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La Sainteté en filigrane. Stratégies d’appropriation laïque du modèle hagiographique dans la prose du XIXe siècle.

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Academic year: 2021

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Thèse de doctorat de l’Université Sorbonne Paris Cité

préparée à l’Université Paris-Diderot

École doctorale 131

« Langue, littérature, image : civilisation et sciences humaines » Laboratoire C.E.R.I.L.A.C.

Centre d’Études et de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Arts et Cinéma

L

A

S

AINTETÉ EN FILIGRANE

S

TRATÉGIES D

APPROPRIATION LAÏQUE DU MODÈLE

HAGIOGRAPHIQUE DANS LA PROSE DU XIX

e

SIÈCLE

Par M

AGALIE

M

YOUPO

Thèse de doctorat en « histoire et sémiologie du texte et de l’image »

Dirigée par PAULE PETITIER

Présentée et soutenue publiquement à l’Université Paris-Diderot le 1er décembre 2018

Jury :

M. Olivier BARA, Professeur (Université Lumière Lyon 2, rapporteur)

Mme Claude MILLET, Professeure (Université Paris-Diderot Paris 7, membre du jury) Mme Paule PETITIER, Professeure (Université Paris-Diderot Paris 7, directrice de thèse)

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Ma gratitude va d’abord à ma directrice de thèse, Paule Petitier, qui dirige mes travaux de recherche depuis mon mémoire de Master 2. Son expertise scientifique, sa bienveillance et sa disponibilité ont toujours été au rendez-vous au cours de ce long travail que fut la thèse. Par ailleurs, qu’elle soit aussi remerciée pour les projets auxquels elle a accepté de me faire participer (notamment ceux en lien avec le centre de ressources Seebacher). Ceux-ci m’ont permis de me former aux autres activités qui incombent à un chercheur en littérature.

Je tiens également à remercier les professeurs Olivier Bara, Claude Millet, Éléonore Reverzy et Jean-Marie Roulin d’avoir accepté de faire partie de mon jury de thèse et de lire ce travail. Les discussions scientifiques qui en résulteront seront, sans aucun doute, très précieuses pour mes futures recherches.

Qu’ils soient formels ou non, des dialogues avec d’autres chercheurs ont également nourri cette étude tout au long de ces cinq années de doctorat. Ainsi, ma reconnaissance va à Philippe Boutry qui m’a accordé un rendez-vous très éclairant au tout début de mes recherches, à Göran Blix qui a encadré mon séjour de recherche à l’université de Princeton, à Jean-Marie Roulin qui m’a permis de proposer les résultats de mes recherches au sein de la Société Chateaubriand, et aux organisateurs des différents colloques et journées d’étude auxquels j’ai pu participer.

Je tiens également à remercier ici le groupe des Doctoriales de la SERD dont le séminaire mensuel a été un terrain propice aux discussions sur le thème « Croire au XIXe

siècle » de 2016 à 2018.

Outre les contrats octroyés par le Ministère de l’Enseignement supérieur, cette recherche a aussi été soutenue financièrement par plusieurs organismes auxquels je souhaite témoigner toute ma reconnaissance. C’est le cas de la région Ile-de-France qui a financé mon séjour de recherche aux États-Unis à travers le programme « Mobidoc », de la Fondation des Treilles qui m’a fait l’honneur de m’accorder un prix « Jeunes Chercheurs » en 2016 et de la Fondation Napoléon qui m’a octroyé une bourse pour mes recherches en décembre 2017. Concernant les activités de cette dernière, je tiens à remercier plus précisément son directeur, Thierry Lentz, ainsi que Me Ardavan Amir-Aslani.

Pour l’aide qu’elles m’ont apportée dans la gestion de mes projets de recherche et pour leur générosité, Charlotte Berkery et Cécile Brémon ont également leur place en tête de ce travail.

Pour leur relecture attentive, éclairée et amicale, ma gratitude va à Marie Kawtar Daouda, Amandine Lebarbier, Émilie Pézard, Anne Orset et Virginie Tahar. Pour ses compétences inégalées dans la langue de Shakespeare, je souhaite également inclure dans ce cercle Clément Petitjean. Pour son soutien durant toute ma thèse et ses conseils toujours avisés, je n’oublie pas Margot Favard.

Que soient aussi remerciés mes proches et mes amis pour leur intérêt, plus ou moins direct. La distraction a parfois du bon.

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5

S

OMMAIRE

INTRODUCTION ... 7

PREMIÈRE PARTIE : RÉÉVALUER LA SAINTETÉ AU SEIN MÊME DE L’ÉGLISE ? ... 37

Chapitre 1 : Le saint, héraut et miroir. Évolutions de la sainteté catholique au XIXe siècle ... 39

Chapitre 2 : Sainteté biblique contre sainteté catholique, Vie de Rancé de Chateaubriand (1844) ... 103

Chapitre 3 : Le palimpseste hagiographique dans le roman de charité balzacien ... 151

DEUXIÈME PARTIE : UNE SAINTETÉ DE L’ICI-BAS, UN TRANSFERT AUTOUR DE 1848 ... 195

Chapitre 4 : Des saints chrétiens laïcisés et des saints catholiques excommuniés ... 197

Chapitre 5 : Les saints laïques dans l’histoire. Le surgissement de nouvelles figures ... 277

Chapitre 6 : L’imaginaire hagiographique dans la fiction romanesque. Recevoir et transmettre ... 367

TROISIÈME PARTIE : VARIATIONS NATURALISTES ET FIN-DE-SIÈCLE SUR LES SAINTS LAÏQUES. PERTE DE SENS ET TENTATIVE DE REFONDATION (1860-1901) ... 437

Chapitre 7 : Une sainteté laïque dégradée. D’un imaginaire de combat à un imaginaire de la résignation ... 439

Chapitre 8 : Des Évangiles sans saints laïques ? Disparition progressive du modèle hagiographique dans le dernier cycle romanesque zolien ... 503

CONCLUSION ... 545

BIBLIOGRAPHIE DE THÈSE (SÉLECTION) ... 555

INDEX DES NOMS ... 589

TABLE DES MATIÈRES ... 603

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7

I

NTRODUCTION

« [I]l faut […] citer [le peuple] partout, lui qui est maintenant devenu le plus fort des pouvoirs et la plus sainte des choses, deux mots qui semblent incompatibles si ce n’est à Dieu : la sainteté et la puissance1 ».

Gustave Flaubert, Rêve d’enfer

I.

Le saint : une figure transposable ?

Le 27 avril 1882, Louis Pasteur, fraîchement élu à l’Académie française, prononce son discours de réception devant ses pairs. Comme l’exige l’exercice, il entreprend alors l’éloge de son prédécesseur qui n’est autre qu’Émile Littré, homme de science tout comme lui, mais aussi célèbre auteur du Dictionnaire de la langue française. Après avoir exposé sa vie, il revient sur les convictions positivistes de Littré et insiste sur le fait que celles-ci n’ont pas engendré d’orgueil chez le grand homme, mais un sentiment d’humilité vis-à-vis de l’infini et la reconnaissance de la nécessité d’un « lien spirituel à l’humanité2 ». Il conclut alors son

allocution sur une vignette descriptive qui ressaisit Émile Littré dans ce qui constitue, selon Pasteur, sa vérité :

M. Littré avait son dieu intérieur. L’idéal qui remplissait son âme, c’était la passion du travail et l’amour de l’humanité.

Souvent il m’est arrivé de me le représenter, assis auprès de sa femme, comme un tableau des premiers temps du christianisme ; lui, regardant la terre, plein de compassion pour ceux qui souffrent ; elle, fervente catholique, les yeux levés vers le ciel ; lui, inspiré par toutes les vertus terrestres ; elle, par toutes les grandeurs divines ; réunissant dans un même élan comme dans un même cœur les deux saintetés qui forment l’auréole de l’Homme-Dieu, celle qui procède du dévouement à ce qui est humain, celle qui émane de l’ardent amour du divin ; – elle, une sainte dans l’acception canonique ; lui, un saint laïque.

