’il est le seul à connaître.

Et là se posent plusieurs problèmes que Y (la discrétion sur son nom semble normale puisque tout est présenté comme « vrai »), accompa- gné de son ami, le narrateur principal, va soumettre à un « grand

1. Italo Calvino, Leçons américaines, « Rapidité », traduit par Yves Hersant, Paris, Folio Gallimard, 1989, p. 79-80.

2. « Le matin, quand on se lève... »Dialogo dei massimi sistemi, Milan, Rizzoli, 1975, p. 61.

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critique » dans l’espoir que celui-ci pourra les résoudre. Si le critique essaie de s’en sortir tant bien que mal, les multiples objections de l’ami mettent en évidence le caractère insoluble d’une telle situation.

Une langue a un passé, qui est « un complesso di norme e di con- venzioni che a un espressione determinata attribuiscono un determi- nato senso1». Or, pour donner un sens aux trois poèmes en question, il n’y a que le « caprice d’un moment ». Ainsi, chaque poésie peut représenter à la fois une image, ou à la fois « cento, mille, un milione di altre immagini ». Un autre problème est celui du jugement esthé- tique : d’une part, celui-ci ne peut en aucun cas porter sur une œuvre traduite, mais d’autre part, dans la version originale, il ne reste plus, comme seul critère possible, que le son, et non l’idée. (p. 74).

Problèmes insolubles que le « grand critique » esquivera d’une bou- tade et qui finiront par déranger un peu le cerveau du « pauvre Y », puisque cette histoire, selon celui qui la raconte, finit bien tristement.

Cet essai de réaliser concrètement (de prendre au mot) le rêve mal- larméen de sortir de la convention, de trouver « le mot total, neuf, étranger à la langue », a donc abouti à un échec.

On peut rappeler, ici, la terminologie de Derrida qui, relisant Pla- ton dans La double séance, établit la bipolarité imitant/imité. Dans le cas du « Dialogo », Y a créé un nouvel imitant, unique, mais par là même invalide. En effet, il est toujours soumis au critère du modèle, de l’imité. Il ne vaut que par rapport à ce dernier puisqu’ici, l’imi- tant étant ignoré de tous, il ne peut plus désigner aucun imité, ce qui constitue son impossibilité et marque l’échec de Y. L’imité conserve donc la préséance, c’est lui qui donne toujours sa valeur à l’imitant quel qu’il soit.

Pour reprendre les deux niveaux du « Dialogo » en utilisant ces mêmes termes, on a d’abord la recherche d’un imitant convention- nel se donnant pour but d’être le plus adéquat possible pour rendre compte de l’imité (niveau du récit). D’autre part, peut-être parce que la première démarche s’est révélée insuffisante ou décevante, un nou- vel imitant apparaît, avec une fin plus esthétique, mais on l’a vu, il reste soumis lui-même au procès de la vérité, donc inutile.

Cette double recherche, cette double attitude de Landolfi face à la littérature, que l’on retrouvera tout au long de son œuvre, placent

1. « Un ensemble de normes et de conventions qui, à une expression déterminée, attribuent un sens déterminé ».Ibid., p. 69.

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Introduction

toute sa pratique sous le signe de l’ambiguïté. Ambiguïté présente aussi dans l’ironie qui, encore discrète ici, est également un des élé- ments essentiels de l’écriture de Landolfi, poussée parfois jusqu’au cynisme le plus noir et le plus désespéré.

Cette ambivalence de l’écrivain se retrouve aussi, d’ailleurs, dans l’attitude de la critique à son égard : salué à ses débuts par Pancrazi comme « scrittore d’ingegno » (écrivain ingénieux), il s’est vu attri- buer les étiquettes les plus diverses : dandy, romantique excentrique pour Gianfranco Contini, gothique pour Enrico Falqui, virtuose sans réelle profondeur pour de nombreux autres ; Caproni ou Luti louent son inventivité, Ceni, la recherche de sa syntaxe et de son lexique ; Carlo Bo insiste plutôt sur son inquiétude existentielle et son « mal de vivre », Edoardo Sanguineti sur sa « poétique de l’insuffisance ». Si le caractère de « fantastique » est également souvent attribué à Lan- dolfi, il faut noter cependant que celui-ci est rarement cité dans les études théoriques portant sur ce genre. Enrico Falqui résume assez bien l’ambivalence de la critique envers Landolfi : « un autore che non si sa come prenderlo : se in burletta o sul serio1. »

Certes, la dimension du jeu, du divertissement intellectuel, existe chez Landolfi. Mais elle ne constitue qu’un aspect plutôt secondaire d’une œuvre complexe qui s’articule autour d’une réflexion approfon- die sur la littérature, et dont d’autres critiques ou écrivains, Calvino notamment, ont commencé à montrer l’importance. Quant au fantas- tique, il s’inscrit complètement dans la recherche générale de l’écri- vain sur la représentation et le rapport à la réalité, recherche dont il ne constitue que l’une des facettes.

Autre paradoxe : alors que son questionnement sur le langage et la réalité se trouve au cœur d’une problématique qui occupe une grande partie de la modernité, Landolfi, peu connu du public, reste marginal aussi dans la littérature italienne du XXe siècle, n’apparte- nant à aucune école, à aucun courant. Lui-même cultivait d’ailleurs avec soin cette image d’écrivain mystérieux, refusant les photos, inter- disant les textes de présentation que l’on trouve habituellement sur les couvertures de livres. Il se faisait passer volontiers pour un dilet- tante, uniquement préoccupé de gagner l’argent qui lui permettrait d’assouvir sa passion du jeu. On sait pourtant que derrière cette

1. E. Falqui,Novecento letterario, VI serie, Firenze, Vallecchi, 1961, p. 442 : « un auteur que l’on ne sait comment prendre : en plaisanterie ou au sérieux ».

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façade, se cachait un homme d’une culture immense, un travailleur acharné, lisant et traduisant le français, l’anglais, l’allemand et surtout le russe.

