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L’héritage hagiographique comme toile de fond : indices du récit exemplaire dans les romans de la

Rancé de Chateaubriand (1844)

II. L’héritage hagiographique comme toile de fond : indices du récit exemplaire dans les romans de la

charité de Balzac

La majeure partie de cette étude se basera sur trois textes essentiels dans la pensée balzacienne de la charité. En effet, dès les années 1830 et 1831, au moment de la politisation de son catholicisme1, Balzac développe une pensée de l’action chrétienne qui s’oppose au modèle trappiste privilégié par l’Ancien Régime mais aussi à la philanthropie laïque telle qu’elle se développe à la même époque. Dans son esprit, cette dernière s’apparente à une forme de pharisianisme moderne et délaisse l’âme en s’occupant exclusivement du corps. La conviction qu’a Balzac que le catholicisme peut s’ancrer à la fois dans les actes et dans les âmes et peut avoir une influence politique, se traduit par trois romans majeurs : Le Médecin de

campagne, paru en 1833, Le Curé de village, paru en 1841, et enfin L’Envers de l’Histoire

contemporaine, son dernier écrit, paru en 1848. Faisant explicitement œuvre d’édification, ces romans prennent place dans cette pensée et soulignent la volonté d’agir omniprésente dans la réflexion balzacienne. Preuve en est que Le Médecin de campagne et Le Curé de village mettent en avant, dans leurs titres, un sacerdoce et un métier, c’est-à-dire des modes d’action sur le monde.

Les textes balzaciens inscrivent cet agir dans une tradition catholique ancienne qui est celle du récit hagiographique. Les personnages sont des saints modernes, qui rayonnent par leur sacerdoce ainsi que leurs acta, et qui renvoient à la vérité éternelle de la religion. L’hagiographie est un modèle littéraire tout comme un modèle pragmatique qui innerve l’écriture du romancier, que ce soit dans la construction d’un cadre ou dans celle des personnages. L’importance de l’intertexte est martelée, cette répétition allant dans le sens de l’accréditation des idées politiques et religieuses de Balzac.

Honoré de Balzac, « Préface de la première édition », dans Le Curé de village, dans La Comédie humaine, Pierre-Georges Castex (éd.), t. IX, 1978, op. cit., p. 637.

1 Au lendemain de la révolution de 1830, la religion apparaît à Balzac comme un « instrument de force et de puissance » capable de contenir les ambitions d’une bourgeoisie mesquine et d’une jeunesse amorale. Voir Philippe Bertault, Balzac et la religion [1942], Genève, Slatkine Reprints, 1980, p. 194.

154 a. UNE INSPIRATION CONSTANTE DANS LA COMÉDIE HUMAINE

Avant d’étudier les romans que Balzac rattache de manière insistante, dans ses écrits, au thème de la charité, il faut noter que la sainteté n’est pas un motif qui leur est propre. En effet, comme l’a montré Anne-Marie Baron, à travers plusieurs études critiques1, il émaille toute La Comédie humaine. Celle-ci est certes une œuvre qui se veut descriptive, mais son ambition édificatrice n’est pas voilée. En effet, la facilité à employer les mots de la sainteté et à réinvestir ses figures n’est pas étonnante si l’on considère que la « comédie » projetée par Balzac fait référence à La Divine comédie de Dante dont l’action se déploie dans trois espaces propres à la théologie catholique (l’enfer, le purgatoire et le paradis), et qu’elle n’est pas sans faire penser également au topos rhétorique du theatrum mundi. La sainteté englobe un réservoir de motifs par lesquels se pense l’idéalisation balzacienne dans un univers qui est souvent dysphorique.

Au sein des romans, les parcours des personnages sont sans cesse associés à des trajectoires religieuses, surtout quand ils s’inscrivent dans une dynamique de déchéance sociale. Le martyr, qui, selon la critique, est un véritable « hiéroglyphe2 » de l’imaginaire balzacien, est une figure sur laquelle se calquent un grand nombre de destinées : Louis Lambert est « semblable aux martyrs qui souriaient au milieu des supplices3 » ; le père Goriot est un véritable « Christ de la paternité4 ». Dans Illusions perdues, après s’être sacrifiée des années durant pour la réussite sociale de son frère Lucien de Rubempré, Ève, « sainte créature5 », a, au retour de celui-ci, « le sourire des saintes au milieu de leur martyre6 ». En un mot, « Balzac est sensible à la valeur anthropologique et esthétique de la sainteté7 ». Il reconnaît un désir d’admiration et une fascination pour les modèles religieux d’abnégation, tout comme il trouve en eux des caractéristiques intéressantes pour peindre certains de ses personnages, sacrifiés aux