Ce dernier mot ne m’appartient pas. Je l’ai recueilli sur les lèvres de tous ceux qui l’ont connu3.

Cette consécration inattendue de Littré prend place dans deux débats : celui – anecdotique – qui se préoccupa des conditions de sa mort et notamment de la question de l’authenticité de son baptême délivré in extremis, au vu de ses convictions anticléricales et républicaines ; celui – plus essentiel – qui a agité tout le XIXe siècle sur la possibilité de construire une exemplarité

11 Gustave Flaubert, Rêve d’enfer, conte fantastique [mars 1837], dans Gustave Flaubert, Œuvres de jeunesse,

Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes (éd.), dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 2001, p. 212.

2 Louis Pasteur, « Discours de réception », 27 avril 1882. Disponible sur le site de l’Académie française. URL :

http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-louis-pasteur (consulté le 15 juin 2018).

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8 laïque en puisant dans ce qu’on pourrait désigner comme une « imagination1 » religieuse, et en

l’occurrence, pour être plus précis, hagiographique. Faisant fi des rumeurs d’athéisme entourant le grand homme et de son refus réitéré d’une quelconque formule religieuse – refus qui le fit s’éloigner de son maître, Auguste Comte – Louis Pasteur lui surimpose le modèle du saint en prenant soin, dans un jeu de parallélisme avec la description de son épouse, de le distinguer de la figure catholique traditionnelle. Cependant, cette distinction n’atteint jamais une dimension polémique : à côté des saints catholiques existent dorénavant des saints laïques, qui, tout en ignorant le ciel – c’est-à-dire en ayant abandonné les formes traditionnelles, essentiellement divines, de la transcendance – travaillent à l’amélioration du sort du genre humain d’une manière qui n’est pas si éloignée de celle de leurs doubles plus anciens. Cette nouvelle sainteté n’est pas inventée par Pasteur qui l’a « recueilli[e] sur les lèvres de tous ceux qui […] ont connu [Littré] » ; ainsi, le transfert esthétique et le coup de force idéologique que suppose une telle image sont, à la fin du siècle, complètement entérinés par l’imaginaire collectif. Les séquences narratives et les motifs de l’hagiographie peuvent être aisément appliqués en dehors d’un contexte religieux, et même surimposés à un personnage historique connu pour sa lutte contre l’institution ecclésiale.

Toutefois, en cette fin de siècle, alors que la IIIe République s’enracine, cette

représentation irénique des deux saintetés donne le caractère de l’évidence à un rapprochement pour le moins polémique et efface la portée anticléricale et irrévérencieuse qu’a pu endosser le transfert de l’imaginaire hagiographique de l’écriture religieuse à l’écriture profane, voire aux discours anticléricaux et sociaux, dans la prose comme dans la fiction.

L’enjeu de ce travail est donc, tout en prenant au mot Pasteur, de mener l’enquête pour tenter d’éclairer la formule de cet étrange rapprochement, de remonter plus avant dans le XIXe

siècle pour retracer l’histoire d’une acclimatation qui ne s’est pas faite sans heurts et d’étudier des transferts de structures, de motifs ou de thèmes hagiographiques dans un milieu a priori

1 Pour définir ce terme que nous lierons plus tard à celui d’imaginaire (l’imaginaire désignant les formes concrètes

de la puissance qu’est l’imagination), nous empruntons les mots utilisés par Laudyce Rétat pour décrire son intention critique dans son étude des liens de l’œuvre de Renan avec la religion : « La religion semble une composante psychologique essentielle en Renan parce que toutes ses réactions intimes ont en quelques sorte passé par elle. […] Nous n’entendons point par-là insister sur un attachement sentimental au passé, mais examiner le problème d’une macération psychologique, d’une nature acquise à travers la religion. » Laudyce Rétat, Religion

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9 hostile : celui de la prose des écrivains libéraux1. En effet, le phénomène que Pasteur présente

comme connu à la fin des années 1880 prend racine dans un tropisme plus ancien. Celui-ci apparaît dans les écrits de Michelet, Sand, Lamartine, Hugo, Esquiros ou encore Sue, à un moment où la nécessité d’éduquer le peuple se fait impérieuse ; il se perpétue jusqu’à la fin du siècle dans les médiums étonnants que sont les œuvres naturalistes (de Zola et des frères Goncourt notamment). Malgré un désir de déconstruction de l’aliénation religieuse, la référence hagiographique demeure, dans la représentation du monde profane, en changeant de valeur : de force incitative, elle devient outil descriptif2.

Examinant le scandale d’un tel transfert, plusieurs critiques se sont d’ailleurs étonnés de cet intérêt. Brenda Dunn-Lardeau constate une survie du saint par-delà le désenchantement et la mort de Dieu3, deux processus bien connus qui prennent racine dans le siècle qui nous

occupe ; Laura Kreyder remarque qu’« [à] partir des années [18]50, […] le modèle hagiographique fascine souterrainement les lettres. Que l’on laïcise la vie des saints ou que l’on sanctifie les héros mondains, ce sont bien les mêmes modèles narratifs que l’on retrouve d’Eugène Sue à Mme de Ségur, de Renan à Victor Hugo4 ». Enfin, dans Medieval saints in late

nineteenth century French culture, Elizabeth Emery et Laurie Postlewate notent l’étrange engouement des jeunes Républicains pour la figure du saint5.

Ce palimpseste permet de servir deux projets cruciaux. Tout d’abord, il encourage une relecture critique de l’histoire et provoque une écriture engagée des histoires au sein de l’historiographie et du monde romanesque. En transférant la trame hagiographique et ses topoï aux récits de vies laïques, qu’ils soient fictionnels ou non, l’auteur met en place un récit parallèle qui est légitimé par ce lien avec l’imaginaire sacré et qui est aussi accepté, du point de vue de

1 J’entends ce mot dans le sens que lui donne Paul Bénichou, le libéralisme étant « l’acceptation de la société créée

par la Révolution, de ses mœurs et de son esprit », dans Romantismes français. I, Le sacre de l’écrivain. Le temps

des prophètes [1973], Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 289.

2 Notre étude postule qu’il s’agit là d’un usage volontaire et conscient de la part de nos auteurs, et non d’un simple

« continuum de notions culturelles » perceptible dans la production de cette époque, idée qui annulerait la possibilité du combat idéologique. Pour une présentation de trois hypothèses possibles concernant la modalité des rémanences religieuses dans les temps modernes, voir Philippe Buc, Guerre sainte, martyre et terreur : les formes

chrétiennes de la violence en Occident [Holy war, martyrdom and terror : christianity, violence and the West,

2015], Jacques Dalarun (trad.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2017, p. 18-19 (p. 18 pour la première citation).

3 Brenda Dunn-Lardeau, Le Saint fictif : l’hagiographie médiévale dans la littérature contemporaine, Paris,

Honoré Champion, « Essais sur le Moyen-Âge », 1999, p. 21.

4 Laura Kreyder dans L’Enfance des saints et des autres. Essai sur la comtesse de Ségur, Paris, Nizet, 1987, p. 31,

cité par Brenda Dunn-Lardeau, Le Saint fictif : l’hagiographie médiévale dans la littérature contemporaine,

op. cit., p. 62.

5 Elizabeth Emery et Laurie Postlewate (dir.), Medieval Saints in late nineteenth century French culture: eight

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10 la réception, grâce à son esthétique millénaire et populaire1. Qui plus est, au-delà des

considérations propédeutiques, le saint interroge les nouveaux modèles envisageables pour relever les défis du siècle. Parmi ceux-ci, l’accession du peuple au rang de force historique de premier plan n’est pas le moindre.

II.

