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de l’impossible aux possibles

Dans le document Masques et miroirs (Page 118-130)

Chapitre VII

L’ironie

L’ironie est omniprésente dans l’œuvre de Landolfi, du début à la fin, et sous une infinité de formes. Si elle semble si essentielle à toute sa pratique d’écriture, c’est parce qu’on y retrouve la dualité, l’ambi-guïté, indissociables aussi de l’écrivain (et de l’homme).

Jankélévitch écrit, à propos de Socrate, sans doute le premier grand ironiste : « on retrouve dans sa fonction la disparité propre aux effets de l’ironie, selon que celle-ci nous délivre de nos terreurs ou nous prive de nos croyances1. » Ces deux aspects, l’un plutôt de destruc-tion et l’autre de délivrance, sont présents dans l’ironie landolfienne. On y trouve aussi toutes les gradations, de la plus légère et souriante, à la plus désespérée.

1 Satire et désillusion

Dans ses formes les plus inoffensives, elle prend l’aspect d’une satire non pas sociale (Landolfi se met toujours en retrait de la société de son temps), mais visant des catégories qui possèdent, ou croient posséder, un certain pouvoir intellectuel ou artistique. Les plus sou-vent représentés, et représentatifs, sont sans nul doute les « grands critiques », dont le premier spécimen apparaît dès le « Dialogo dei massimi sistemi ». Celui-ci est bien en effet « uno di quegli uomini per i quali l’estetica non ha segreti e sulle spalle dei quali riposa in pace la vita spirituale di tutta una nazione, conoscendo essi impostazioni e problemi quanto nessun altro2». Malgré toute sa science, son sourire

1. V. Jankélévitch,L’ironie, Paris, Champs Flammarion, 1979, p. 11.

2. Dialogo dei massimi sistemi,op. cit., p. 67. « Un de ces hommes pour lesquels l’esthétique n’a pas de secrets et sur les épaules desquels repose en paix la vie spirituelle de toute une nation, car ils connaissent mieux que quiconque les questions et les problèmes. »

mondain et les expressions étrangères qui émaillent son discours, ce n’est pas pour autant que le « grand critique » va pouvoir résoudre l’épineux problème posé par Y. et ses poésies en persan.

D’autres de ses semblables, avec lesquels Landolfi semble se réjouir de régler quelques comptes, vont apparaître cà et là, au fil de l’œuvre. Parmi les passages les plus féroces, on peut trouver par exemple, les réflexions du narrateur de Cancroregina qui estime que « la loro vera passione e l’ultimo bisogno dell’animo loro è di non capir nulla del tutto1» ; ou bien le portrait du « critique de profession » auquel s’adresse le poète de « La dea cieca e veggente » : « L’amico al quale Ernesto si rivolse per primo faceva il critico di professione ed era di conseguenza uomo quanto mai tetro. [...] Con tutte quelle belle parti-colarità, indizi senza dubbio di mente profonda, costui peraltro, udito il fatto, non poté che dichiarare la sua incompetenza2. » Et l’ironie devient carrément polémique lorsque dans « Conferenza personalfilo-logicodrammatica con implicazioni » (Le labrene), Landolfi se donne la peine d’expliquer que son récit « La passeggiata » (Racconti impos-sibili) n’est pas fait de mots « inventés », comme on avait pu le lui reprocher, mais appartenant bien tous à la langue italienne. Le titre donne le ton de tout le passage : il s’agit de faire rire le lecteur aux dépens de ces critiques si peu clairvoyants, qui sortent de là plus que ridiculisés (« Ammettiamo che al critico non sia richiesto un partico-lare fiuto filologico. [...] ma alle brutte un fiuto letterario, questo per-sonaggio che si autoproclama interprete dell’opera altrui, un fiuto let-terario dovrà averlo3? »...) Mais sous l’ironie, ici, perce l’agacement, sinon la colère, de Landolfi de voir son travail sur la langue si peu compris par certains. Et c’est bien pour cette raison, pour l’impor-tance qu’il donne à ce travail, qu’il a pris, ici comme à d’autres

occa-1. Cancroregina,op. cit., p. 72. « Leur vraie passion et le dernier désir de leur esprit est de ne rien comprendre du tout. »