1 Voir Anne-Marie Baron, « Saintes laïques », dans Balzac ou les hiéroglyphes de l’imaginaire, Paris, Honoré Champion, « Romantismes et modernités », 2002, p. 155-162. On peut également consulter en ligne l’article suivant : Anne-Marie Baron, « Balzac hagiographe : Comédie humaine ou Légende dorée ? », Les Dossiers du

Grihl, 2015/01, p. 1-9. Mis en ligne le 02 décembre 2015 (consulté le 15 février 2016).

URL : http://dossiersgrihl.revues.org/6433

2 Anne-Marie Baron, Balzac ou les hiéroglyphes de l’imaginaire, op. cit., p. 152.

3 Honoré de Balzac, Louis Lambert [1832], dans La Comédie humaine, Pierre-Georges Castex (éd.), op. cit. t. XI, 1980, p. 613.

4 Honoré de Balzac, Le Père Goriot [1835], dans La Comédie humaine, Pierre-Georges Castex (éd.), op. cit., t. III, 1976, p. 231. En 1834, il écrivait déjà dans une lettre à Madame Hanska que Goriot était « père comme un saint,

un martyr est chrétien ». Honoré de Balzac, Lettres à Madame Hanska, 1832-1844, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990, p. 195. L’auteur souligne.

5 Honoré de Balzac, Illusions perdues [1837], dans La Comédie humaine, Pierre-Georges Castex (éd.), op. cit., t. V, 1977, p. 165.

6 Ibid., p. 644.

155 valeurs bourgeoises que sont l’ambition, la gloire et l’argent. En effet, comme le montrent les personnages cités plus tôt, la sainteté est un imaginaire majoritairement victimaire. Lui être fidèle, c’est se condamner à mourir ; s’en départir est une condition sine qua non pour qui veut accéder à la bonne société urbaine et à la réussite économique.

C’est le cas du personnage de Lucien de Rubempré qui commence sa carrière littéraire par un Saint Jean dans Pathmos, que sa sœur apprécie beaucoup, mais dont le succès auprès du monde paraît incertain. Dans le cadre du roman, l’œuvre du poète est le symbole métalittéraire d’une inspiration jugée obsolète :

Cette émotion passée, David fit observer à Lucien que son poème de Saint Jean

dans Pathmos était peut-être trop biblique pour être lu devant un monde à qui la poésie apocalyptique devait être peu familière. Lucien, qui se produisait devant le public le plus difficile de la Charente, parut inquiet1.

Le terme de « biblique » qu’on retrouve ici et qui nous permettait de qualifier la sainteté inaccessible décrite par Chateaubriand dans Vie de Rancé témoigne de nouveau d’une incompréhension qui est d’ordre culturel. Il est d’ailleurs assez significatif que le saint choisi par Lucien ne soit pas un saint qui appartient au folklore médiéval, mais un saint du texte sacré : l’étrangeté et l’exotisme n’en sont que plus forts2. Dans une société où l’autorité suprême a été balayée par la Révolution, le sacré ne peut plus se dire sur le même mode qu’auparavant au risque d’être trop hermétique. L’impression de David Séchard est confirmée par la sanction silencieuse du salon de Madame de Bargeton qui refuse d’écouter le poème :

[Il] allait obéir à la voix de Louise en déclamant Saint Jean dans Pathmos ; mais la plupart des tables de jeu avaient attiré leurs joueurs qui retombaient dans l’ornière de leurs habitudes en y trouvant un plaisir que la poésie ne leur avait pas donné. Puis la vengeance de tant d’amours propres irrités n’eût pas été complète sans le dédain négatif que l’on témoigna pour la poésie indigène, en désertant Lucien et madame de Bargeton. Chacun parut préoccupé3 […].

En dehors des milieux populaires et des campagnes, la sainteté n’est plus audible ni appréhendable, semble nous dire Balzac. L’imaginaire de sainteté est un reliquat du provincial et du sentimental, et, dans la narration, un moyen de souligner son inévitable défaite face au

1 Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 185.