État de la recherche

Cette thèse se situe à la confluence de plusieurs champs d’étude, qu’il s’agisse de l’historiographie religieuse ou laïque, de la rhétorique ou encore de l’évolution des formes littéraires.

a. « LA RECHARGE SACRALE » AU XIXE SIÈCLE : UN CONSTAT HISTORIQUE ET

LITTÉRAIRE

Notre étude est nécessairement tributaire des recherches historiques récentes sur la restauration des corps de saints dans la France postrévolutionnaire. Philippe Boutry n’hésite pas à évoquer une véritable « recharge sacrale2 », reprenant l’expression qu’Alphonse Dupront

inaugurait dans Puissances et latences de la religion catholique (1993). En effet, à partir de 1795, puis plus librement grâce au concordat napoléonien, les reliques et les corps de saints reprennent leur place dans les églises des campagnes et, par suite, dans l’imaginaire des fidèles. Le désir d’ériger de nouvelles figures de vertu se fait de plus en plus impérieux et, conséquemment, des reliques sont acheminées d’Italie pour répondre à ce besoin. Et pour cause : les corps saints entretiennent un rapport étroit à l’histoire et contiennent les ferments d’une politique au présent grâce à l’édification dont ils sont la source. Il faut ainsi « pour chaque temps [produire d]es figures de sainteté3 ». Le corps du saint, tout comme l’explosion des

pèlerinages et la multiplication des mariophanies étudiée par Gérard Cholvy4, cristallisent le

1 En effet, Henriette Levillain rappelle que « c’est sous la forme de l’hagiographie que la littérature s’est inaugurée.

La Cantilène de sainte Eulalie et la Vie de saint Léger sont au Xe et au XIe siècle les plus anciens monuments de

langue romane ». Henriette Levillain, « Le patron de l’homme de lettres », dans Henriette Levillain (dir.), Des

saints, des justes, Paris, Éditions Autrement, « Mutations », 2000, p. 124, citée par Aude Bonord dans Les

« Hagiographes de la main gauche », Variations de la vie de saints au XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2011, p. 11-12.

2 Philippe Boutry, « Une recharge sacrale : Restauration des reliques et renouveau des polémiques dans la France

du XIXe siècle », dans Philippe Boutry, Pierre Antoine Fabre et Dominique Julia (dir.), Reliques modernes : cultes

et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, « En temps & lieux », vol. I, 2009, p. 121-173.

3 Ibid., p. 143.

4 Gérard Cholvy, Christianisme et société en France au XIXe siècle, 1790-1914, Paris, Seuil, « Points Histoire »,

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11 « souci du contact1 » présent dans la population, souci que sa nature ontologiquement double

(il touche à la fois à l’humain et au divin) permet de combler. L’Église répond au désir de piété populaire en approvisionnant, pour ainsi dire, les campagnes en saints, affermissant par là-même sa politique de restauration.

Par ailleurs, ce renouveau étudié par l’historiographie trouve un écho dans la matière littéraire puisqu’apparaissent de nouveaux recueils de vie de saints destinés à l’édification, tels que les six volumes de Vies de saints pour tous les jours de l’année par l’abbé René-François Rohrbacher (1853-1854) ainsi que Les Petits Bollandistes (1858-1859) de l’abbé Paul Guérin, travail de compilation hagiographique publié sous le Second Empire. Ces recueils érudits côtoient des récits plus populaires à diffusion large issus de ce qu’on a pu appeler rétrospectivement « la Bibliothèque bleue », récits sur lesquels Lise Andries et Geneviève Bollème ont développé des études cruciales pour ce travail. Les conseils de vie pratique, les histoires chevaleresques s’y mêlent à des vies de saints dans lesquelles « l’écriture porte la perfection […], y conduit […] sa fréquentation confér[ant] la sagesse et incit[ant] à la vertu2 ».

Cette littérature populaire qui se développe à partir du volontarisme de l’Église a pour but affiché l’édification des masses selon un principe d’imitation strict que remettra en cause le palimpseste hagiographique que nous étudierons. C’est un point de départ qui sera fructueux puisqu’il permettra d’évaluer la part d’originalité de la reprise par le camp adverse.

b. MARQUER L’EXCEPTIONNALITÉ : DES PROCESSUS LAÏQUES AUX AIRES CANONIQUES

En ce qui concerne les structures sécularisées, notre étude profite de travaux menés sur les processus de récompense et d’édification civils qui soulignent leur lien ponctuel avec l’esthétique religieuse. En effet, apparaissent dès la fin du XVIIIe siècle, des processus de

reconnaissance dont les différentes étapes évoquent, de façon parfois troublante, la procédure de canonisation. Afin de promouvoir l’idéal d’une morale laïque (qu’elle soit révolutionnaire ou bourgeoise), des entreprises reprenant les structures de l’exemplarité religieuse sont mises en place. Même désignation populaire et proposition au titre, même enquête de moralité et

1 Paul Airiau, article « Religions », dans Alain Vaillant (dir.), Le Romantisme : dictionnaire, Paris, CNRS Éditions,

2012, p. 605-610, p. 606.

2 Lise Andries et Geneviève Bollème (éd.), La Bibliothèque bleue : littérature de colportage, Paris, Robert Laffont,

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12 même mise en recueil des vies données en exemple : à la canonisation traditionnelle succède la reconnaissance civile.

Les travaux d’Albert Soboul1 sur la période révolutionnaire révèlent les racines du

processus. Il note, par exemple, l’apparition du culte des saintes dites « patriotes » à cette époque, dont une des manifestations les plus éclatantes et les plus célèbres est la canonisation populaire de Perrine Dugué2.

Le culte des saintes patriotes permet de préciser un aspect du passage de la religion catholique aux cultes révolutionnaires : à l’ancien contexte religieux, il unit des aspects politiques nouveaux, mais qui s’intègrent dans le culte traditionnel3.

En parallèle de ces désignations populaires, des formes de sanctification touchent les grandes personnalités de la fin du XVIIIe siècle telles que Marat. Ce dernier est « désigné comme un saint

politique à la façon de Rousseau, mais par une communauté de fidèles infiniment plus populaire4 » selon Jean-Claude Bonnet. Il inspire une émotion religieuse de son vivant et un

culte après sa mort, sa vie prenant l’allure et les couleurs d’une légende hagiographique. L’historien voit même à travers son statut d’« Ami du peuple » « le retour du saint qui, sous sa forme archaïque et catholique, avait été l’exclu et le refoulé du Panthéon des Lumières5 ». À

cela s’ajoute, durant l’épisode révolutionnaire, le culte des martyrs de la liberté, sur lequel nous reviendrons dans le cinquième chapitre de cette étude à travers une étude de sa postérité au milieu du siècle, notamment dans l’œuvre d’Alphonse Esquiros. En période de transition, dans une tentative de légitimation, les formes de la religion migrent de l’éternel vers le temporaire.

Au XIXe siècle, ce sont les prix de vertus et les panthéons qui apparaissent comme les

héritiers bourgeois de ces processus avec une fois encore de nombreuses similitudes avec la

1 Albert Soboul, « Sentiment religieux et cultes populaires pendant la Révolution, Saintes patriotes et martyrs de

la liberté », Archives des sciences sociales des religions, 1956, no 2, p. 73-87.

2 Après l’assassinat de la jeune fille sur la route de Sainte-Suzanne en 1796 se développe un culte qui va entraîner

la construction d’une chapelle et l’organisation de pèlerinages. Ce cas est particulièrement intéressant car les différentes interprétations concernant le mobile du crime soulignent le passage d’une sainteté traditionnelle (quoique spontanée et non consacrée par l’institution) à une sainteté plus militante d’un point de vue laïque. En effet, selon certaines complaintes traditionnelles, Perrine a été tuée car elle refusait de satisfaire les appétits sexuels de malfrats (ibid., p. 76). Cette première interprétation s’inscrit bien dans une tradition hagiographique féminine dans laquelle le thème de la fuite devant le désir masculin est structurant. Néanmoins, une autre version veut qu’elle soit morte en raison de sa foi républicaine, son martyre faisant d’elle la sainte aux « ailes tricolores » ou encore « la sainte républicaine », « la sainte bleue »). L’apparition du mobile politique provoque un divorce avec la foi catholique traditionnelle car si la chasteté est une exigence qui peut appartenir à la religion, l’idéal politique présenté ici n’en est pas une. Toutefois, cela va plus loin car imposer ce nouveau motif subvertit la position de l’Église en contexte (celui de la déchristianisation), ce qui rend la reprise formelle d’autant plus intéressante puisqu’elle appartient de plain-pied à un discours militant.

