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Renvois déclarés

Dans le document Masques et miroirs (Page 144-147)

La littérature, miroir de la littérature

2.1 Renvois déclarés

Parfois, les renvois sont explicites, comme c’est le cas dès le pre-mier recueil. La toute première nouvelle publiée par Landolfi, « Maria Giuseppa », est datée de 1929 et ouvre le recueil Dialogo dei mas-simi sistemi. Elle porte déjà en germe de nombreux thèmes que l’on retrouvera au fil de l’œuvre, comme c’est le cas d’ailleurs de presque tous les récits de ce recueil. Nous reviendrons sur l’importante récur-rence de certains motifs chez Landolfi. Notons déjà qu’apparaissent ici pour la première fois le je-narrateur (le premier mot du récit, et donc de toute l’œuvre publiée par Landolfi, est : « Io ») ; mais aussi le personnage désœuvré et psychotique, dans un grand manoir isolé en province ; l’idée de mort liée à la culpabilité et au sexe ; l’attraction-répulsion éprouvée par le protagoniste ; la volonté de désacralisation (le viol de Maria Giuseppa a lieu pendant une procession) ; l’ironie déjà sous-jacente... : tous thèmes landolfiens par excellence, et que l’on retrouvera dans maints récits successifs.

La sixième nouvelle du même recueil, « Settimana di sole », est sous-titrée, comme l’indique une note, « Maria Giuseppa II ». Il y a certes, entre ces deux récits, certains points communs : c’est encore un narra-teur à la première personne, qui vit lui aussi solitaire dans un manoir, en compagnie de sa seule servante pour qui il éprouve également un désir coupable. Mais les différences sont aussi nombreuses. Mis à part la grande jeunesse et le charme de la petite servante qui, elle, ne sera pas violée, d’autres motifs se dessinent ici qui seront égale-ment récurrents : la forme du journal, le fantastique avec les fanto-matiques Ancêtres, la folie du héros qui devient manifeste à la fin. Les ressemblances entre les deux « Maria Giuseppa » ne sont donc

pas si grandes, à part des thèmes généraux que l’on retrouve dans beaucoup d’autres récits, pour justifier un titre (ni même un sous-titre) commun. Il semble en fait que Landolfi, dès son premier recueil, commence déjà à poser quelques jalons pour établir cette relation de réflexivité qui ne fera que s’amplifier. Vingt-cinq ans plus tard, dans

Ombre, on trouve « La vera storia di Maria Giuseppa », qui n’est pas un « Maria Giuseppa III », mais entretient plutôt avec le premier récit un rapport de métatextualité. Il s’agit en effet d’un commentaire cri-tique avec citation et résumé, où Landolfi exerce bien sûr son habi-tuelle auto-ironie qui cache cependant mal son attachement à ce récit de jeunesse : « il mio primo ! » s’exclame-t-il, pour ensuite le quali-fier de « fantasia torbida e di basso volo1. » Il en montre ensuite le caractère prophétique, car ici, comme nous l’avons déjà évoqué, la littérature n’a pas imité le réel, mais l’a au contraire devancé.

La même relation de commentaire se retrouve entre « Conferenza personalfilologicodrammatica con implicazioni » (Le labrene, 1974) et « La passeggiata » (Racconti impossibili 1966) avec, on s’en sou-vient, une dimension polémique contre les « critiques » qui ont voulu interpréter sans comprendre. Landolfi, ici, veut justement être com-pris et ce retour de huit ans en arrière lui permet de lever, pour une fois, toute ambiguïté.

Ces jeux de miroirs et de va-et-vient se font aussi entre des titres, ou des épigraphes.

Ainsi, pour prendre par exemple de faux traités, le titre « Da : l’as-tronomia esposta al popolo » (Il mar delle blatte), sert de modèle sur lequel est calqué « Da : la melotecnica esposta al popolo », dans le recueil suivant (La spada) : le lecteur n’est donc pas étonné d’y retrouver, comme on le sait, le même savant Iflodnal.