2. « La dea cieca e veggente, » inIn società,op. cit., p. 184. « L’ami auquel Ernesto s’adressa en premier était critique de profession et, par conséquent, était un homme des plus sombres. [...] Avec toutes ces belles particularités, indices sans aucun doute d’un esprit profond, celui-ci, par ailleurs, après avoir écouté les faits, ne put que déclarer son incompétence. »

3. « Conferenza personalfilologicodrammatica con implicazioni » in Le labrene,

op. cit., p. 142. « Admettons qu’on ne demande pas au critique un flair particuliè-rement philologique. [...] Mais, au moins, un flair littéraire, il doit bien l’avoir, ce personnage qui s’autoproclame interprète de l’œuvre des autres ? »

1 Satire et désillusion

sions, « tanta pena a mostrare l’ignarità ed insipienza dei critici, la quale dopo tutto è da gran tempo acquisita agli atti1».

Une ironie comparable est celle qui prend pour cible, en les paro-diant, tous les langages sérieux et pompeux, que ce soit ceux de la science, de la philosophie, de la littérature ou des arts. C’est le cas de tous les faux traités, les fausses conférences, les faux dialogues philosophiques. Si le « Dialogo dei massimi sistemi » n’a de scienti-fique que le titre, beaucoup d’autres nouvelles offrent des pastiches de ces types de langages, ridiculisés, et là encore, on va en trouver tout au long de l’œuvre de Landolfi : de « L’astronomia esposta al popolo » (Il mar delle blatte) à « S P Q R » (Racconti impossibili), de « La tenia mistica » (La spada) à « Foglio volante » (Un paniere di chiocciole). Dans « La melotecnica esposta al popolo » (La spada) par exemple, nous n’avons qu’un court extrait du traité en question, puisqu’il ne commence qu’au « Cap. MCMLVIIII » pour s’achever au « Cap. MCMLXI » ! — suffisamment cependant pour goûter au style lourd et pompeux du savant mélomane qui nous informe sur le poids, la couleur, la saveur et autres caractéristiques des notes de musique. Un renvoi, en début de texte, rend par ailleurs hommage au célèbre — mais trop modeste — baryton profond Eugenio Montale !

Un autre exemple de cette ironie ludique et plutôt inoffensive des faux traités est celui de « Nuove rivelazioni sulla psiche umana : L’uomo di Mannheim » (La spada). Cette nouvelle, qui pastiche d’ailleurs un véritable traité, joue également avec le fantastique et la science-fiction, puisque des chiens dissertent savamment et avec force comptes rendus d’expériences, de la capacité des hommes à avoir une certaine intelligence, et même à savoir parler !

Si les prétendus traités scientifiques sont les plus nombreux, Lan-dolfi se plaît également à pasticher d’autres styles : certains discours politiques (« Le maiuscole » in A caso) ; le langage parlé, ou du moins celui qui peut apparaître tel dans de mauvais romans, comme les dialogues entre Ted et Joe, les personnages de « Un destino da pollo » (Racconti impossibili). On trouve même des parlers dialec-taux comme dans « Conflitto di competenze » ou « Pavo italicus » (ibid.) : mais dans les deux derniers cas, c’est plutôt la satire d’une certaine administration et du comportement de ses « petits chefs » qui domine.

1. Ibid., p. 143. « tant de peine à montrer l’ignorance et la stupidité des critiques, qui sont, après tout, un fait acquis depuis longtemps. »

Ce type d’ironie, qu’elle soit principalement ludique comme dans les pastiches, ou plus mordante quand elle s’attaque aux critiques, reste en quelque sorte externe à Landolfi lui-même et à son œuvre, et provoque surtout le sourire du lecteur, établissant ainsi une com-plicité entre celui-ci et l’écrivain. Cette comcom-plicité peut demeurer lorsque l’ironie commence à pénétrer la pratique même de Landolfi ; cependant, quand il arrive à la retourner contre lui, le sourire peu à peu se fige.

Ainsi, c’est sans doute aussi l’ironie qui marque l’attitude que Lan-dolfi adopte souvent vis-à-vis de ses personnages, en particulier en ce qui concerne leur nom. On sait que le nom des protagonistes d’un récit est en principe un élément essentiel pour installer un certain « effet de réel » (voir Mario de « A caso » par exemple). Dans les récits à la troisième personne, comme on l’a vu, on trouve surtout des pré-noms, mais aussi quelques noms improbables, plus faits, semble-t-il encore, pour faire naître le sourire que pour instituer un quelconque rapport au réel : Renato di Pescogianturco-Longino par exemple (« La spada ») ou Colomba della Terra di Sonnino (« Il matrimonio segreto » inLa spada).