3 Ibid.

4 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon, Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, « L’Esprit de

la cité », 1998, p. 280.

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13 canonisation dans leur rapport à l’accréditation morale. De ce point de vue, la thèse de Sylvain Rappaport sur les « images et incarnations de la vertu1 » et l’ouvrage de Frédéric Caille sur la

naissance du citoyen secoureur2 ne cessent de souligner le dialogue entre morale civile et morale

religieuse dans la mise en avant des figures de vertu. Ainsi, à l’occasion de l’étude des lauréats des prix Montyon, Sylvain Rappaport souligne que

[l]a religion modèle […] la vertu puisque les comportements qu’elle encourage sont ceux que les notables sélectionnent et que les Quarante distinguent. Mais, la contagion est plus profonde encore. Le vertueux se rapproche par bien des points du saint catholique. Rappelons-nous cette maîtrise absolue du corps dont font preuve nos vertueux, que celle-ci soit réelle ou imaginée. Ne rappelle-t-elle pas celle de certains anachorètes ? Cette capacité à ne pas dormir, ne pas manger, ne suppose-t-elle pas l’intervention d’une puissance supérieure, secondant l’homme charitable dans son dévouement ? On frôle le domaine du miraculeux3.

D’autre part, les études concernant les héros civils et la panthéonisation menées par Jean-Claude Bonnet4 ou encore Mona Ozouf5 sont également déterminantes pour saisir la nature

de l’exemplarité libérale telle qu’elle émerge à partir de la Révolution française, puis tout au long du siècle.

c. L’ÉVOLUTION DE LA RHÉTORIQUE AU XIXE SIÈCLE : PERSPECTIVES SUR

L’ÉLOGE

Le XIXe siècle est communément envisagé comme une période durant laquelle

l’esthétique a pris le pas sur la rhétorique, avec notamment la doctrine de l’art pour l’art en étendard. Il s’agit pour les belles-lettres de devenir littérature en se démarquant des entreprises de persuasion trop évidentes, d’être leur propre fin et non plus un simple moyen. Dans ce contexte, l’intérêt pour la figure du saint et pour les récits qui le mettent en scène – notamment le récit de vie – semble aller à l’encontre du sens de l’histoire littéraire. Et pour cause : le saint ne peut témoigner uniquement d’un attrait d’ordre thématique puisque le récit de sa vie appartient à une catégorie importante de l’art rhétorique : le registre épidictique. Dans

1 Sylvain Rappaport, Images et incarnation de la vertu : Les prix Montyon (1820-1852), thèse de doctorat en

histoire effectuée sous la direction d’Alain Corbin, Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1999.

2 Frédéric Caille, La Figure du Sauveteur, Naissance du citoyen secoureur en France 1780-1914, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, « Histoire », 2006. L’historien souligne le consensus que représente ce personnage pour les différents types de morales s’affrontant au XIXe siècle. « Le citoyen secoureur dépasse le différent, aussi aigu soit-il alors, des consciences laïques et religieuses » (p. 263).

3 Sylvain Rappaport, Images et incarnation de la vertu : Les prix Montyon (1820-1852), op. cit., p. 520. 4 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon, Essai sur le culte des grands hommes, op. cit.

5 Mona Ozouf, « Le Panthéon, l’École normale des morts », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, La

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14 l’hagiographie, il s’agit bien, en rapportant différents évènements, de faire l’éloge d’un homme à la piété exceptionnelle.

Ce genre, qui apparaît avec le christianisme des premiers temps, donne malgré lui naissance à un pendant sécularisé, la vie laïque, dont on remarque deux grands temps de développement. À la Renaissance, la vie de saint est en effet concurrencée par des récits d’existences profanes : évoquant le passage en revue de cette pratique réalisé par Thomas en 1773 dans son Essai sur les éloges, Jean-Claude Bonnet souligne que celui-ci n’oublie pas, « dans la très longue histoire du genre, les éloges de la Renaissance humaniste et érudite. […] Ainsi est clairement désigné le genre laïc des “Vies” alors en l’honneur dans toute l’Europe et concurrent de l’hagiographie médiévale1. » Au XVIIIe siècle, l’éloge laïc accentue sa différence

avec son cousin religieux, et la grâce qui inspirait le héros et le saint est remplacée par « l’enthousiasme du génie2 », forme bien plus temporelle.

L’apparition du saint hors contexte catholique est alors pour le moins étonnante. Certes, elle engage la structure complète du récit et invite à se questionner sur son éventuel caractère démonstratif. Elle est, pour ainsi dire, un indice de permanence de l’ambition rhétorique de l’écrit qui le met en scène. Toutefois, la vie laïque peut endosser la même fonction rhétorique. On pourrait alors se demander quelle est la valeur ajoutée, pour des écrivains aconfessionnels et anticléricaux, d’une référence au saint. Pourquoi la vie de ce dernier est-elle assez largement préférée à la simple vie laïque ? Ce sera un des questionnements auxquels tentera de répondre ce travail.

Avançons seulement dès à présent que, sorte d’exemplum dans un récit démonstratif, la vie – sainte ou laïque – représente un moyen de persuasion plus efficace que le discours abstrait. La persuasion n’est pas imposée, mais se fait, comme l’écrit Susan Rubin Suleiman, par « induction3 ». À ce premier avantage, la vie de saint en ajoute un autre : elle appartient au

folklore populaire ; cette dimension est déterminante pour s’adresser au peuple, que ce soit du haut de la chaire ou de la tribune politique. De ce point de vue Guilhem Labouret rappelle que « populaire et inspiré4 » sont des adjectifs déterminants pour qualifier le discours convaincant

d’un jeune prêtre dans les années 1820. Le saint assume le premier qualificatf en renvoyant à

1 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon, Essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 86.

2 Jean-Claude Bonnet, « Les morts illustres. Oraison funèbre, éloge académique, nécrologie », dans Pierre

Nora (dir.), Les Lieux de mémoires, La Nation [1986], Paris, Gallimard, « Quarto », t. II, 1997, p. 1831-1854, p. 1834.

3 Susan Rubin Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, Presses universitaires de France,

« Écriture », 1983, p. 38.

4 Guilhem Labouret, « Les mutations du discours religieux au XIXe siècle », Romantisme, 2009, no 144, p. 39-53,

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15 un fonds connu. L’imaginaire hagiographique questionne une qualité essentielle de la rhétorique au XIXe siècle : l’adaptabilité. Dans le célèbre Livre des orateurs qui paraît à la fin

des années 1830, c’est bien elle que Louis de Cormenin met en avant pour justifier l’efficacité des discours de l’irlandais Daniel O’Connell – comparé dans son éloquence révolutionnaire à Mirabeau – lorsqu’il s’adressait au peuple irlandais et non au Parlement : « Quelquefois, O’Connell accommode le drame intérieur de la famille au drame extérieur des affaires publiques. Il fait apparaître dans son discours son vieux père, ses ancêtres et les ancêtres du peuple1. » Plus loin, poursuivant son portrait, il revient sur cet accord des cœurs, qui entraîne

un accord des mots au sens presque musical du terme :

Que lui importe à ce turbulent orateur, à ce sauvage enfant des montagnes, Aristote et la rhétorique, et la politesse des salons, et les bienséances de la grammaire, et l’urbanité du langage ! Il est peuple, il parle comme le peuple. Il a les mêmes préjugés,

la même religion, les mêmes passions, la même pensée, le même cœur2.