Par ailleurs, la critique s’accorde, en général, pour distinguer deux moments dans sa production : du recueil Dialogo dei massimi sistemi jusqu’à peu prèsCancroregina, on se trouverait devant un

« premier » Landolfi au style poético-fantastique et privilégiant le récit ; le « second » Landolfi, lui, serait tout entier occupé à l’intros- pection et à la réflexion méta-littéraire, s’exprimant sous la forme des

« diari » puis de la poésie (les derniers recueils de récits étant sou- vent considérés comme de moindre importance). Or, si Landolfi se plaît à « brouiller les pistes », s’il explore toutes sortes de chemins (y compris à travers le théâtre ou la radio), son œuvre, sur plus de quarante ans, n’en reste pas moins profondément cohérente, jusque dans sa diversité ou ses contradictions. On l’a dit, les questions qui le préoccupent dès le premier recueil, et dont l’axe central est bien la problématique du rapport à la réalité et donc de la représentation, ces questions sont encore présentes dans les derniers « elzeviri ». Et son ironie, son écriture toujours travaillée, et même sa relecture d’autres auteurs, comme parfois de lui-même, sont constantes et constituent son originalité.

Ce étude se propose donc de suivre ce cheminement à travers la représentation, essayant d’en épouser les lignes brisées, les va-et- vient, les antinomies apparentes. Nous avons choisi d’étudier plus par- ticulièrement les récits, forme que l’écrivain n’a jamais cessé de privi- légier pour en faire le terrain de ses expérimentations, nous reportant aux « diari » pour en éclairer tel ou tel aspect. Ces récits seront pris non de manière chronologique, mais dans leur totalité, et selon les diverses thématiques qui pourront s’en dégager.

La problématique de la représentation étant commune notamment à la philosophie et à la littérature, les conceptions de certains philo- sophes plus particulièrement préoccupés de cette question (nous en avons déjà cité certains) pourront venir éclairer utilement la pensée de notre écrivain. Par ailleurs, nous pourrons emprunter la termino- logie qui, à la suite de Lacan, distingue la réalité du Réel : ce dernier étant toujours l’impossible, l’autre absolu. Enfin, bien qu’il s’agisse ici de traiter de l’œuvre narrative de Landolfi, nous serons amenés à citer aussi des poètes tels Mallarmé, Hölderlin, Rilke ou Rimbaud. En

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Introduction

effet, dans la modernité, c’est surtout la poésie qui pose la question de la représentation, alors que le récit plus souvent l’oublie, puisqu’il se donne déjà au départ comme représentation. Or tout le travail de Lan- dolfi consiste à poser cette question à l’intérieur même du récit, qui se trouve du même coup déstabilisé. C’est ainsi qu’il met en œuvre une logique et une pratique toutes personnelles, et que la lecture de ses romans et nouvelles appelle souvent celle des poètes.

De la tentation de verbalisation du monde à la reconnaissance de la défaillance essentielle du langage, de l’ironie au désespoir, de la virtuosité au désir d’écrire « au hasard », de la mimesis imitative à l’imaginaire, nous tenterons de montrer comment Landolfi, tendu tou- jours vers la recherche du rapport au réel, a réussi à poser l’ambi- guïté comme dimension majeure et marque d’unicité de son œuvre narrative.

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Première partie

La reproduction du monde

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Chapitre premier

Les modes traditionnels

de représentation de la réalité

Comme on l’a vu Landolfi, se sentant toujours exclu de la réalité, va confier aux mots, à la littérature, la tâche d’essayer d’établir ce rapport au réel qui lui manque. Dans son introduction au Tome 2 des Œuvres de Landolfi, sa fille Idolina souligne que « l’estraneità nei confronti d’un mondo in cui egli rifiuta di riconoscersi appieno, di cui tuttavia è fisicamente partecipe, e che profondamente ama (da qui la lacerazione, la frattura che s’è detto), prende il più delle volte il sopravvento1». Elle cite notamment comme représentatives de cet état, les paroles de Nessuno, dans la pièceFaust 67: « Io, dicevo, son vissuto finora senza riconoscermi in alcuna realtà, senza in alcuna o su alcuna mordere o calarmi2. » Idolina Landolfi ajoute : « “camicia di Nesso” la sua letteratura, inarginabile passione, “vizio assurdo”, da cui nulla attende o spera, ma di cui tuttavia non può fare a meno, unico strumento ch’egli conosca d’esistere, di “mordere” la realtà3. »

On peut donc, dans un premier temps, déterminer chez Landolfi, pour tenter justement de « mordre » cette réalité, une pratique de la verbalisation du monde, au travers, notamment, de sa description.

Pour Philippe Hamon, « le descriptif est un mode où transparaît et se met en scène une utopie linguistique, celle de la langue comme nomenclature, celle d’une langue dont les fonctions se limiteraient

1. « son sentiment d’être étranger à un monde dans lequel il refuse de se recon- naître tout à fait, auquel toutefois il participe physiquement, et qu’il aime profondé- ment (d’où le déchirement, la fracture dont nous avons parlé), ce sentiment prend la plupart du temps le dessus ».Opere II, Milan, Rizzoli, 1992, p. XII.

2. « Moi, disais-je, j’ai vécu jusqu’ici sans me reconnaître dans aucune réalité, sans mordre ou sans avoir prise dans ou sur aucune réalité ».Faust 67,ibid., p. 1038.

3. « “Tunique de Nessus” est sa littérature, indomptable passion, “vice absurde”, dont il n’attend ni n’espère rien, mais dont toutefois il ne peut se passer, unique instrument qu’il connaisse pour exister, pour “mordre” la réalité ».Ibid., p. XII.

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à dénommer ou à désigner terme à terme le monde, d’une langue monopolisée par sa fonction référentielle d’étiquetage d’un monde lui- même “discret”, découpé en “unités”1».

Or, note le critique, « idéologiquement et historiquement, le des- criptif entretient des liens privilégiés avec l’esthétique globale de la Mimesis2». On sait que celle-ci a deux interprétations possibles : dévoilement, présentation de la chose même, mouvement qui lui per- met d’apparaître ; mais aussi imitation, qui cherche à établir un rap- port d’adéquation entre la chose et sa représentation.

Dans son essai d’appréhender le réel à travers les mots, Landolfi va jouer entre ces deux pôles de la mimesis, allant de l’un à l’autre, ou les faisant s’entrecroiser dans sa pratique. On distinguera, dans cette dernière, la description proprement dite, du portrait, où celle-ci s’applique plus particulièrement à un personnage du récit.