2 Par ce saint, l’imaginaire religieux est également désigné comme dépassé. Il s’agit du saint annonçant traditionnellement la fin du monde, l’Apocalypse. Ironiquement, à travers le jugement porté sur le poème de Lucien, la figure du saint même apparaît comme appartenant à cet ancien monde, qui comme la vieille terre dans la Bible, doit être roulé et jeté au feu.

156 monde moderne1. Elle lui est étrangère car perçue comme antique, mais aussi parce qu’elle remet en cause des valeurs sur lesquelles il s’est établi. Dans cette perspective, elle trouve, dans le roman, un rôle de contre-point qui, tout en disant la possibilité d’un être meilleur, la détruit par le tourbillon des ambitions et des vanités2.

Pourtant, les trois romans choisis semblent échapper à ce travail de sape en se concentrant spécifiquement sur le travail accompli par la vertu loin de toute logique mondaine, dans des espaces retirés : le canton de Benassis, Montégnac et au sein des réunions secrètes des bienfaisants de L’Envers de l’Histoire contemporaine. Ces replis permettent à la sainteté des personnages balzaciens de se développer dans toute son ampleur.

b. UNE AMBITION : SINSCRIRE DANS LES RÉSEAUX DE LA LITTÉRATURE ÉDIFIANTE

L’intention qui préside à la rédaction de ces trois œuvres s’inscrit dans la tradition de la littérature édifiante. Lors de la rédaction du Médecin de campagne, Balzac écrit à Zulma Carraud qu’il veut faire « un écrit bienfaisant à gagner le prix Montyon3 ». Évoquant le même texte, dans une lettre du 30 septembre 1832 à Louis Mame, directeur de la maison d’édition du même nom, il dit son désir d’atteindre la « gloire populaire4 » en vendant des exemplaires d’un livre in-18. Ce petit volume devrait pouvoir « aller en toutes les mains, celle de la jeune fille, celles de l’enfant, celles du vieillard et même celles de la dévote5 ». Dans cette optique, Balzac prend pour modèles « l’Évangile et le Catéchisme6 ». Le projet d’éditer chez Mame – maison qui, depuis 1820, veut « délivrer un message chrétien, et plus encore, bâtir une société chrétienne7 » – dit assez bien que le roman en question côtoie l’esthétique de la Bibliothèque bleue et trahit le désir d’un vaste succès populaire, les réseaux de la littérature édifiante étant particulièrement développés en ce début de siècle. En un mot, le récit exemplaire est un récit qui se vend. De ce point de vue, des titres tels que l’Imitation et les vies des saints restent des

1 Lorsqu’elle est surimprimée à un personnage aguerri aux codes sociaux, la sainteté n’est souvent qu’un leurre. C’est le cas par exemple de la princesse de Cadignan dont l’aspect exemplaire n’est qu’une posture. Voir Jean Kaempfer, « Une sainte au faubourg. La Princesse de Cadignan », L’Année balzacienne, 2013/1, nO 14, p. 99-111.

2 Néanmoins, si, aux yeux du jeune Lucien, le public du salon de Madame de Bargeton peut être le symbole de la distinction et du raffinement, du point de vue du narrateur balzacien, il n’incarne pas forcément la modernité et ce passage témoigne également du rejet des grands thèmes de la poésie romantique.

3 Honoré de Balzac, Correspondance, Paris, Garnier frères, « Classiques Garnier », t. II, 1962, p. 129 (lettre du 23 septembre 1832).

4 Ibid., p. 141.

5 Honoré de Balzac, Correspondance, t. II, op. cit., p. 141. C’est l’auteur qui souligne.

6 Ibid.

7 Tangi Villerbu, « Mame propagateur de la foi », dans Cécile Boulaire (dir.), Mame, Deux siècles d’édition pour

157 modèles esthétiques et économiques pour certains auteurs. Le roman, qui paraît après un retard significatif de livraison chez Mame-Delaunay en 1833, assume cette veine littéraire et sa teneur idéologique avant même le début du récit si bien que l’Académie envisage effectivement un moment, en 1834, de lui décerner le prix Montyon1. Par ailleurs, l’engagement dans une tradition littéraire et éditoriale est explicité sur la page de titre des deux tomes de la première édition qui présentent l’illustration suivante de Henry Monnier :

Gravure de frontispice de Henry Monnier, Honoré de Balzac, Le Médecin de campagne, Paris, Mame-Delaunay, t. I, 1833, page de titre.