Cet impératif de lisibilité est une clé de lecture importante pour éclairer le réemploi, mais aussi son délitement au moment où les déconvenues politiques se multiplient.

d. LE PALIMPSESTE HAGIOGRAPHIQUE NON CATHOLIQUE : UNE AIRE PEU ÉTUDIÉE

Notre étude entre en dialogue avec celles qui ont été développées par Paul Bénichou3

sur les transferts de sacralité qui ont lieu au XIXe siècle et avec celles qui ont porté sur

l’interprétation romantique de la figure christique. En effet, dans une optique d’humanisation et de rationalisation de la perfection religieuse, le Christ représente un premier pas dans la constitution d’un modèle à taille humaine. Sa double nature – il est, selon la théologie inspirée des Évangiles, Dieu fait homme – permet aux écrivains d’en faire le creuset d’une réflexion sur le rapport au divin ou à l’idéal. Jean-Claude Fizaine entérine cet usage en voyant dans son utilisation la marque de réflexions utopiques4. Le lien avec notre étude est d’autant plus fort

que la vie de saint n’est qu’une reproduction – faillible comme le montre la séquence narrative de la conversion – de la vie de Jésus ; ainsi, les thèmes et la structure du récit christique ont leur utilité quand il s’agit d’évaluer un imaginaire hagiographique. En ce qui concerne le contexte, la célèbre étude de Frank Bowman sur le Christ romantique note l’engouement, lors de la

1 Louis-Marie de Lahaye Cormenin [Timon], Livre des orateurs [1836], 14e édition ornée de 27 portraits gravés

sur acier, Paris, Pagnerre, 1844, p. 537.

2 Ibid., p. 541. Je souligne.

3 Romantismes français I, Le sacre de l’écrivain. Le temps des prophètes, op. cit.

4 Jean-Claude Fizaine, « Les aspects mystiques du romantisme français. État présent de la question », Romantisme,

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16 révolution de 1848, pour la figure de Jésus, ce qui pose la question de la réconciliation et de la « compatibilité profonde entre message évangélique et espoir utopique1 ».

Néanmoins, si cette figure est un préalable, nous verrons que son moindre ancrage populaire appelle son nécessaire évincement par le personnage du saint. Qui plus est, si le Christ est une incarnation divine, ce n’est pas le cas du saint qui est une interprétation contingente de la vie christique. Cette différence de nature l’inscrit davantage dans l’humanité et en fait le vecteur privilégié d’une projection littéraire.

Des études ponctuelles ont été menées sur l’importance littéraire de l’hagiographie dans la littérature profane ; on peut penser à celle, déjà citée, de Brenda Dunn-Lardeau qui dans Le

Saint fictif, l’hagiographie médiévale dans la littérature contemporaine, évalue, selon un axe diachronique et à l’aide de monographies, l’importance des motifs hagiographiques dans la littérature ; toutefois, il ne s’agit pas d’une étude d’ensemble mettant en avant, spécifiquement, l’importance du réemploi de ces motifs par une littérature non catholique au XIXe siècle.

L’ouvrage collectif Les Représentations littéraires de la sainteté, du Moyen-âge à nos jours dirigé par Elisabeth Pinto-Mathieu2 adopte la même méthodologie précise et plurielle sans

donner non plus une vue d’ensemble du phénomène en accord avec un point de vue idéologique précis, ce qui masque, nous semble-t-il, l’importance de la reprise du point de vue de l’histoire des idées. Plus récemment, la publication du travail de thèse d’Aude Bonord sur les « hagiographes de la main gauche3 » (2011) a apporté une avancée significative dans cette aire

de recherche ; il se concentre plus particulièrement sur les hagiographies écrites au XXe siècle

par des écrivains non confessionnels et met en avant la fascination exercée par la littérature religieuse sur des auteurs qui sont étrangers, idéologiquement et politiquement, à l’Église catholique. Toutefois, dans ce cas précis, les textes étudiés sont bien des hagiographies au premier sens du terme et non point des palimpsestes hagiographiques, c’est-à-dire des textes s’inspirant de l’imaginaire hagiographique sans le reprendre pleinement. Cela met à distance le texte religieux, en fait avant tout un objet littéraire et amoindrit une éventuelle force d’édification – ce que ne fait pas le palimpseste éventuellement actualisateur. Enfin, dernièrement (2018), Alexandre Salas a publié un ouvrage intitulé Sainteté et modernité4 dont

la réflexion est assez différente de celle menée dans ce travail puisque, d’une part, elle ne concerne pas essentiellement des auteurs du XIXe siècle mais également du XXe siècle, et d’autre

1 Frank Bowman, Le Christ romantique, Genève, Droz, 1973, p. 91.

2 Elisabeth Pinto-Mathieu (dir.), Les Représentations littéraires de la sainteté, du Moyen Âge à nos jours, Paris,

Presses de l’Université Paris-Sorbonne, « Lettres françaises », 2006.

3 Aude Bonord, Les « Hagiographes de la main gauche », Variations de la vie de saints au XXe siècle, op. cit.

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17 part, elle emprunte principalement un angle métalittéraire qui fait de l’hagiographie un moyen de sacraliser la littérature.

Ce sont peut-être les travaux de Claude Millet sur le légendaire au XIXe siècle1 (1997) et la

thèse de Sabine Narr intitulée Die Legende als Kunstform, Victor Hugo, Gustave Flaubert,

Émile Zola2 (2010), qui, en réfléchissant l’importance de la forme-légende dans la littérature du XIXe siècle, en montrant sa survie dans des genres modernes, comme celui du roman, ou dans

l’historiographie, représenteraient des points de départ plus fructueux. Mon travail s’inscrit dans la continuité de ces études tout en ayant un angle d’approche quelque peu différent puisqu’il ne s’agit pas d’observer le passage d’une légende à une image légendée de manière générale (Sabine Narr), ni d’étudier l’héritage légendaire en général (le folklore chrétien et le folklore païen, les saints, les fées et tous les êtres en leur ensemble) au XIXe siècle (Claude

Millet). Je me limite à un type précis de légendes – la légende chrétienne, assimilable aux vies de saints – et j’étudie en quoi elle fut une aide précieuse dans la construction d’une contre-éducation à partir de 1830, puis, à partir des années 1860, dans la dénonciation de la dureté des conditions de vie du peuple. Autrement dit, il s’agit de faire le pari que, malgré le désenchantement, la légende chrétienne est encore prise dans une pragmatique de réception et d’édification et d’étudier comment son matériau est utilisé pour servir une idéologie émancipatrice, puis des dénonciations politiques.

III.

Fonctions et enjeux de la laïcisation de

l’imaginaire hagiographique

L’utilisation du saint s’inscrit dans trois rapports déterminants pour la construction du discours social porté par les œuvres : un rapport au temps, un rapport à la société et un rapport à l’homme.

a. UN RAPPORT AU TEMPS : LUTTER ET RÉINVESTIR LE PASSÉ

Le palimpseste hagiographique témoigne d’une collusion entre deux temporalités : d’une part, le temps long de l’histoire catholique qui court de l’Antiquité à la fin de l’Ancien Régime, et d’autre part le temps présent qui réinvestit la forme ancienne d’idéaux nouveaux et hétérogènes à son milieu d’origine. C’est de cette réunion que dépend en partie sa capacité à produire dans le texte exemplaire un phénomène de persuasion : la collusion des temps donne

1 Claude Millet, Le Légendaire au XIXe siècle : poésie, mythe et vérité, Paris, Presses universitaires de France,

« Perspectives littéraires », 1997.

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18 un air d’éternité à une figure actuelle, alors d’autant plus à même d’incarner un idéal social efficace.

Dans cette perspective, il serait préférable, afin d’éviter toute ambiguïté, de parler, au cours de notre étude sur l’imaginaire hagiographique libéral, d’« une phase de resymbolisation, d’une création légendaire qui garderait la trace de la désymbolisation1 » selon l’expression de

Claude Millet, plutôt que de réécritures ironiques. En effet, le saint modifié sous des plumes laïques (c’est-à-dire affranchies du clergé ou de la croyance traditionnelle, voire s’écrivant contre ceux-ci) souligne l’importance du vivier légendaire chrétien tout en tentant de le dépasser à travers l’entreprise de la réécriture. On pourrait également penser avec profit ce palimpseste dans les termes de Northrop Frye tels que les discutent Tzvetan Todorov dans la préface au

Grand Code qui mettent davantage en valeur l’aspect polémique et hybride de toute écriture référée. Dans le palimpseste hagiographique se côtoient « engagement » (à travers la reconnaissance de valeurs qui sont à même de forger un monde nouveau) et « désengagement »2

car ce que nous dit la réécriture, qui est positionnement vis-à-vis d’un texte référent, c’est que ces valeurs sont nécessairement différentes de celles qui prévalaient jusque-là, qu’elles sont le dépassement de l’ordre ancien vers une vérité autre3. Elle constitue par conséquent un processus

critique, évaluatif, mais également créateur. Être de l’entre-deux, le saint se mue en un personnage étrange où cohabitent idéologiquement repentir accusateur et proposition politique. En donnant un contenu différent à la forme ancienne, en l’actualisant temporellement parfois, les auteurs mesurent l’écart entre les ambitions de la figure et ses réalisations ultérieures, mais ce faisant, ils proposent bien de nouveaux usages à même de remplir la mission morale première.