1 La description

La description, telle qu’on la trouve dans la littérature narrative classique, entre traditionnellement dans la pratique de la reproduc- tion du réel — du réalisme — et semble travailler plutôt dans l’imi- tation : on y retrouve la vocation descriptiviste et scientiste du

XIXesiècle, qui veut que l’objet soit doublé d’une image la plus précise possible, la plus dense. Ian Watt, recherchant les sources du réalisme romanesque, observe que « le réalisme formel est l’incarnation [...]

de la prémisse ou la convention première d’après laquelle le roman est un compte rendu complet et authentique de l’expérience humaine, et est donc dans l’obligation de fournir à ses lecteurs des détails de l’histoire tels que l’individualité des personnages en cause, les parti- cularités spatio-temporelles de leurs actions, détails qui sont présen- tés au moyen d’un emploi du langage plus largement référentiel qu’il n’est d’usage dans les autres formes littéraires3». Barthes, lui, parle du « détail inutile », de la « notation insignifiante » qui « s’apparente à la description » et produit « l’effet de réel » qui sert à authentifier tout

1. Philippe Hamon,Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 5.

2. Philippe Hamon,ibid., p. 88.

3. Watt : « Réalisme et forme romanesque » in Littérature et réalité.,op. cit., p. 41-42.

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1 La description

le reste1. Landofi semble regretter parfois ce qui lui apparaît comme une pesante obligation :

E Santo Dio come son complicate e fastidiose da dire le cose insulse, quelle cioè che il lettore, e sia io stesso, deve sapere per intendere di che si tratti. Evidentemente l’ideale sarebbe che il lettore fosse già in possesso di tutti i dati di fatto, e cominciare di lì. Cosa che parec- chi devono aver già pensato o sentito. Peraltro se, come molti fanno, si aboliscono senza più i dati, sia lirica o narrazione, il risultato è disastroso, secondo vediamo in tanta parte della letteratura contem- poranea [...] Ma senza dubbio la letteratura stessa, che sembrerebbe la più aristocratica delle arti, rivela qui appunto, in queste suture e spiegazioni, la sua soma artigianale e obbligata2.

Malgré ces remarques plus ou moins polémiques, il est à noter cependant que Landolfi, lui aussi, se passera souvent de ces éléments d’information, essayant alors d’instituer une autre forme de rapport au réel, comme c’est le cas par exemple dans les nouvelles entière- ment dialoguées, sur lesquelles nous reviendrons.

1.1 Descriptions traditionnelles

Lorsqu’il utilise la description, les modes et les fonctions de celle-ci sont, en tout cas, infiniment variés.

Il peut s’agir de « planter le décor » d’un récit : rôle d’ancrage, comme chez les grands auteurs de la tradition réaliste. Ce qui est dit est, dès l’abord, placé, présenté comme appartenant au monde du réel, même si ensuite des chemins de fuite hors de ce monde sont offerts par le récit lui-même. C’est le cas de certains romans qui se présentent au premier abord comme des récits « d’atmosphère », « provinciaux »

1. Roland Barthes : « L’effet de réel »,ibid.

2. « Mon Dieu, qu’il est compliqué et fastidieux de dire les choses banales, celles que le lecteur, même si c’est moi, doit savoir pour comprendre de quoi il s’agit.

Évidemment l’idéal serait que le lecteur soit déjà en possession de toutes les données, et de commencer là. C’est une chose que certains doivent avoir déjà ressentie. Par ailleurs si, comme le font beaucoup, on abolit simplement les données, que ce soit en poésie ou dans les récits, le résultat est désastreux, comme nous le voyons dans une bonne partie de la littérature contemporaine [...] Mais sans aucun doute, la littérature elle-même, qui pourrait sembler le plus aristocratique des arts, révèle ici, dans ces coutures et ces explications, son fardeau d’artisanat et de contraintes ». Rien va, Opere II,op. cit., p. 255.

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(commeLa pietra lunare, sous-titré « Scene della vita di provincia », ouRacconto d’Autunno, par exemple).

Le premier paragraphe deLe due zittelleest tout à fait représen- tatif de cette description/ancrage : « E buon per il lettore ch’io non sento il dovere, che a quanto sembra altri sente imperioso, di descri- vere minutamente simili luoghi ! Ce ne sarebbe di che fare entrar le paturnie al meglio disposto. Con che costrutto non so vedere ; dun- que cercherò di limitarmi qui ai cenni strettamente indispensabili, che sarà fin troppo1. » Landolfi aimerait se passer de décrire, tout en reconnaissant qu’il y a des « aperçus strictement indispensables » au récit. Malgré cette introduction, les paragraphes suivants seront donc consacrés à la description, pour « tout dire et en peu de mots ». Dans ce premier chapitre, on trouvera donc tout ce qui permet de situer l’histoire des deux vieilles filles : description de la petite ville où elles habitent et de son ambiance étriquée ; portrait de Lilla et Nena ainsi que de leurs principales connaissances. Tout cela est pris en charge par un narrateur à la première personne, qui espère ainsi donner le

« tableau fidèle » où prendra place le récit.

Mais ces descriptions de simple mise en place d’un décor sont rares chez Landolfi, qui préfère, la plupart du temps, commencer ses récits in medias res. À moins que l’ancrage dans la réalité ne soit que le moyen pour mieux y échapper ensuite. C’est le cas par exemple dans son premier roman, La pietra lunare, sous titré « Scene della vita di provincia ». Le programme annoncé par ce sous-titre semble de prime abord tout à fait réalisé. Le récit, focalisé sur le personnage principal, Giovancarlo, commence avec l’arrivée de celui-ci dans sa famille de province. Sont décrits alors, de manière brève mais clas- sique, les différents membres de la maisonnée et la cuisine où ils se sont regroupés.Incipittraditionnel, donc, qui montre bien la vie un peu monotone et confinée de ces provinciaux, ce qui est confirmé ensuite par les dialogues qu’échangent les protagonistes. Lorsqu’ar- rive Gurù, le personnage féminin et surtout fantastique du roman, c’est, toujours de manière classique, le regard de Giovancarlo qui

1. « Heureusement pour le lecteur, je n’éprouve pas le devoir — qui, semble-t-il, est si impérieux pour d’autres — de décrire en détail des lieux pareils ! Il y aurait de quoi donner le cafard aux plus allègres. À quoi bon ? Je n’en vois pas l’utilité, je me bornerai donc ici aux aperçus strictement indispensables, et ce sera encore trop. » Traduit par Louise Servicen inLa femme de Gogol et autres récits, Paris, Gallimard, 1969, p. 123. (Traduction modifiée.)