L’image superpose d’emblée l’action du roman au chemin de croix du Christ, affirmant ainsi l’inspiration catholique et le fonctionnement pragmatique de la lecture : elle doit inciter à faire des bonnes actions et à endurer les souffrances de la vie. Elle préfigure l’immense croix en sapin qui viendra orner la tombe du médecin, réaffirmant l’interprétation chrétienne de la destinée de Benassis. Pour citer une lettre de l’auteur du 22 février 1833 à Zulma Carraud,

L’Imitation de Jésus-Christ y est « m[ise] en action2 ».

C’est une dimension qui est bien évidemment beaucoup plus prégnante avec le roman de 1841, Le Curé de village, dont le titre inscrit davantage l’œuvre balzacienne dans une perspective religieuse. Dans la préface de la première édition de 1841, Balzac dessine lui-même le parallèle entre les deux œuvres :

si l’ouvrage auquel Le Curé de village servira peut-être un jour de pendant, pour employer une expression vulgaire qui explique tout, si Le Médecin de campagne est

1 Pierre-Antoine Perrod, « Autour du Médecin de campagne, de Mercadet au Prix Montyon », Bulletin du

Bibliophile et du Bibliothécaire, 1962, no 1, p. 1-25, p. 25.

2 Honoré de Balzac, Correspondance, t. II, op. cit., p. 253 (lettre du 22 février 1833 à Zulma Carraud). Les trois lettres que nous venons de citer sont évoquées par Mireille Labouret. Voir Mireille Labouret, « “L’Évangile en action” : Imitation et création dans Le Médecin de campagne », dans Olivier Millet (dir.), Bible et littérature, Paris Honoré Champion, « Travaux et recherches des universités rhénanes », 2003, p. 183-198, p. 184-185.

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l’application de la philanthropie moderne à la civilisation, celui-ci devrait être l’application du repentir catholique1.

Voilà la thèse formulée. La vie de Véronique devra en être une illustration. La préséance de l’idée, que met en valeur cette préface, s’accorde au caractère idéologique du récit religieux.

Enfin, Balzac écrit également L’Envers de l’Histoire contemporaine pour le présenter au prix Montyon, qui récompense l’ouvrage littéraire le plus utile aux mœurs2. De septembre 1842 à novembre 1844, la première partie du roman est publiée, sous la forme de plusieurs nouvelles, dans Le Musée des familles, revue bi-mensuelle sous-titrée « lectures du soir ». Parution destinée à une lecture familiale et au temps de la veillée, elle privilégie les récits courts à finalité morale. Par ailleurs, comme le rappelle Bernard Leuilliot, la réunion de ces récits sous la forme d’un roman à caractère moral est annoncée dans la préface de la première édition de

Splendeurs et misères des courtisanes3. Ce roman doit faire contrepoids à la représentation du vice dans les « Scènes de la vie parisienne ». Ainsi le projet balzacien, porté par une croyance personnelle mais aussi par des circonstances matérielles qui obligeaient l’auteur au succès4, épouse-t-il les formes du récit d’édification.

c. DES ROMANS AUX AIRS DHAGIOGRAPHIES : LA DÉCONTEXTUALISATION

Le rapprochement plus spécifique de la structure de ces écrits avec celle de l’hagiographie se réalise à travers deux éléments essentiels : le rapport au temps et le rapport aux personnages. Le premier relève d’une forme d’abstraction qui est favorable à l’expression du sacré ; le second, en accord avec la pensée d’un temps paradigmatique, fait des personnages des symboles, des successeurs dans la foi de certaines figures de l’Évangile ou de figures de la tradition chrétienne. Les romans ne se contentent pas de présenter des personnages qui mènent des actions prenant sens dans un contexte religieux. Le récit en lui-même porte le signe d’un agir, mais aussi d’un être religieux, dans toutes ses composantes, qu’il s’agisse d’instances actancielles ou de données contextuelles.

1 Honoré de Balzac, « Préface de la première édition », dans Le Curé de village [1841], op. cit., p. 637-639, p. 637. La continuité désignée réconcilie la perspective moderne et athée (la philanthropie des Lumières) avec une perspective chrétienne.