Ce phénomène de variation peut paraître étonnant dans un siècle plutôt marqué par la rupture, dans son devenir historique, mais également dans son imaginaire, qu’il en soit la résultante – on pense à la Révolution française qui l’ouvre – ou qu’il l’accueille en son sein à travers les multiples révolutions et guerres qui le secouent. Toutefois, la pensée d’un retour et la recherche d’un dénominateur commun des siècles est présente chez plusieurs théoriciens de l’époque. Henri Tronchon constate, en 1930, chez les écrivains et les philosophes de 1830 « une

1 Claude Millet, Le Légendaire au XIXe siècle : poésie, mythe et vérité, op. cit., p. 25.

2 Northrop Frye, Le Grand Code. La Bible et la littérature [The Great Code. The Bible and Literature, 1981],

Catherine Malamoud (trad.), préface de Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, « Poétique », 1984, p. 14.

3 On pourrait évoquer avec Genette dans Palimpsestes une « transvalorisation », c’est-à-dire, dans le travail de

l’hypertexte, la présence d’un « double mouvement de dévalorisation et de (contre-)valorisation ». Gérard Genette,

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19 crise de renouvellement moral et, pour ainsi dire, de palingénésie intellectuelle1 ». Celle-ci

encourage à retravailler des motifs anciens et à questionner les bases spirituelles de la société, autrement dit ses fondations symboliques. Ainsi, Pierre-Simon Ballanche, dans ses Essais de

palingénésie sociale (1827-1829), essaie de réunir les « trois épopées » que sont le passé, le présent et l’avenir dans une « pensée unique »2. Des conceptions de l’histoire telles que celle

de Jules Michelet3 privilégient l’image d’un progrès héritier pour ainsi dire, c’est-à-dire d’un

progrès qui ne fait pas table rase du passé mais qui développe ponctuellement des idées empruntées aux époques antérieures4. Il ne s’agit pas d’une synthèse qui relèverait d’un

éclectisme à la Victor Cousin, mais d’une avancée progressive qui reconsidère à chaque grande étape la valeur axiologique des motifs et éléments qu’elle porte en elle. L’époque précédente produit du vrai et la lutte menée contre l’obscurantisme et le fatalisme n’équivaut pas à négliger tous les éléments autrefois hostiles. Paraphrasant l’historien lecteur de Vico, on pourrait dire que l’histoire est faite de corsi et de recorsi (c’est-à-dire de retours avec changement de plan) qui dessinent une évolution non rectiligne que l’on peut identifier au progrès5. C’est bien ce pli

qui est le lieu d’une réflexion politique, religieuse et idéologique sur le déploiement du temps à venir.

Notre étude porte sur la nature de la resymbolisation du personnage du saint et de son imaginaire en lien avec cette pensée du retour, et interroge les raisons d’une reprise là où des figures d’autorité dénuées de toute référence religieuse traditionnelle ou trop explicitement chrétiennes – telles que celles du grand homme et du génie – tentaient de se construire depuis la fin du siècle précédent. Quel est le sens de la référence à l’imaginaire hagiographique chez les penseurs progressistes ? Pourquoi demeure-t-elle dans une époque où les processus de laïcisation sont déjà en marche ? Quelle charge polémique la référence au saint peut-elle revêtir ? Autant de questions auxquelles les différentes étapes de notre raisonnement tenteront de répondre.

1 Henri Tronchon, Romantisme et préromantisme, Paris, Les Belles Lettres, 1930, p. 4-5.

2 Pierre-Simon Ballanche, Essais de palingénésie sociale. Prolégomènes, Paris, J. Didot aîné, 1827-1829, p. VI. 3 Dans son Discours sur le système et la vie de Vico, Michelet écrit : « Le miracle de [l]a constitution [de la

République de l’univers], c’est qu’à chacune de ses révolutions elle trouve dans la corruption même de l’état précédent les éléments de la forme nouvelle qui peut la sauver. Il faut bien qu’il y ait là une sagesse au-dessus de l’homme… » Jules Michelet, Discours sur le système et la vie de Vico, dans Jules Michelet, Œuvres complètes, Paul Viallaneix (éd.), Paris, Flammarion, t. I, 1971, p. 283-301, p. 299.

4 Voir Paule Petitier, « Jules Michelet », dans Simone Bernard-Griffiths, Pierre Glaudes et Bertrand Vibert (dir.),

La Fabrique du Moyen Âge au XIXe siècle : représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature françaises du XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2006, p. 385-398, p. 387 : « Sa conception de l’Histoire implique en effet que les époques antérieures ne sont pas dépassées, mais qu’il subsiste en elle des éléments pouvant être développés à nouveau ».

5 Voir l’article de Paule Petitier, « Progrès et reprise dans l’histoire de Michelet », Romantisme, 2000, no 608,

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20 Le nouvel investissement de la figure du saint participe également d’un mouvement de relecture de ce qu’a pu être l’histoire littéraire mais aussi l’histoire politique de la France. Dans le premier tiers du XIXe siècle, des écrivains refusent de se contenter, comme modèles, des

siècles classiques et ressentent la nécessité de remonter jusqu’à l’époque médiévale et de « disputer à la poussière du moyen âge1 » une partie de la littérature nationale. C’est bien à ce

contexte qu’appartient majoritairement la figure traditionnelle du saint (même si nous verrons qu’en amont, les saints des premiers temps du christianisme restent également des références). Charles Nodier, en 1833, par exemple, ne voit pas dans cette entreprise un recul temporel mais bien une « innovation réparatrice2 », liant dans un même mouvement, d’apparence antithétique,

désir du passé et projection dans l’avenir. Chez les conservateurs, l’intérêt pour la matière médiévale s’inscrit bien sûr dans une entreprise de restauration.

Toutefois on pourrait questionner cette passion médiévale au vu des idées politiques des écrivains qui nous occupent. Pourquoi cet intérêt pour les figures du Moyen Âge ? Deux hypothèses pourraient justifier cette référence. D’un point de vue politique, accueillir la matière médiévale équivaut, on l’a dit, à s’arroger le droit d’un héritage long qui était jusque-là l’apanage des conservateurs. La référence au Moyen Âge donne aux valeurs portées par le camp libéral une légitimité aux airs d’éternité. C’est que la génération libérale de la Restauration tente de concilier deux identités a priori distinctes : « fille de la Raison », elle se veut aussi « fille du temps »3. L’imaginaire médiéval marqué du sceau du catholicisme n’est plus alors un

repoussoir mais un élément qu’il s’agit de restituer dans sa véritable auctorialité : celle du peuple, sujet et objet des désirs de changements politiques au XIXe siècle. Ce mouvement prend

naissance avec Augustin Thierry qui, sans ébranler le rôle de la royauté, reconnaît la part décisive du peuple – à travers le Tiers État – dans l’histoire de la nation, y voyant le revers nécessaire du pouvoir monarchique. L’accord de ces deux pouvoirs trouve une actualisation dans la période médiévale.

D’un point de vue culturel, c’est une période qui est rattachée, dans l’histoire des représentations, au peuple. Ignorer la Renaissance et ce qui s’en est suivi, c’est faire fi de toute une culture classique qu’on rattache plus volontiers aux élites. C’est un geste politique de

1 Charles Nodier, « Discours de réception », 26 décembre 1833. Disponible sur le site de l’Académie française.

URL : http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-charles-nodier (consulté le 15 juin 2018).