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1 La description

introduit sa description : « Per prima cosa, si pose a osservarla1. » Et c’est au moment où les yeux du jeune homme, après avoir détaillé l’agréable silhouette, arrivent jusqu’aux jambes, que l’inouï fait irrup- tion : Gurù a des pieds de chèvre. Malgré son sous-titre à connota- tion réaliste, ce roman est d’ailleurs considéré comme appartenant à la veine la plus fantastique de Landolfi. La description, ici, servant d’ancrage dans le réel, a donc un rôle de justification. « Dans le texte lisible-réaliste, la description est chargée de neutraliser le faux, de provoquer un “effet de vérité” (un “faire croire à”), de même d’ailleurs que dans les “enclaves” réalistes du texte étrange ou fantastique2».

La nouvelle « Il mar delle blatte », dans le recueil du même nom, présente également des descriptions à vocation réaliste. Le vocabu- laire en est parfois même technique lorsqu’il présente, par exemple, le navire pirate : ainsi trouve-t-on « la proue, les mâts, le pont, la quille, la passerelle... », et un débat s’instaure entre des passagers pour décider s’il s’agit d’une frégate, d’une goélette ou d’un brigantin.

Mais là encore, l’ancrage réaliste n’est qu’un appui, un point de départ vers d’autres mondes parallèles. De nombreux critiques ont en effet désigné cette nouvelle comme étant la plus onirique, la plus « surréa- liste » de Landolfi, comme nous pourrons nous-mêmes le constater plus loin.

La description de type « catalogue », que l’on trouve au début de cette nouvelle, est un autre exemple de tentative pour avoir prise sur la réalité à travers le langage. Née à l’époque classique3, elle est cen- trale dans le grand roman naturaliste de la fin duXIXesiècle. « Décrire, c’est d’abord mettre en ordre, ranger, classer, délimiter, étiqueter, réduire un foisonnement amorphe à l’aide d’un certain nombre de

“tiroirs”, à l’aide d’un certain nombre de modèles et de grilles qui sont proposés par la culture de l’époque et qui rendront ce réel intelli-

1. « En premier lieu, il se mit à l’observer ».La pietra lunare, Milan, « Gli Oscar » Mondadori, 1968, p. 19.

2. P. Hamon,Du descriptif,op. cit., p. 51.

3. Michel Foucault montre qu’avec la naissance de l’histoire naturelle, « les choses et les mots sont très rigoureusement entrecroisés : la nature ne se donne qu’à travers la grille des dénominations, et elle qui, sans de tels noms, resterait muette et invi- sible, scintille au loin derrière eux, continûment présente au-delà de ce quadrillage qui l’offre pourtant au savoir et ne la rend visible que toute traversée de langage. » M. Foucault,Les mots et les choses, chapitre « Classer », Paris, « Tel » Gallimard, 1966, p. 173.

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gible1». Ainsi, dans « La morte del re di Francia », appartenant au premier recueil de Landolfi, Tale, qui souffre d’une phobie extrême des araignées, essaie de se les rendre moins effroyables justement en les cataloguant, en en passant en revue toutes les différentes espèces, comme dans un livre d’histoire naturelle : « Di ragni veri ce ne sono di molte specie : ci sono i ragni2... » Mais Tale n’est pas dupe : classer, mettre des étiquettes ne suffit pas. Il semble y avoir ici un rapport de métonymie entre les araignées et la réalité dont Landolfi, on le sait, a si peur lui aussi. Mais pour ces bêtes comme pour les autres choses du monde, dont elles font partie, « catalogarli cosí non significa intenderli. La carne dei ragni, il mistero bieco della carne ragnesca ci rimane precluso3». Même passée à travers la grille de la description la plus précise, la réalité demeure inaccessible.

Landolfi va donc rechercher et expérimenter d’autres modes, moins traditionnels, de pratiquer le descriptif,

1.2 Déviances

« La piccola apocalisse » (dansDialogo dei massimi sistemi) com- mence ainsi : « La scena (o piuttosto il discorso) si svolge in un grande caffè4... » La description très circonstanciée du café et de l’intense acti- vité qui entoure les personnages principaux semble faite, de manière traditionnelle, pour situer le récit qui va suivre. Mais elle est en quelque sorte « démontée » par ses deux premiers mots : « la scène » évoque plutôt une idée de théâtralité qui sera effectivement dévelop- pée dans toute la première partie (entrées et sorties de divers per- sonnages ; dialogues rythmés et en quelque sorte accompagnés par le fond sonore et musical, comme dans un opéra) ; tandis que « le discours » met davantage encore en avant une notion d’artificialité, comme pour contester à l’avance toute idée de « réalisme », ruinant ainsi le programme descriptif.

D’ailleurs lorsque le personnage central, D, prend le même point de départ pour son propre récit qui constitue la seconde partie de la nouvelle, on voit bien son refus de ce type d’ouverture : « Il risto-

1. P. Hamon,Le personnel du roman, Genève, Droz, 1983, p. 33.

2. « Il y a de nombreuses espèces d’araignées véritables : il y a les araignées... » Dialogo dei massimi sistemi,op. cit.p. 54.

3. « Les cataloguer ainsi ne signifie pas les comprendre. La chair des araignées, le mystère farouche de la chair des araignées nous reste interdit ».Ibid., p. 54.

4. « La scène (ou plutôt le discours) se passe dans un grand café... » « La piccola apocalisse »,ibid.p. 87.

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1 La description

rante non era che un ristorante, con molte specialità. Gli amici erano comuni1... » Le portrait qu’il fait de l’inconnue qui va l’entraîner dans une sorte de promenade initiatique est bref aussi. Seuls quelques détails semblent émerger au hasard d’une vision floue : la bouche, l’écharpe, l’œil. Et alors qu’une description classique est souvent ame- née par le regard du personnage sur lequel est focalisé le récit, ici, au contraire, c’est D qui se sent lui-même reconnu par la mystérieuse dame blonde. La ville qu’ils traversent ensuite apparaît également floue, morcelée, faite d’ombres et de lumières indistinctes, de vagues couleurs, de portes qui s’ouvrent ou se ferment soudainement. La des- cription scientifique est ici abandonnée au profit de visions ou d’im- pressions qui appartiennent entièrement à la subjectivité du narra- teur.

C’est également ce que l’on constate dans le bref romanCancrore- ginaqui, sous de fausses apparences de science-fiction, marque l’une des premières apparitions, chez Landolfi, de la forme « diario ». Dès l’abord, pourtant, on croit se trouver devant une description de style

« catalogue », bien qu’elle soit particulièrement focalisée sur le narra- teur par l’accumulation des occurrences du démonstratif « questo ».

