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Miroirs déformants

Dans le document Masques et miroirs (Page 147-150)

La littérature, miroir de la littérature

2.2 Miroirs déformants

La première partie de cette même nouvelle, où se déploie le style lyrique qui va être ensuite si violemment mis en pièces, constitue éga-lement ce que l’on pourrait appeler un autopastiche, autre manière de travailler dans la réflexivité. Pour Genette, c’est une notion « quelque peu fantomatique » : « l’autopastiche comme genre ne pourrait consis-ter qu’en auto-imitations volontaires. Pratique fort rare [...] peut-être parce qu’elle suppose à la fois une conscience et une capacité d’ob-jectivation stylistique peu répandues. Il y faut sans doute un écrivain doué en même temps d’une forte individualité stylistique et d’une grande aptitude à l’imitation1. » Genette insiste sur la presque impos-sibilité du genre, et cite quelques rares écrivains qui font exception : en France, Proust et Verlaine, Joyce ou Nabokov à l’étranger. On peut sans conteste y ajouter Landolfi, dont la « conscience » et la « capacité d’objectivation » sont toujours en œuvre, ne serait-ce qu’à travers sa constante ironie. Quant à la « forte individualité stylistique » et à la « grande aptitude à l’imitation », ces caractéristiques semblent avoir été écrites à son propos, tant aussi bien la virtuosité dans le style que la pratique de la transtextualité sont proprement constitutives de son individualité d’écrivain.

Cependant, ce qui fait la difficulté d’un autopastiche, c’est bien de le reconnaître comme tel, de le différencier de n’importe quelle autre page de l’auteur : « son existence se réduit donc à sa déclaration, au pacte (auto) mimétique consistant dans le titre (Autopastiche ou toute autre variante)2. » Dans le cas de Landolfi, il n’y a pas de pacte

1. Genette,Palimpsestes,op. cit., p. 136. 2. Ibid., p. 140.

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déclaré, en tout cas pas dans le titre, et la reconnaissance en tant qu’autopastiche advient (quand elle advient) après coup.

Ici, dans la première partie de « Rotta e disfacimento dell’esercito », certes la langue peut sembler plus soutenue encore que d’ordinaire, les éléments du récit un peu trop appuyés (une nuit de tempête, le hur-lement des loups, une bande de brigands qui rôde aux alentours...) ; mais c’est l’interruption brutale de la narration par la note constituant la deuxième partie de la nouvelle, qui désigne les premiers para-graphes comme une autocharge : « Ma via, ma cos’è questa accu-mulazione di dati inerti, cosa sono soprattutto questo tono tronfio ed esclamativo, queste domande più o meno retoriche ? [...] E delle difficoltà sintattiche, verbali e d’ogni genere, che mi dite1? »... Mais comme chez Landolfi rien n’est jamais monolithique, on se rend bien-tôt compte que cette violente critique ne vise pas seulement cet auto-pastiche à peine appuyé, mais, au-delà, toute son écriture même, et toute sa pratique du récit qui devient alors, comme on le sait, impos-sible.

Ainsi chez Landolfi, l’autopastiche, lié de toute façon à l’ironie, est bien sûr ludique et s’intègre à ces jeux verbaux qui l’intéressent tou-jours ; mais il désigne aussi, et c’est son originalité, une authentique souffrance de cet auteur, inhérente à son écriture. On pense au per-sonnage principal de « Questione d’orientamento » (Del meno), déses-péré de ne pouvoir parler, et surtout écrire, que dans un langage ampoulé et hors de propos : « il suo linguaggio tendeva irresistibil-mente, chissà perché, verso locuzioni e modi aulici, arcaici, curiale-schi. [...] Ma a questa infestazione di parole tronfie C. non aveva valore di opporsi. Era più forte di lui, ecco che. Quanto il misero soffrisse di una simile condizione, è superfluo ribadire2. »

L’absence de pacte préalable qui caractérise, chez Landolfi, cette pratique de l’autopastiche, augmente encore son ambiguïté. Certes, l’autopastiche peut être désigné après coup, comme dans « Rotta e

1. Racconti impossibili,Opere II,op. cit., p. 674. « Allons, mais qu’est-ce donc que cette accumulation de données inertes, et surtout ce ton ampoulé et exclamatif, ces questions plus ou moins rhétoriques ? Et des difficultés de syntaxe, de vocabu-laire et de tous ordres, qu’est-ce que vous en dites ? »