Le personnage principal de « La morte del re di Francia », lui, se nomme simplement « Tale » : « poiché non è ben chiaro se si chia-masse Smith o Dupont o Rossi o Mueller o Gonzalez o Ivanov, lo chiameremo Tale1. »

Plus anonymes encore sont les très nombreux personnages dont le nom est désigné seulement par la lettre initiale. Cette désigna-tion peut comporter deux aspects. Elle participe dans certains cas à « l’illusion de réalité » (« A caso ») que souhaite donner l’écrivain à son personnage : le narrateur tait peut-être le nom de tel ou tel par souci de discrétion, (par exemple Y du « Dialogo dei massimi sistemi » ; « il signor T, il signor R »... dans plusieurs récits, peuvent entrer dans cette catégorie). Mais lorsque, comme dans « La piccola apocalisse », les personnages sont désignés respectivement par les lettres A, B, C et D ; lorsque dans « L’eterna bisca » (In società) le protagoniste rencontre le poète A, le peintre B, le comte de C, et le docteur D ; lorsqu’encore Madame A, dans « A quattro zampe » (Un paniere di chiocciole) surprend le juge B dans une singulière

posi-1. « La morte del re di Francia »,Dialogo dei massimi sistemi,op. cit., p. 27 : « comme on ne sait pas exactement s’il s’appelait Smith ou Dupont ou Rossi ou Muel-ler ou Gonzalez ou Ivanov, nous l’appelMuel-lerons Untel. »

1 Satire et désillusion

tion, le doute est évidemment jeté sur l’hypothétique véracité de ces prétendues initiales. Au lieu d’un « effet de réel », on a au contraire l’impression d’une sorte de nonchalance de l’auteur (la « souveraine nonchalance » du geste du joueur dont parle Calvino) : puisque tout cela n’est qu’illusion, il ne cherche même plus à trouver des appel-lations qui, justement, fassent illusion. Le résultat, et l’intention sans doute, sont les mêmes pour les deux interlocuteurs de « Una Dulci-nea » (Un paniere di chiocciole) nommés simplement « il Primo, il Secondo ».

Mais cette minimisation de l’importance du nom entraîne celle aussi des personnages, dont la désignation peut même d’ailleurs être encore plus générique : l’avocat, le poète, l’ami... Dans « Figlia amo-rosa » (Del meno), comme nous l’avons vu, l’avertissement est clair : rappelons que le récit commence par « Un giovane (del quale è qui inutile fornire le generalità) uscí1»... Ce détachement de l’écrivain vis-à-vis de ses personnages provoque leur effacement en tant qu’êtres « de chair et d’os », au profit d’entités plus ou moins abstraites, ce qui ruine toute illusion de réalité. La mise en crise du personnage classique par son absentement est certes un trait distinctif de la litté-rature narrative moderne, mais le recul ironique de Landolfi la met tout particulièrement en évidence : puisque ces êtres n’existent pas de toute façon, pourquoi ne pas les désigner simplement par ordre alphabétique, aussi bien que par tel autre mode aussi peu signifiant ? Landolfi joue également avec les conventions narratives au moyen des titres de ses romans et de ses nouvelles. En principe, le titre oriente plus ou moins le lecteur vers un certain contenu, donne une idée du thème, ou le nom du personnage principal, et c’est encore sou-vent le cas chez Landolfi, le plus traditionnel à cet égard (mais aussi le plus rare) étant le premier de tous les récits : « Maria Giuseppa ».

Nous avons évoqué, déjà, « Dialogo dei massimi sistemi », mais dans le même recueil « La morte del re di Francia », explicité par une note, est de la même veine. On peut citer encoreBreve canzoniere, en fait un roman dialogué ; « Fulgide mete » (Racconti impossibili), une fausse conférence ; « Foglio volante » (Un paniere di chiocciole), un petit traité ; ou encore « Rotta e disfacimento dell’esercito » ( Rac-conti impossibili) où, dans un premier temps du moins, le lecteur est dérouté devant ce modèle de prose lyrique sur lequel s’ouvre le récit.