Mais très vite, l’énumération de termes techniques, censés montrer le tableau de bord d’un engin spatial, s’accélère et même s’emballe, et, loin de constituer quelque ancrage dans le réel, elle ne met au jour que la personnalité hallucinée du narrateur. Même dans le retour en arrière qui constitue ensuite le véritable début du récit, durant le long chemin, à travers la montagne, qui conduit le protagoniste et son com- pagnon vers le vaisseau spatial, la nature apparaît hostile, effrayante, et semble annoncer le tragique destin des personnages. Quant au vais- seau lui-même, dont le nom donne son titre au roman, il n’est l’objet d’aucune description scientifique, mais, au contraire, immédiatement personnifié : « Era questa una macchina di umor bizzarro, tale almeno sembrava a me dai suoni che emetteva mentre Filano attorno ad essa lavorava, dai suoi sbuffi e dalle sue varie reazioni ; a me, dico, che poco o punto conoscevo le sue multiformi e complicate viscere2. »

1. « Le restaurant n’était qu’un restaurant, avec beaucoup de spécialités. Les amis étaient communs... ».Ibid., p. 100.

2. « C’était une machine d’humeur bizarre ; c’est du moins ce que je ressentais à partir des sons qu’elle émettait tandis que Filano travaillait autour d’elle ; bizarres me paraissaient ses halètements et ses diverses réactions, à moi qui connaissais mal ou même pas du tout ses entrailles multiformes et compliquées. » Cancroregina, Florence, Vallecchi, 1950, p. 36. Traduit par Viviana Pâques,La femme de Gogol et autres récits,op. cit.p. 82.

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Le narrateur parle aussi du regard « de démon » de Cancroregina, et il n’y aura donc guère de surprise lorsque, plus tard, la machine se mettra à parler, révélant ses sentiments hostiles.

Un autre procédé classique que Landolfi utilise, tout en le pliant à ses propres règles, est celui de la prétérition. Il s’agit alors de poin- ter le caractère « indescriptible » d’un objet, ou bien le manque de compétence d’un descripteur. Ce n’est en général que le signe qu’une description va suivre, malgré tout. Or, chez Landolfi, ce procédé est pris en quelque sorte au pied de la lettre. On a vu, déjà, qu’au début desDue Zittelle, le narrateur renonce à décrire minutieusement des lieux si « écœurants » et préfère se borner à l’essentiel. L’écrivain va plus loin encore dans « La morte del re di Francia », intégrant à son récit cette impossibilité même de décrire : « E qui lo scrivente vor- rebbe poter disporre d’una tavolozza dai colori smorzati e cristallini, luminosi eppur diafani ». Plus loin : « ci vorrebbero invece i foschi colori di cui certo dispone qualche gran prosatore dei nostri tempi.

Nella sua pochezza lo scrivente si vede costretto a perdere un’altra bella occasione, e, per quanto la sua posizione rischi di divenire inso- stenibile, a declinare anche questo incarico1. »

On voit bien ici que la prétérition, loin d’être un simple prétexte à décrire, est mise en scène et crée ainsi un effet de distance et d’ironie typiques du ton de Landolfi. Le voleur qui raconte un étrange épisode de sa vie dans « Ombre » renonce, lui aussi, n’étant pas « homme de plume », à mieux dépeindre la vaste demeure dans laquelle prend place son aventure. Landolfi va même jusqu’à refuser explicitement toute description lorsque, par exemple, il commence ainsi l’un de ses récits : « Un giovane (del quale è qui inutile fornire le generalità) uscí un pomeriggio di casa senza meta2. » Or, Philippe Hamon note à juste titre que l’usage de la prétérition fait que « le texte, tout en prenant ses distances à l’égard des “possibles” descriptifs, introduit dans l’énoncé

1. « Et ici celui qui écrit voudrait pouvoir disposer d’une palette aux couleurs douces et cristallines, lumineuses mais diaphanes. [...] Il faudrait au contraire les sombres couleurs dont disposent certainement quelques grands prosateurs de notre époque. Dans son insuffisance celui qui écrit se voit contraint de perdre une autre belle occasion, et, bien que sa position risque de devenir insoutenable, de décliner aussi cette tâche ». « La morte del re di Francia », inDialogo dei massimi sistemi, op. cit.p. 35-36.

2. « Un jeune homme (dont il est inutile de fournir ici les caractères généraux), sortit de chez lui un après-midi sans but ». « Figlia amorosa », inDel meno, Milan, Rizzoli, 1978, p. 34. Nous reviendrons sur cette sorte de « nonchalance » de Landolfi envers ses personnages, caractéristique de son ironie.

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1 La description

un fragment de métalangage qui vient compromettre l’effet de réel, ou de naturel, du texte1». On retrouve la dualité de Landolfi qui, à l’intérieur même d’un procédé de recherche de réalisme, insinue le doute, le soupçon.

Les divers pseudo-traités scientifiques qui émaillent son œuvre par- ticipent également à cette remise en cause de la description. Que ce soit dans « Da : “L’astronomia esposta al popolo” » (Il mar delle blatte), « Da : “La melotecnica esposta al popolo” » ou « Nuove rivela- zioni sulla psiche umana. L’uomo di Mannheim » (La spada), on voit comment la description, portée à son comble, ne veut plus rien dire et touche à l’absurde (lorsque, par exemple, l’un de ces faux savants décrit, avec force précisions et termes scientifiques, le poids ou la cou- leur des notes de musique). Landolfi, par le chemin de l’ironie, rejoint la critique de Valéry qui constatait que « le désir de réalisme conduit à chercher de plus en plus puissants moyens de rendre; le rendu mène à la technique. La technique mène à la classification, à l’ordre.

L’ordre mène au systématique. [...] Et parti du reproduire exactement quelque fait, on arrive à une sorte de gymnastique qui comprend le faux et le vrai2».

Mais toute forme de description n’est pas rejetée par Landolfi qui peut aussi y trouver, dans sa pratique particulière, une voie d’accès différente à une certaine réalité.