2 Ibid.

3 Nous empruntons l’expression de ce paradoxe à Odile Parsis-Barubé dans sa notice sur Augustin Thierry, dans

Simone Bernard-Griffiths, Pierre Glaudes et Bertrand Vibert (dir.), La Fabrique du Moyen Âge au XIXe

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21 réappropriation qui n’est pas dénué d’ambiguïté (il entre par exemple en conflit avec l’héritage des Lumières comme nous le verrons un peu plus loin1). Qui plus est, dans une entreprise de

réévaluation perceptible notamment dans le retour en grâce du genre du conte, il s’agit également de mettre au jour une culture que l’axiologie dominante avait frappée d’infamie et de déconstruire les représentations contemporaines. Cette période est, par exemple, considérée dans les années 1830 par Michelet comme extrêmement féconde. Toutefois, le rapport à ce moment historique est très ambigu et les évolutions de l’historien montrent bien l’affrontement des représentations qui a lieu tout au long du siècle. Gageons qu’obscurantiste ou créatif, le Moyen Âge intéresse aussi ces auteurs à cause de sa résistance à l’interprétation historiographique ou symbolique. Cette opacité apparaît comme le reflet d’une difficulté à lire l’opacité présente. L’intérêt qu’il suscite est intimement lié à l’interprétation du devenir politique du XIXe siècle : découvrir la clé de cette période, c’est possiblement retrouver le sens

d’une histoire insaisissable par la simple observation.

Le retour est donc ancrage et virage à la fois. La référence au saint et son décalque ne peut prendre place dans une dichotomie simple entre « mythologie de conservation » et « mythologie de rénovation »2. Elle subsume ces catégories pour tenter de réfléchir aux modes

de liaison entre passé (héritage) et avenir (révolution, transition), elle interroge aussi la vision de l’autorité et de la hiérarchie sociale comme nous le verrons plus tard. Le Moyen Âge est un « interlocuteur obsédant de l’âge moderne3 » qui lui permet de penser ses contradictions et son

présent.

b. UN RAPPORT À LA SOCIÉTÉ : ÉDUQUER ET DÉPLORER

Un premier constat qui explique en partie la reprise de la figure que nous allons étudier est celui de la persistance de l’idée, à gauche de l’échiquier politique4 dans les années 1840,

1 Cet héritage n’étant pas lui-même dénué de toute ambiguïté comme le montre notamment Jean Sgard qui rappelle

qu’au milieu du XVIIIe siècle, certains auteurs comme Rousseau développent une rêverie sur le « bon vieux temps »

qui fait du Moyen Âge une terre d’évasion. Voir « Introduction – l’héritage du siècle des Lumières », dans Simone Bernard-Griffiths, Pierre Glaudes et Bertrand Vibert (dir.), La Fabrique du Moyen Âge au XIXe siècle, Représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature française du XIXe siècle, ibid., p. 35-44, p. 40-41.

2 Laudyce Rétat, « Les saints et les anges », dans Simone Bernard-Griffiths, Pierre Glaudes et Bertrand Vibert

(dir.), La Fabrique du Moyen Âge au XIXe siècle : représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature françaises du XIXe siècle, ibid., p. 509-617, p. 600.

3 Paule Petitier, « Jules Michelet », ibid., p. 385.

4 Je prends le terme de « gauche » dans le sens assez large que lui donne Philippe Boutry dans son article sur « La

gauche et la religion » : « les oppositions de matrice libérale ou démocratique aux régimes conservateurs par principe ou par évolution ». Au cours de cette étude, je préciserai si je distingue certains courants. Voir Philippe Boutry, « La gauche et la religion », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en

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22 que la religion est nécessaire. En effet – nous reviendrons sur cette idée dans notre deuxième partie – à travers elle, la société deviendrait autre chose qu’une addition d’individus. Une des premières raisons avancées pour justifier sa permanence est la nécessité de maintenir la sociabilité humaine. C’est un argument qu’on retrouve dans les discours des philosophes des Lumières. Dans Du contrat social, Jean-Jacques Rousseau affirmait déjà qu’il était décisif que

chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs; mais [que] les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’état ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui1.

Telle qu’elle survit à la critique rationnelle du XVIIIe siècle, la religion est une catégorie avant

tout fonctionnelle. Elle permet la cohésion et le respect de chacun vis-à-vis d’autrui tout en posant un but commun. Par ailleurs, elle évite le retour aux conflits d’intérêt et à la domination2.

Elle retrouve une de ses étymologies (incertaine) – celle qui met en valeur l’idée de liaison – et une fonction avant tout horizontale. Le divin n’est pas le premier interlocuteur dans cette approche ; la relation avec autrui qui permettra l’émergence de l’idée commune et la fera perdurer le surpasse de loin en importance. Tout au long du XIXe siècle, l’idée d’une religion

civile perdure chez des penseurs libéraux tels que Saint-Simon qui ne voit pas dans la somme des intérêts de chacun un ferment de solidité suffisamment sûr pour la société et lui préfère également l’imposition d’une religion qui agirait comme un but commun face à la dispersion qu’implique nécessairement l’individualisme3. En somme,

[e]n dépit des divergences idéologiques, le consensus se fait sur la nécessité d’établir un fonds commun de croyances afin d’assurer la cohésion de la société et de garantir le code moral dont dépend son bon fonctionnement. De même que les écrivains traditionalistes estiment que le sentiment religieux constitue le préalable à toute société stable, organique, respectueuse des institutions consacrées par le temps, d’autres penseurs venus d’horizons divers, tels Mme de Staël et Saint-Simon, s’accordent également à considérer la religion comme le garant fondamental de la paix sociale et de la vertu4.

1 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social [1762], livre IVe, chapitre 8, dans Œuvres complètes, Bernard Gagnebin

et Marcel Raymond (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1964, p. 468.

2 Notons que chez Rousseau cette religion n’est en aucun cas explicitée et qu’il ne s’agit donc pas de la religion

traditionnelle d’alors, le catholicisme. Le contenu importe moins que le résultat. Qui plus est, dans une époque de lutte contre l’Église instituée, il parait impossible de prendre en compte un quelconque héritage culturel.

3 Néanmoins, cette nécessité d’une religion n’appelle pas nécessairement une réécriture de motifs catholiques.

Tout un pan de la pensée utopiste a tenté de créer des spiritualités inédites exemptes de toute référence au catholicisme. Ce pan n’appartient pas à notre étude car il ne travaille pas sur des modèles préexistants comme celui du saint auquel nous nous intéressons, mais il n’en témoigne pas moins de la vive réflexion d’alors autour de la nécessité de symboles communs.

4 Neil McWilliam, Rêves de bonheur, L’art social et la gauche française (1830-1850), Dijon, Les Presses du réel,

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23 Sous des plumes anticléricales, socialistes ou républicaines, les œuvres qui nous intéressent présentent une persistance de l’imaginaire chrétien, et plus spécifiquement catholique, qui peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Bien que les écrivains récusent la religion institutionnalisée, la morale de l’Évangile qui prend une part de plus en plus grande au

XIXe siècle est la base de philosophies ou de pensées de la société. Sa diffusion pourrait relever

du double mouvement que décrit l’historien Jérôme Grondeux : alors que la religion institutionnalisée doit se limiter à l’espace privé, on assiste à la diffusion de concepts chrétiens dans toute la société moyennant une « relecture sécularisatrice1 ». Cette diffusion pourrait

apparaître comme une concession mais est, en réalité, assez innovante et scandaleuse dans la mesure où elle dépouille l’institution catholique de concepts qui jusque-là lui étaient propres. Dieu et les valeurs chrétiennes ne sont plus l’apanage de l’Église ni même celui des conservateurs. L’important n’est pas d’exclure toute référence religieuse mais bien au contraire de les émanciper, de les proclamer « hors des religions révélées et des Églises constituées2 » et

ce faisant de leur arracher un message qu’elles usurpent. On pourrait paraphraser Quinet et dire que « l’odeur de l’Éternel3 » n’est plus la propriété des catholiques, la métaphore convoquant

le sens insistant sur la dispersion et rendant bien compte de l’incapacité de cette pensée à être retenue dans une structure trop rigide4. Par ailleurs, cette référence oscille entre fonctionnement

exemplaire et constat désabusé, c’est-à-dire qu’après 1860, ne pouvant plus porter l’espoir politique, la convocation de l’imaginaire hagiographique perd peu à peu son pouvoir d’édification et ne dit plus que les difficultés du peuple.