1. « Figlia amorosa » inDel meno,op. cit., p. 34 : « Un jeune homme (dont il est inutile de fournir ici les caractères généraux) sortit... »

Dans la plupart des cas, cependant, Landolfi s’explique au moyen de notes qui ne font que confirmer le jeu et l’ironie de ces titres. « La morte del re di Francia », par exemple, est suivi d’un astérisque qui renvoie à une fausse note d’éditeur d’une fausse revue, qui ne nous informe en fait que du caractère long et ennuyeux qui marque cette nouvelle1. Dans le même recueil, « Night must fall » renvoie aussi à une prétendue note de l’éditeur, expliquant une erreur de traduction qui serait à l’origine du choix de ce titre (« il faut que nuit se passe »). En fait, ces « notes d’éditeur » désignent ironiquement l’écrivain, plus qu’elles ne le masquent. Cependant, la plupart du temps, c’est bien lui-même qui n’hésite pas à intervenir directement dans ses récits, et c’est alors, sans doute, que l’ironie landolfienne s’exprime de la manière la plus ouverte et la plus originale.

Tout au long de l’œuvre de Landolfi, en effet, innombrables sont les apparitions du « scrivente2», ainsi qu’il se dénomme lui-même, à travers toutes les modalités possibles : parenthèses, notes, digressions à la première personne, changements de typographie...

Dès « Maria Giuseppa », en fait, c’est le personnage-narrateur qui fait des remarques sur son propre style, s’adressant à un public sup-posé : « In fede, Signori, sono soddisfatto di questa frase. È una frase come quella che adoperano gli scrittori3. » Plus loin, apparaissent les premières parenthèses : « (che vi pare di questo doppio senso, Signori4?) » Mais « lo scrivente » se dévoile pour la première fois dans « La morte del re di Francia », la plupart du temps pour s’excuser de son incapacité à s’exprimer comme il le voudrait, mais aussi pour donner son avis sur le contenu même de la nouvelle. Par exemple : « è un mistero che lo scrivente non è riuscito a chiarire ; [...] ma sia

1. « Veramente, il titolo originale della composizione è 00 (prefatto). Ma una rivista come Caratteri ha bisogno di titoli tondi e distesi : e quest’unico motivo ci ha indotti alla sostituzione che s’è vista (“ma questa è la morte del re di Francia !” si usa dire delle musiche lunghe e noiose). » « La morte del re di Francia »,Dialogo dei massimi sistemi,op. cit., p. 25. « En vérité, le titre original de la composition est 00. Mais une revue comme Caractères a besoin de titres ronds et longs : c’est cet unique motif qui nous a conduit à la substitution que l’on a vue (“mais c’est la mort du roi de France !” dit-on habituellement des musiques longues et ennuyeuses). »

2. Peut-être par une sorte de fausse modestie ironique, toujours, « scrivente » paraissant moins noble, plus « manuel » que « scrittore ».

3. « Maria Giuseppa » inDialogo dei massimi sistemi,op. cit., p. 19 : « Par ma foi, Messieurs, je suis satisfait de cette phrase. C’est une phrase comme celles qu’utilisent les écrivains. »

1 Satire et désillusion

permesso allo scrivente di dubitarne ; [...] E qui, lo scrivente vorrebbe poter disporre d’una tavolozza dai colori1... » Ces interventions sont incluses dans le récit ; plus loin, apparaissent des notes : « Giusto ! — interviene, come sempre a sproposito, lo scrivente — ; [...] lo scrivente si scusa ancora una volta2... » Plus loin encore, à l’intérieur du texte, Landolfi joue avec la convention du narrateur « omniscient » : « Si inizia qui quella fase della vicenda narrata che si potrebbe chiamare della camminata orizzontale, e lo scrivente, in mancanza di coscienza nel suo eroe, è costretto a far capolino col suo grossolano modo d’im-maginare le cose3. » Et enfin, dernière apparition du « scrivente » dans ce récit, la note finale, assez longue, qui corrige en quelque sorte toute l’histoire de ses personnages, en les rendant banals, voire ridi-cules. Tous les exemples pris dans cette nouvelle, et qui apparaissent donc dès le premier recueil, sont intéressants parce que particulière-ment représentatifs de toutes les futures interventions qui vont jalon-ner jusqu’à la fin l’œuvre narrative de Landolfi. Rappelons, parmi les plus importantes, la note à la fin de Le due zittelle, ou « A caso », avec l’alternance du récit proprement dit, et des passages en italiques qui le commentent au fur et à mesure.