1.3 Présentation, dévoilement

Si les descriptions sont finalement assez peu nombreuses à l’échelle de toute l’œuvre narrative de Landolfi, certaines restent cependant particulièrement emblématiques, surtout lorsqu’elles sont porteuses d’angoisse, de terreur, de répulsion devant une réalité difforme et monstrueuse. Il s’agit souvent alors de ces animaux bien réels, mais qui font aussi partie de l’imaginaire de l’homme : araignées, cafards, rats, crapauds etc. ; ou bien de situations relevant de l’horreur (par exemple dans « Un petto di donna », « L’eterna provincia »...). La description est alors toujours extrêmement précise et détaillée, et en même temps, la rigueur d’entomologiste est intimement liée à la vision propre au personnage du récit. Citons par exemple (mais c’est un thème très présent chez Landolfi) :

1. P. Hamon,Du descriptif,op. cit., p. 124.

2. P. Valéry,Tel Quel, cité par P. Hamon,ibid., p. 52.

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Lorenzo guardò finalemente la trista creatura ; (il s’agit d’un cra- paud) e un invicibile orrore lo penetrò alla vista di quella faccia stra- volta e feroce, dagli occhi guasti e ardenti, dai lineamenti rattratti e quasi convulsi (« La paura1»).

Come sopportare infatti lo spettacolo di un ragno innocente che, schiacciato a mezzo da una malaccorta scopa, cerca ancora di fug- gire, seminando il pavimento delle sue proprie zampe e bagnandolo di un liquido gialliccio (il suo sangue !), arrancando disordinatamente sulle poche zampe che gli son rimaste, per poi giacere infine colle zampe in croce, morto ? (« La morte del re di Francia2»).

Una mammella : ma era una mammella di donna il qualcosa che, nudo ed abbietto, abbiettamente nudo, nudamente abbietto, mi stava davanti nella luce dorata ? Al contrario, turpi grinze segnavano, verso la punta, quella pallida carne bensí rigonfia ma è per morbo ; e smorta, malata, appariva l’areola che in petto davvero femminile ha vivezzza di gengiva, qui perfino contornata da lunghi peli neri ; e per ultimo orrore, per ultima ignominia, nel luogo del capezzolo (supremo vanto) era una sorta di buio e flaccido fesso, simile a bocca di vecchio sden- tato (« Un petto di donna3»).

L’adjectivation abondante, le lexique précis et imagé à la fois, frappent particulièrement. On remarque, notamment, dans la der- nière description, assez brève mais d’une absolue précision, la recherche de la meilleure représentation possible de cette vision inouïe (avec, par exemple, des essais d’interversion des adjectifs et des adverbes, qui traduisent aussi l’effarement du personnage).

1. « Lorenzo regarda finalement la pauvre créature ; et une invincible horreur le pénétra à la vue de cette face bouleversée et féroce, aux yeux malades et ardents, aux traits déformés et presque convulsés ». « La paura » inLa spada, Milan, Rizzoli, 1976, p. 60.

2. « Comment supporter en effet le spectacle d’une innocente araignée qui, à moi- tié écrasée par un balai maladroit, cherche encore à fuir, parsemant le sol de ses propres pattes et le mouillant d’un liquide jaunâtre (son sang !), se traînant tant bien que mal sur les quelques pattes qui lui restent, pour enfin s’immobiliser, les pattes en croix, morte ? » « La morte del re di Francia » inDialogo dei massimi sistemi, op. cit., p. 30.

3. « Une mamelle : mais était-ce bien une mamelle de femme, cette chose qui, nue et abjecte, abjectement nue, nudément abjecte, se tenait devant moi dans la lumière dorée ? Au contraire, d’ignobles rides marquaient, vers la pointe, cette chair pâle, gonflée mais comme d’un incurable mal ; et blafarde, malade, apparaissait l’aréole qui, dans une vraie poitrine de femme, a la couleur vive d’une gencive, mais qui ici, était même entourée de longs poils noirs ; et, ultime horreur, ultime ignominie, à la place du mamelon (suprême orgueil), il y avait une sorte de fente sombre et flasque, comme une bouche de vieillard édenté ». « Un petto di donna » in A caso, Milan, Rizzoli, 1975, p 128.

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1 La description

On est toujours ici dans la représentation du réel, mais d’un réel parallèle à celui de l’homme, d’un monde pas toujours perceptible par celui-ci, que la description vient mettre en lumière, comme par un effet de loupe. On retrouve alors la mimesis dans la première accep- tion rappelée par Derrida : mise au jour, dévoilement, permettant à ce qui est caché d’apparaître.

Dans l’entre-deux de l’imitation et du dévoilement peut se placer la description de la nature, à la fois image et apparaître. La nature, elle aussi, fait partie de ces mondes un peu en marge de celui de l’homme, et sa place est importante dans de nombreux récits de Landolfi. Pre- nons le long passage qui se trouve au centre du roman La pietra lunare1: ces six pages qui ouvrent le chapitre six se présentent en rupture avec le reste du récit : elle commencent par un « chi » général, tout est au présent. Les deux personnages principaux sont totalement effacés au profit de sujets indéfinis, puis de « nous », qui eux-mêmes laissent place totalement à la nature dans les derniers paragraphes. Il y a progression dans l’espace (nombreux déterminants de lieu) mais pas dans le temps : cette pénétration de la nature s’effectue hors du temps, hors de toute mesure. On suit un guide invisible qui avance dans le paysage décrit et finit par se dissoudre dans celui-ci. Inverse- ment, la nature n’existe qu’à travers celui qui la voit, la sent, l’entend (à noter, l’importance des verbes de sensation). Et donc, elle ne se transmet plus que par le langage, qui va chercher à s’en faire l’image.

Les phrases sont longues et tortueuses comme le labyrinthe des sen- tiers et des buissons. Les sonorités sont rocailleuses et piquantes (« ed è solo pietrame pietrisco erbuccia bruciata e qualche raro sterpame di carpini e di stipa, il sole nel gran silenzio sembra ronzare... »).

Est-on, ici, dans la re-production ou dans le dévoilement ? Le sujet, à travers les mots, est entré dans la nature et se l’est appropriée, mais la nature à son tour devient humaine : c’est une enfant, une sœur, elle a un corps, et surtout, elle aussi va participer du langage : « mostra in eterno il suo deretano, elemento imprevisto e grottesco nella conver- sazione2. » La nature parle donc avec le derrière.

Et chaque parole des deux « jeunes », qui réapparaissent à ce moment-là, est soumise à ce derrière qui « pèse », et qu’on ne peut plus négliger.

1. La pietra lunare,op. cit., p. 82 à 87.

2. « elle montre éternellement son derrière, élément imprévu et grotesque dans la conversation. »Ibid., p. 87.