again like their predecessors. Their wider political theories fall outside the scope of this study and can only be rapidly indicated, but at their heart in almost every case […] there lies a social religion, that is to say a system whose primary, though not necessarily exclusive preoccupation is with religion as uniting and inspiring a whole society and with men as citizens rather than as private individuals.” Je traduis : « Le premier souci de ces penseurs est celui de l’utilité sociale, comme leurs prédécesseurs. Une vision plus large de leurs théories politiques n’est pas l’objet de cette étude et peut seulement être rapidement évoquée, mais il y a toujours, en leur cœur, une religion sociale, c’est-à-dire un système dont le premier souci (même s’il n’est pas exclusif) est d’envisager la religion comme moyen pour unir et inspirer toute la société et les hommes comme des citoyens plutôt que comme des individus privés. »

1 Jérôme Grondeux, « Réflexions sur un rêve ancien : les religions de l’avenir », Romantisme, 2013, no 162, p.

33-43, p. 33.

2 Philippe Boutry, « La Gauche et la religion » dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des

gauches en France, op. cit., p. 328-329.

3 Cette citation est extraite de L’Ultramontanisme ou l’Église romaine et la société moderne de Quinet publié pour

la première fois en 1844 (voir édition des Œuvres Complètes, Paris, Pagnerre, t. II, 1857, p. 220) et rapportée par Jacqueline Lalouette dans « Introduction », Romantisme, 2013, no 162 (« La Laïcité »), p. 3-9, p. 4.

4 Jean Baubérot n’observe l’apparition de la morale indépendante qu’au début des années 1860. Jean Baubérot,

« Laïcité et morale », dans Peter Brockmeier et Stéphane Michaud (dir.), Sitten und Sittlichkeit im 19. Jahrhundert

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24 Cependant, il faut noter que la gauche française est divisée à cette époque dans sa référence même à la religion et que cette ligne de partage est déterminante pour notre corpus et pour le vocabulaire analytique employé. Avant d’aller plus loin dans notre réflexion, il paraît nécessaire de préciser ce que l’on entend par les termes de sécularisation et de laïcisation. Le premier désigne l’invasion de l’espace religieux par des pouvoirs profanes ; le second terme – quasi équivalent dans l’acception commune que nous en avons aujourd’hui – se charge d’un aspect plus polémique en faisant référence à des luttes politiques historiques. Toutefois, notons d’emblée que sa forme adjectivale est ambiguë en langue française puisqu’existent, au masculin, deux formes concurrentes : laïc et laïque. Pierre Ognier rappelle que dès 1798, le

Dictionnaire de l’Académie française enregistre une nuance qui sépare les deux sens du terme. Tandis que laïc désigne le « fidèle d’une religion ne faisant pas partie de son clergé1 »

(acception non polémique), laïque appliqué à une personne indique que celle-ci « ne se définit plus par sa non-appartenance cléricale, mais aussi et surtout par sa non-appartenance à une

religion positive comme ensemble de vérités révélées, dogmatiques et de pratiques rituelles2. »

Ainsi, laïque prend une tournure anticléricale et polémique. Dans cette étude, j’utiliserai les deux termes sécularisation et laïcisation dans un sens polémique et je préciserai les rares emplois purement descriptifs.

Ces questions de vocabulaire sont importantes car elles recouvrent en réalité des nuances de positionnements déterminantes chez nos auteurs. Ainsi, les libéraux tendent davantage à une sécularisation dans son sens le plus précis tel que le définit François-André Isambert : ils veulent « libér[er] la société de la tutelle des religions, c’est-à-dire, en définitive, de leurs organes d’autorité, les Églises3 », tandis que les démocrates semblent vouloir bâtir de nouvelles

religions sans plus aucune référence au christianisme. Il ne s’agit plus d’une entreprise de réappropriation mais bien d’une entreprise de création.

Le premier cas est bien illustré par le propos de l’« Introduction à l’Histoire universelle » de Michelet écrite en 1831. L’historien y retrace à grands traits l’évolution spirituelle de l’humanité et y différencie l’idée du christianisme de sa pétrification officielle dans l’histoire :

Le christianisme a constitué l’homme moral ; il a posé dans l’égalité devant Dieu un principe qui devait plus tard trouver dans le monde civil une application féconde.

1 Cité par Pierre Ognier dans son ouvrage Une école sans Dieu ? 1880-1895 : l’invention d’une morale laïque sous

la IIIe République, préface de Jean Baubérot, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, « Tempus », 2008, p. 36.

2 Ibid., p. 36-37.

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Cependant les circonstances qui entourèrent son berceau l’ont rendu moins favorable à l’action commune, à la vie sociale, qu’à la contemplation inactive et solitaire1.

La différence entre l’idée et son application étant posée, les auteurs vont pouvoir sauver les principes de cette spiritualité grâce à une sorte d’idéalisation, une décantation du sens qui ramènerait au message originel. À ce prix, « les modèles théologiques existants sont encore capables de relever les défis de la rénovation sociale2 ».

S’il s’agit de faire corps, d’embrasser la totalité de la société dans une unité religieuse, cette exigence implique de revaloriser certaines parties de la communauté jusque-là méprisées. En parallèle du désir de réunion sociale, se développe l’idée d’une élévation. Cette entreprise est étroitement liée à un projet d’éducation qui se fait jour dans le camp libéral à partir des années 1830. Comme le constate René Guise :

on peut dater approximativement des lendemains de la révolution de 1830 la prise de conscience du pouvoir de l’endoctrinement du roman. C’est alors que la jeunesse libérale, déçue par la tournure des évènements, mesura que le peuple n’était pas suffisamment formé pour mener une révolution au-delà de quelques jours d’émeute, et en conclut que l’émancipation politique passait par l’émancipation intellectuelle3.

Ainsi débute dans les années 1830 la production d’une littérature massive explicitement à destination du peuple. La nécessité d’une autre éducation populaire habite dans ces mêmes années 1830 les écrivains qui, malgré des parcours tortueux, se retrouvent à un moment de leur vie dans l’engagement libéral. De nombreux textes célèbres témoignent dans cette période de la nécessité d’une éducation du peuple notamment par la littérature, qu’on pense à la très célèbre préface à Lucrèce Borgia de Hugo, créé le 2 février 1833, qui considérant qu’« il y a beaucoup de questions sociales dans les questions littéraires » octroie « une mission sociale, une mission humaine4 » au théâtre, art de l’immédiation s’il en est.

Notre étude est donc prise dans un mouvement de réaction moderne, pour ainsi dire. Le camp libéral souhaite jouer éducation contre éducation avec le camp conservateur et, pour cela, il va lui être nécessaire de bâtir une nouvelle exemplarité. Celle-ci n’est pas exempte d’un héritage qu’on associe plus volontiers à l’Ancien Régime, celui de la religion catholique à

1 Jules Michelet, « Introduction à l’Histoire universelle », dans Jules Michelet, Œuvres complètes, Paul Viallaneix

(éd.), Paris, Flammarion, t. II, 1972, p. 229-258, p. 256.

2 Neil McWilliam, Rêves de bonheur, L’art social et la gauche française (1830-1850), op. cit., p. 15-16.

3 René Guise, « Le roman populaire est-il un moyen d’endoctrinement idéologique ? », dans Stéphane Michaud

(dir.), L’Édification, morales et cultures au XIXe siècle, préface de Max Milner, Paris, Créaphis, 1993, p. 173-179, p. 175.

4 Victor Hugo, préface à Lucrèce Borgia [1833], reprise dans les Œuvres complètes, Théâtre I [1985], Anne

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