Ces apparitions de l’écrivain à l’intérieur de ses récits peuvent par-fois avoir une fonction d’ancrage dans le réel (comme on l’a déjà vu), car, établissant grâce à l’ironie une certaine complicité avec le lecteur, elles restituent à celui-ci un rôle d’interlocuteur presque actif, en tout cas inclus dans la situation d’énonciation. Cependant, et tout à la fois, cette même ironie détruit aussi l’illusion de réel. Philippe Hamon rap-pelle que « le “cahier des charges” réaliste [...] suppose l’absence de (l’)instance d’énonciation, sous peine d’introduire dans l’énoncé un brouillage, un “bruit”, une inquiétude4» ; et pour Genette, « la mime-sis (se définit) par un maximum d’information et un minimum

d’infor-1. « La morte del re di Francia »,ibid., p. 30, 33, 35. « C’est un mystère que celui qui écrit n’a pas encore réussi à éclaircir ; mais qu’il soit permis à celui qui écrit d’en douter. Et ici, celui qui écrit voudrait pouvoir disposer d’une palette aux couleurs... » 2. Ibid., p. 43, 50. « Exact ! — intervient, comme toujours hors de propos, celui qui écrit ; celui qui écrit s’excuse encore une fois... »

3. Ibid., p. 58. « Commence ici cette phase de la narration que l’on pourrait nom-mer de la marche horizontale, et celui qui écrit, étant donné l’absence de conscience de son héros, est obligé de s’immiscer avec sa manière grossière d’imaginer les choses. »

4. Philippe Hamon, « Un discours contraint », Littérature et réalité, op. cit.

mateur1». Nous sommes loin, ici, de cette absence, d’autant plus qu’il s’agit, le plus souvent, d’une ironie qui vise le « scrivente » Landolfi lui-même.

2 Cynisme et détachement

Effectivement, c’est contre son propre style, contre sa propre insuf-fisance, que Landolfi ironise le plus souvent. Même quand il n’appa-raît pas ouvertement dans ses récits, il joue cyniquement à créer des ruptures de ton, des chocs de style, où un langage des plus communs, voire familier, vient par contraste ridiculiser le sien, toujours si recher-ché. C’est le cas, par exemple, on l’a vu, dans « Colpo di sole » (La spada) qui, à la description lyrique du vol de la chouette, fait succé-der l’attitude et le langage, aussi grossiers l’un que l’autre, des chas-seurs qui l’ont tuée pour rien. Beaucoup plus tard, « Rugiada d’oro » (A caso) présente le dialogue entre un « prophète de la Nouvelle Reli-gion » et un autre personnage au langage beaucoup moins illuminé, qui l’interrompt sans cesse pour critiquer son style, le choix de ses mots, sa façon de raconter... (et cette attitude n’est pas sans rappeler, bien sûr, les propres interventions de l’écrivain dans ses textes).

Landolfi va jusqu’à se pasticher lui-même, comme pour mieux détruire encore ce qui lui reste d’illusions. Il se moque ainsi de son travail littéraire, auquel pourtant, on l’a vu, il attache en même temps tellement d’importance : c’est toujours la dualité landolfienne, son déchirement incessant entre des pôles opposés. L’écrivain correspond bien alors à la définition que donne Jankélévitch du cynisme : « Les deux personnages de l’ironie, agent et patient, ne font qu’un dans le cynisme. Le cynisme est une conscience déchirée, qui vit tragique-ment, intensétragique-ment, passionnément son propre scandale2. »

Le plus haut degré, sans doute, de cette ironie désespérée qui déchire Landolfi, se trouve dans le dernier récit du recueilRacconti impossibili : « Rotta e disfacimento dell’esercito ». L’écrivain, après s’être pastiché lui-même dans l’emploi d’un italien littéraire plus que soutenu, exagérément lyrique, s’interrompt brusquement pour laisser

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