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La description ici n’est plus pratique de scientifique, mais mouve- ment qui fait surgir un monde dans lequel le sujet est entré.

Une démarche presque identique se trouve dans la dernière partie de « La morte del re di Francia ». Cette fois, c’est Tale, le personnage principal, qui finit par se dissoudre dans la blancheur d’un paysage de neige, tandis que son corps, qui semble se liquéfier, est pris petit à petit par le gel.

Décrire, ainsi, n’est plus la démarche qui vient voiler l’objet, l’en- fouir sous une multiplication de détails, mais bien dévoilement, surgis- sement1. Le modèle et la reproduction ne sont plus vraiment distincts, imitant et imité se rapprochent, se croisent.

Landolfi joue aussi à multiplier ces rapports imitant/imité. On a, dansDes mois, une description présentée comme extraite d’un « rac- conto inseguitabile » (récit impossible à suivre). Le mot « racconto » que Landolfi évite ailleurs2, est ici mis en valeur pour un texte qui n’a rien d’un récit. Il s’agit de la description d’une fresque, apparem- ment de style oriental, description sinon « inseguitabile », du moins où l’on se perd facilement. Or c’est justement la caractéristique de la peinture elle-même qui ouvre des espaces « inconcepibili », (« incon- cevables ») donnant le vertige (« spazi interminati — vastità senza limiti... » : espaces sans fin, étendues sans limites...). Cette fresque, pour qui la regarde, est absurde, et prouve la folie du peintre ; et en même temps, elle est aussi admirable.

Voilà donc un texte, présenté comme une partie d’un récit, récit qui n’est que la re-production (à travers la description) d’une pein- ture, image elle-même d’un paysage, paysage inconcevable, et pour- tant doublement représenté dans ce jeu de miroirs entre peinture et littérature.

Si la description codifie, enferme, voile l’objet, la description de la description, en revanche, touche à l’absurde, à la folie (« il che tutto francamente, è assurdo, è folle » : « tout cela, franchement, est absurde, est fou) ». On se perd dans le paysage représenté deux fois.

La double représentation semble ici une anti-description : elle sup- prime les limites, elle ouvre (« Si direbbe che attraverso queste varie figurazioni il pittore non altro si proponesse se non di aprir l’animo del riguardante a spazi interminati, a vastità senza limiti... da dare

1. F. Ducros : « D’un geste, un paysage : écrit, non décrit, peint, non dépeint. » (PrévueNo26 : « Triptyque »).

2. Voir le début de « La piccola apocalisse », avec « la scena » ou « il discorso ».

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1 La description

veramente il senso di regioni senza approdo1»)... Elle dévoile, elle dédouble par redoublement.

« Che significa ultimamente tutto ciò ? » (que signifie, en dernier res- sort tout cela ?) questionne la dernière phrase du passage : rien, parce que la description, dans la multiplication des niveaux de reproduction, a perdu son caractère de démarche scientifique — la recherche de signification laisse place à la tentative de production de réel. Cepen- dant, les deux sources de mimesis, peinture et littérature, en s’annu- lant l’une l’autre dans le redoublement, ne remplissent plus leur rôle de médiateurs. Le réel, démasqué, est inconcevable.

Ainsi, on voit comment Landolfi questionne la description en tant que mode traditionnel de représentation. Il la remet en cause tout en l’intégrant en même temps dans sa propre pratique (démarche que l’on retrouvera d’ailleurs à tous les niveaux de son travail). On peut noter en effet que les objets privilégiés de ses descriptions constituent des motifs récurrents chez lui, comme les vieux manoirs, la nature, les animaux repoussants, la mort : autant de thèmes qui semblent l’obséder, et sur lesquels nous reviendrons.

Par ailleurs, Philippe Hamon remarque que « la description est toujours, plus ou moins, ostentation, de la part du descripteur, de son savoir, démonstration tout autant que “monstration” de l’étendue d’un lexique, démonstration aussi de son savoir-faire rhétorique2».

Elle est effectivement pour Landolfi le lieu privilégié où s’exerce son extrême virtuosité littéraire : à la fois occasion d’expérimentation sur le langage, comme nous le verrons, et jeu, aussi, avec le lecteur car, alors, « c’est la description qui défie le descriptaire3».

Enfin, on peut y discerner une certaine orientation, un cheminement dans la recherche, de l’imitation (plus ou moins contestée) vers le dévoilement, direction que l’on va retrouver à d’autres niveaux de son travail sur les divers modes de représentation.

1. « On dirait qu’à travers ces diverses figurations, le peintre ne se proposait rien d’autre que d’ouvrir l’esprit de celui qui regarde à des espaces sans fin, à des éten- dues sans limites... au point de lui donner vraiment le sentiment de régions inabor- dables ».Des mois, inOpere II,op. cit., p. 683.

2. P. Hamon,Du descriptif,op. cit., p. 43.

3. Ibid.

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2 Le portrait

Comme la description dont il est une forme, le portrait appartient à la grande tradition narrative duXIXesiècle, et Landolfi va l’utiliser aussi dans ses récits. Mais là encore, sa pratique va souvent l’excéder, pour le faire participer à sa propre logique.

On sait que le portrait, « qui est expansion, qui se présente sous la forme d’une description, joue un rôle important dans la construction de “l’effet-personnage1” ». Or, on peut en noter la relative rareté chez Landolfi. Cela peut s’expliquer tout d’abord par le très grand nombre de narrateurs à la première personne, dont aucun ne se dépeint phy- siquement (sauf celui qui raconte l’histoire de « Maria Giuseppa », le tout premier récit de Landolfi, mais dont on sait seulement qu’il a « le nez en poivron »). Quant aux récits à la troisième personne, là encore, les portraits de protagonistes sont quasi inexistants, et seuls sont pré- sentés les autres personnages (en général des femmes), à travers le regard de celui sur lequel est focalisé le récit, vision toute subjective, donc. Ainsi, plus encore que pour la description, il semble que Lan- dolfi évite la pratique traditionnelle du portrait, celle, en tout cas, qui participe à la création de « l’effet-personnage ».