2. « Questione d’orientamento »,Del meno,op. cit., p. 209. « Son langage tendait irrésistiblement, qui sait pourquoi, vers des locutions et des expressions recherchées, archaïques, pédantes. [...] Mais C n’avait pas la force de s’opposer à cette infestation de mots ampoulés. C’était plus fort que lui, voilà. Il est superflu de préciser à quel point le malheureux souffrait d’une telle condition. »

disfacimento dell’esercito ». C’est aussi le cas avec la note qui ter-mine le roman Le due zittelle, qui reproduit la même anecdote, mais en quelques lignes, presque sans ponctuation, dans ce que l’on pourrait appeler « le degré zéro » du style. Mais c’est justement cet « après coup » qui amène à se questionner : s’agissait-il vraiment d’un pastiche, ou est-ce encore une pirouette de l’auteur dont le cynisme cherche toujours à remettre en cause le travail ?

Et d’ailleurs le plus souvent, en l’absence de tout pacte déclaré, le lecteur est plongé davantage encore dans le doute : quand il est prêt à se laisser emporter à fond dans le récit qu’il est en train de lire, il reste pourtant toujours en même temps maintenu à une certaine distance, amené à une sorte de vigilance, voire de soupçon, sur ce qui pourrait être, éventuellement, un autopastiche. Ce qui produit cette distancia-tion, cette lecture à double niveau, c’est sans doute l’usage constant et abondant que fait Landolfi des parenthèses. On en trouve dans pra-tiquement tous ses récits, du début à la fin de son œuvre. Certaines paraissent certes justifiées, ajoutant quelque détail de moindre impor-tance ; d’autres sont le vecteur privilégié de l’ironie, permettant à Lan-dolfi de commenter le style ou de s’adresser directement au lecteur. Mais c’est surtout leur multiplicité même, leur fréquence, voire leur répétition, qui alertent le lecteur : ainsi, par exemple, dans « Il matri-monio segreto », (La spada), on trouve, répété quatre fois, le groupe « Siam (o Thailand) ». Vu le nombre important de ces parenthèses, on ne peut pas dire qu’il y ait systématiquement autopastiche, mais dans de nombreux cas, leur fréquence et leur inutilité apparente sont telles qu’on peut bien alors parler d’une sorte de « pacte automimétique » qui ne voudrait pas se déclarer ouvertement.

Le récit « A caso » (dans le recueil du même nom), à la structure déjà complexe, est interrompu par une sorte d’« intermezzo o interludio » à propos du nom du héros. Cet intermède de quelques pages n’est pas une véritable parenthèse, c’est pourtant ainsi que Landolfi le nomme, un peu plus loin, nous donnant à cette occasion, sa conception de l’usage des parenthèses :

sarebbe stato meglio non aprirla addirittura, questa parentesi di ciance più su battezzata intermezzo : se però non le competesse, secondo già accennato, una funzione importante benché indiretta, e, in propri termini, d’interruzione o disturbo (tanto paventati dai veri scrittori). Essa parentesi, cioè, serve a mostrare come sul palmo che neppure un’opera dell’arte (se non d’arte) è cosa seria, che il filo

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del racconto, la persuasione del narrare e simili, son bubbole bell’e buone, che il lettore può aspettarsi soltanto delusioni, e altre coserelle confortevoli ai maligni1.

Ainsi Landolfi, ayant perdu lui-même toute illusion sur la littéra-ture, veut qu’à son tour le lecteur non plus ne soit pas dupe, et c’est notamment grâce à l’usage des parenthèses qu’il peut maintenir en permanence la conscience de celui-ci en alerte. Le Lecteur Modèle dont nous parlions plus haut est donc aussi un lecteur pleinement conscient de « l’être littéraire » de ce qu’il est en train de lire, toujours prêt à soupçonner, à questionner. Autopastiche ou pas, peu importe : ce qui importe, c’est qu’il y ait toujours doute, ambiguïté.

On voit bien encore une fois comment cette pratique de l’autoré-flexivité participe pleinement à la recherche de Landolfi sur la repré-sentation. Dallenbach écrit que « l’autoréférence ne caractérise que certains textes : ceux qui, conscients de leur littérarité, la narrativisent et s’astreignent, par retour permanent ou occasionnel sur eux-mêmes, à exhiber la loi sous-jacente à toute œuvre de langage2». Les renvois explicites d’un texte à l’autre, les autopastiches déclarés ou non, vont bien dans ce sens, de même que le nombre important de motifs récur-rents que l’on trouve au fil des récits.

Dans le document Masques et miroirs (Page 147-150)

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