Dans ces deux mêmes recueils, la chienne Châli de « La tempesta », que son maître est certain de pouvoir faire parler (annonçant aussi en cela « L’uomo di Mannheim »), sera reprise en écho dans l’épigraphe à « Lettera di un romantico sul gioco » (« alla memoria di Châli 18... ») ; la chienne de chasse que Giovancarlo (La pietra lunare) est heureux de retrouver à l’aube après sa terrible aventure nocturne, porte aussi ce nom.

La dernière phrase du « commiato » deOmbre: « Non v’è più meta alle nostre pigre passeggiate se non la realtà2» explique le titre donné

1. « Fantaisie trouble et de bas étage ».Ombre,op. cit., p. 133-134.

2 La mise en abyme

au recueil de chroniques publié six ans plus tard. Autre exemple d’écart chronologique encore plus grand, les premiers mots, entre guillemets, de « Un tranello » (Un paniere di chiocciole, publié en 1968) sont ceux du vers d’Anna Akhmatova traduit en italien, qui était déjà mis en épigraphe à « Settimana di sole » (récit qui lui-même reflé-tait en partie « Maria Giuseppa »...)

Dans l’un des « elzeviri » deDel meno, le dernier recueil publié de son vivant, Landolfi évoque un séjour à Londres fait dans sa jeunesse, à l’époque où il commençait à écrire ses tout premiers récits. Or, un fait qu’il présente comme « décisif » reste lié à cette période : pour occuper une soirée d’ennui, il avait lu à un ami la nouvelle « Mani » (publiée plus tard dansDialogo dei massimi sistemi). Le jeune Lan-dolfi est évidemment plein de doutes et d’appréhension (« man mano che leggevo, sempre più misero, inadeguato, inutile m’appariva il mio scritto1»). Mais l’ami, au début plutôt goguenard (« pensando “Da noi i Gogol nascono come funghi2” ») change d’attitude au fur et à mesure et, finalement admiratif, prédit à Landolfi qu’il pourra « aller loin ». Et même si celui-ci ne manque pas d’ironiser, quarante ans plus tard, sur ces illusions perdues et cette vie « jetée au vent », cela ne l’empêche pas de revenir avec émotion sur ce moment heureux : « Quelle sera fummo pure, a nostro modo, felici : insieme sperammo in una redenzione per virtù di parole scritte o di che ; e questo è il solo ancorché magro avanzo concesso a chi tiri le somme finali3. » En même temps, c’est l’occasion aussi pour lui d’éclaircir l’ambiguïté du titre, chose qu’il n’avait pas faite à l’époque de la publication du récit : « Mani » pouvant être les mains « presque humaines du rat », ou bien

les Mânes des ancêtres parmi lesquels l’animal a pris place.

Pour reprendre l’idée de Lecteur Modèle, on voit bien ici qu’il doit transcender l’œuvre entière de Landolfi, pour être capable d’actuali-ser de tels renvois et de percevoir ce jeu avec des miroirs si éloignés et qui, semble-t-il, ne se ternissent jamais.

1. « Una Londra personale »,Del meno,op. cit., p. 31. « Au fur et à mesure que je lisais, mon écrit m’apparaissait de plus en plus misérable, inadéquat, inutile. »

2. Ibid., p.31. « Pensant : “Chez nous, les Gogol poussent comme des champi-gnons” ».

3. Ibid., p. 32. « Ce soir-là, nous fûmes donc heureux, à notre manière : nous eûmes ensemble l’espoir d’une rédemption par la grâce de mots écrits ou autres ; et, même s’il est maigre, c’est le seul bénéfice qui reste, au moment de faire le bilan final. »

Un autre renvoi à un titre, beaucoup plus proche celui-là, est celui que l’on trouve à la fin de « Rotta e disfacimento dell’esercito », der-nier récit du recueilRacconti impossibili: Landolfi, dans sa longue note ironico-désespérée, propose d’en échanger le titre avec « Rac-conto : impossibile ». Avec le passage au singulier et les deux points, l’écho est alors faussé, le reflet est inversé, et la mise en abyme, au lieu d’être une ouverture sur l’infini, se referme sur elle-même, apportant un coup d’arrêt semble-t-il définitif à toute pratique du récit. On sait, toutefois, que Landolfi y reviendra, après un assez long temps d’inter-ruption.

Dans le document Masques et miroirs (Page 144-147)

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