Le récit « Un omicidio » (Del meno), certes, pourrait constituer une exception. En effet, son personnage principal, dont on ignore le nom, se regarde dans une glace (procédé typique du roman classique pour introduire un portrait), et aperçoit son visage : « S’era guardato, imper- donabile leggerezza, nello specchio esterno d’una bottega. Ebbene, non parliamo delle occhiaie livide, della lingua patinata, dell’intero volto franante2. » Mais loin d’être un « effet de réel », ce portrait mor- celé d’un visage « odieux » ne nous renvoie que le désespoir inexpli- qué du personnage et peut seulement, à la rigueur, servir de vague explication au crime gratuit que celui-ci va bientôt perpétrer sur un inconnu.

Si la technique classique du portrait est donc quasiment absente de l’œuvre de Landolfi, du moins pour les personnages principaux, on ne peut dire pour autant que l’écrivain abandonne totalement cette forme. Mais il l’utilise de manière différente que la tradition réaliste.

1. P. Hamon,Le personnel du roman,op. cit., p. 150.

2. « Il s’était regardé, impardonnable légèreté, dans le miroir extérieur d’une bou- tique. Eh bien, ne parlons pas de ses cernes livides, de sa langue chargée, de l’écrou- lement de son visage tout entier ». « Un omicidio »,Del meno,op. cit., p. 21.

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2 Le portrait

On a vu précédemment un exemple de description « au second degré » du paysage d’une estampe orientale. Le portrait est aussi une pratique commune à la peinture et à la littérature. Ainsi, dans Rac- conto d’autunno, le narrateur, qui a trouvé refuge dans un manoir habité seulement par un vieil homme inhospitalier, en vient au cours de son récit à décrire un portrait de femme qu’il découvre en visitant la maison. La représentation du réel par cette peinture est telle que le jeune homme se sent observé par cette femme, dont les yeux sont précisément ce qu’elle a de plus remarquable. De l’apparence et des traits physiques, on passe à son caractère et à ses sentiments, et enfin aux « langages infinis » que parlent ses yeux « aux sens et au cœur ».

Et le narrateur, fasciné, va en tomber amoureux.

C’est donc cette fois à travers le tableau que l’on est allé de la simple imitation à la mimesis créatrice qui fait vivre cette femme.

Or, on l’apprendra, celle-ci est morte, et son apparition dans le tableau est le point de départ de toutes les autres tentatives pour la recréer, qui constituent l’axe principal du roman. Ainsi le vieil homme, son mari, va essayer de la faire se réincarner par d’étranges pratiques tenant de la sorcellerie, au cours d’une scène qui rappelle beaucoup le style des romans fantastiques du XIXe (on pense, par exemple, à E. Poe). Puis, toujours en suivant le narrateur dans sa recherche, on saura que c’est la fille de cette femme, Lucia, qui permet à cette dernière de revivre en elle (par sa ressemblance, son nom...).

C’est encore par cette multiplication de niveaux de représenta- tion qu’un réel inconcevable se dévoile. Inconcevable puisque Lucia, morte, vit dans le tableau qui la représente, puis à travers sa fille.

(« Eppure la vera, la mia immagine di Lucia traspariva per me colla maggiore evidenza, vivente, dalle attitudini e dalle parole di costei1»...

dit le narrateur vers la fin du livre). Réel aussi lié une nouvelle fois à la folie, celle de la jeune fille. Mais cette apparente folie permet en fait à celle-ci d’avoir accès à une vérité ignorée de tous : « Pazza ! ... Ma perché no ? E come farei altrimenti a capire tutto tanto bene, a udire tutto nella notte, fin lo strisciare delle bestie furtive nel sotterraneo, a riconoscere all’odore gli uomini, gli animali e le cose ? [...] Sento i

1. « Et pourtant, la véritable image de Lucia, la mienne, transparaissait pour moi, avec la plus grande évidence, vivante, à travers les attitudes et les paroles de l’autre... »Racconto d’autunno, Milan, B.U.R. Rizzoli, 1975, p. 120.

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rumori che qualcuno voleva fare, ma che non ha fatto, sento l’odore dei morti, non l’odore cattivo, quello buono. Non posso spiegarlo1... » On retrouve bien la mimesis comme mise au jour de ce qui est caché, mais la mort tragique de Lucia (tuée par des soldats, peut- être aussi par l’autre Lucia, par son « imité » : « È la mamma ! » [c’est maman !] crie-t-elle en tombant) en marque également le caractère fragile et éphémère.

Les portraits chez Landolfi, on l’a dit, sont souvent féminins et la plupart sont liés à une forme de fascination : fascination par la beauté, mais aussi par l’horreur, ou par l’inconcevable, comme dans le cas de Gurù avec ses jambes de chèvre.

Pour Blanchot, « ce qui nous est donné par un contact à distance est l’image, et la fascination est la passion de l’image2».

Lucia, la femme du portrait, morte et pourtant vivante ; l’autre, sa fille, dans sa folie ; Gurù avec ses pouvoirs mystérieux ; « la donna nella pozzanghera » (héroïne du récit de D. dans « La piccola apoca- lisse ») qui connaît le langage des lumières et des couleurs : toutes ces femmes sont dans l’éloignement absolu, et y attirent, y absorbent ceux qui les voient, fascinés.

L’image qui est donnée de la jeune Rosalba, dans « La morte del re di Francia », est faite toute de grâce, de fraîcheur, de légèreté. Nous l’avons accompagnée dans sa salle de bain avec Tale, son père adop- tif, et, outre les yeux, c’est surtout le corps de l’adolescente qui res- plendit dans ces mille petits détails d’ombre et de lumière, de cou- leurs et de formes. La fascination naît bien ici du non-contact (ou du « contact à distance »), Tale est seulement un voyeur, et la condi- tion pour le rester est qu’il ne soit que cela. (« Ogni intimità decisiva avrebbe significato in fondo la distruzione di quella voluttuosa fami- liarità3»).

1. « Folle ! ... Mais pourquoi pas ? Et comment ferais-je, sans cela, pour tout com- prendre si bien, pour tout entendre dans la nuit, même le glissement des bêtes fur- tives sous la terre, pour reconnaître à leur odeur les hommes, les animaux et les choses ? [...] J’entends les bruits que quelqu’un voulait faire, mais qu’il n’a pas faits, je sens l’odeur des morts, pas la mauvaise odeur, la bonne. Je ne peux pas l’expli- quer... ».Ibid., p. 120-121.

2. M. Blanchot,L’espace littéraire, Paris, « Points » Seuil, 1955, p. 25.

3. « Toute intimité décisive aurait signifié au fond la destruction de cette volup- tueuse familiarité ». « La morte del re du Francia » inDialogo dei massimi sistemi, op. cit., p. 35.

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