2 Selon Bernard Leuilliot, « Le 1er juin 1841, Balzac fait part à Mme Hanska de son intention de “faire un livre pour le prix Monthyon [sic]”, décerné chaque année par l’Académie française au “livre le plus utile aux mœurs” ». Bernard Leuilliot, « Notice de L’Envers de l’Histoire contemporaine, roman d’Honoré de Balzac », dans Honoré de Balzac, La Comédie humaine, édition critique en ligne par le Groupe International de Recherches Balzaciennes, le Groupe ARTFL (Université de Chicago), et la Maison de Balzac. URL : http://www.v1.paris.fr/commun/v2asp/musees/balzac/furne/notices/envers_de_l'histoire.htm (consulté le 10 février 2016).

3 Ibid.

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Éternité et suspension du temps : l’entrée des récits dans un temps du sacré

En premier lieu, le contexte dans lequel évolue chacun des personnages est imprégné d’un imaginaire religieux. La mise en suspens du temps que les romans suggèrent travaille dans le sens d’un désancrage, d’un retrait par rapport à l’histoire qui est propice au développement d’un tel imaginaire. En se concentrant sur un personnage, qui est certes caractérisé par un lieu, mais un lieu qui désigne une topographie primaire, non spécifique (la campagne ou le village), deux des titres des romans qui nous occupent vont dans le sens d’une interprétation essentielle du contexte.

Dans Le Médecin de campagne, le canton dans lequel se déroule l’action est immédiatement identifié au décor des scènes de la tradition chrétienne. L’élucidation topographique du lieu est moins importante que son inscription dans un imaginaire large. « [L]a partie [du] canton située sur les pics conserve des coutumes empreintes d’une couleur antique et qui rappellent vaguement les scènes de la Bible1 ». Bien que le roman s’ouvre sur une date – 1829 – d’autant plus importante qu’elle résonne d’une révolution à venir, et sur Genestas, personnage qui prend part aux guerres napoléoniennes, au sein de l’espace créé, l’histoire contemporaine se perçoit seulement à travers l’épisode éloquent de la veillée. Genestas et Benassis épient une veillée paysanne durant laquelle un soldat raconte la geste napoléonienne. Ce fragment d’histoire ne peut atteindre le peuple qu’à travers une transformation en légende, c’est-à-dire une mythification qui rejoint la suspension décrite plus tôt. L’histoire n’est possible que comme récit fabuleux.

Cela est d’autant plus clair dans la description qui ouvre Le Curé de village, tant l’incipit est fortement tributaire d’un imaginaire médiéval. En effet, le Bas-Limoges est présenté par le narrateur comme un cabinet d’antiquités, un trésor pour le médiéviste chevronné. La demeure des Sauviat, la famille dans laquelle naîtra la protagoniste Véronique, est « une de ces boutiques auxquelles il semble que rien n’ait été changé depuis le Moyen Âge2 ». Un des piliers de la bâtisse « situé à l’angle des deux rues, se recommand[e] aux amateurs d’antiquités par une jolie niche sculptée, où se vo[it] une vierge mutilée pendant la Révolution3 ». Ce n’est plus le temps biblique qui permet la déshistoricisation a priori de l’action mais le temps médiéval. Malgré le fait qu’il correspond à une catégorie historique, il est présenté comme une vignette, un non-temps s’opposant à la linéarité du non-temps moderne qui n’apparaît plus que comme une blessure

1 Honoré de Balzac, Le Médecin de campagne [1833], dans La Comédie humaine, op. cit., t. IX, 1978, p. 443-444.

2 Honoré de Balzac, Le Curé de village, op. cit., p. 641.

160 sur une vierge qui demeure pourtant1. Il semble que l’action hérite d’un « temps immémorial2 », y demeure, le cadre de la ville de province favorisant la langueur. Cet aspect de vignette s’intensifie à la mention, dans la description, de l’école hollandaise de peinture qui fait bien de ce lieu un objet historique plus qu’un contexte au sens réaliste du terme.

Exclu de l’histoire générale, le temps retrouve une forme de scansion subjective à travers l’existence du personnage. Par son âge, le lecteur perçoit la durée et appréhende les évolutions : il apprend progressivement que Véronique a onze ans, puis qu’« elle fut à quinze