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Notre corpus ne présente pas d’unité du point de vue des genres littéraires et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cela est lié à la source même de l’imaginaire : l’hagiographie, base de la reprise que nous étudions, n’a jamais été un genre littéraire en soi. Comme le rappelle Evelyn Birge Vitz :

Les séquences narratives et les motifs qui nous occupent – qu’il s’agisse de la vita, du récit de martyre ou encore du nimbe, du rite du refus, etc. – trouvent une réalisation dans différents genres littéraires selon les époques. La critique expose, par exemple, le cas de l’époque médiévale durant laquelle la prose se faisant analytique, l’hagiographie migre au théâtre qui permet de sauvegarder la parole du saint2.

Qui plus est, cet imaginaire a une visée bien particulière, du moins dans son utilisation exemplaire qui correspond aux deux premiers temps de notre réflexion : il a une valeur pragmatique. Et pour cause : il est pris dans une dynamique d’édification puisque le texte doit avoir un effet sur son lecteur et n’a pas de raison d’être sans ce pouvoir inchoatif. Dès lors, le

1 Evelyn Birge Vitz, « Vie, légende, littérature », Poétique : Revue de théorie et d’analyse littéraires, novembre 1987, no 72, p. 387-402, p. 400.

2 Ibid. Dans notre étude, le théâtre ne sera que très raremet convoqué. L’imaginaire hagiographique y est quasi absent. Par ailleurs, dans la perspective de remplacement qui est celle des auteurs étudiés, les canaux privilégiés sont ceux de la culture populaire : plaquettes, récits courts pour la veillée, almanachs, etc. Le théâtre apparaît peut-être, de ce point de vue, trop urbain.

[elle] peut être racontée, chantée, lue à haute voix ou en privé et de façon silencieuse : elle peut être composée sous forme de vers ou de prose ; elle peut être lyrique, narrative ou dramatique. On la trouve dans des genres aussi variés que l’hymne, le panégyrique, l’épopée, le roman, le miracle dramatique et le sermon. Ce n’est donc pas, à parler formellement, un genre1.

32 rapport d’exemplarité qui s’établit est nécessairement un rapport de fictionnalisation : en effet, l’appartenance à la fiction ou non du personnage exemplaire ne détermine pas des réceptions différentes. Dans tous les cas, l’exemplarité suppose une projection de la part du sujet lisant qui est de l’ordre de la fiction car « le rapport entre le modèle et son imitateur est un rapport idéal, indépendant des conditions d’espace, de temps, de présence effective, indépendant même de l’existence historique du modèle1 ». Ainsi, cette étude subsume les différences entre romans, nouvelles ou encore prose historiographique en vertu du rapport nécessairement imaginaire au texte d’édification.

L’hagiographie catholique agira comme un point de comparaison et un tremplin pour considérer ce que peut être un saint laïque hors de la fiction et en elle. En effet, il est difficile d’évaluer le scandale de la reprise sans poser au préalable les évolutions du modèle premier. Pour cette raison, même si les années 1840 restent un point nodal de la réflexion pour évaluer la reprise hagiographique laïque, j’ai élargi les bornes chronologiques de l’étude pour offrir plus largement, à deux reprises, des visions d’ensemble de la production catholique sur le siècle ou de son traitement critique (chapitre 1 et chapitre 4). Qui plus est, la première grande partie de ce travail lui sera entièrement consacrée car il semble qu’on y observe les premiers ferments d’une laïcisation notamment dans les œuvres de Balzac et de Chateaubriand dont les aspects religieux ne sont pas dénués d’ambiguïté : il n’y aurait pas de solution de continuité entre hagiographie catholique et hagiographie du profane, mais plutôt un changement de perspective. Le reste du corpus sera composé de deux types de textes en prose. D’une part, les vies historiques désignées explicitement comme prenant part à des martyrologes laïques ou comme appartenant au genre de la vie de saint (de ce point de vue, les paratextes sont déterminants). Les principaux représentants en sont Michelet, Esquiros, Dumesnil ou encore Lamartine. D’autre part, les œuvres de fiction, romans, et occasionnellement nouvelles, qui construisent des personnages répondant aux critères du saint et qui sont reconnus, dans la fiction, par des processus analogiques ou métaphoriques, comme étant des saints, malgré leur indépendance vis-à-vis des dogmes ou leur absence de reconnaissance d’une transcendance traditionnelle (Dieu). Ce deuxième pan convoque notamment les œuvres de Hugo, Dumas, Sand et Sue. Le premier moment d’infléchissement de l’imaginaire est 1848, période d’une reprise active et triomphante, qui, tel un foyer rayonnant en amont et en aval, éclaire toute la deuxième

1 Max Scheler, Le Saint, le génie, le héros [Vorbilder und Führer, 1944], Émile Marmy (trad.), Paris, Emmanuel Vitte éditeur, « Animus et anima », 1958, p. 12.

33 partie ; quant au champ d’étude de la dernière partie de ce travail, il s’étend des années 1860 jusqu’aux années 1880, moment d’un épuisement du modèle concomitant avec de nouvelles déceptions politiques (notamment le Second Empire et 1870) et convoque les œuvres de Zola, des Goncourt, de Montégut ou encore Cladel. Notons que, significativement, à ce moment de la réflexion, le pan historiographique disparaît de l’étude tant il s’amenuise avec les défaites politiques. Par cette disparition, la prose enregistre les difficultés du réel. Le dernier chapitre, qui traite des Évangiles de Zola et qui présente un saut par rapport à notre chronologie globale – il nous fait basculer au tout début du XXe siècle – paraissait nécessaire, tant la critique qui affleure vis-à-vis de la survivance hagiographique dans les Rougon-Macquart au début des années 1880 se voit confirmée par une substitution complète de modèle dans le dernier cycle de l’auteur.

J’ai volontairement écarté de mon corpus des œuvres pourtant importantes pour la représentation du saint et ayant donné lieu à une abondante bibliographie critique1 comme celle de Flaubert ou encore celle de certains symbolistes de la fin du siècle. Le mot « laïque » recouvrant également un enjeu idéologique, il m’a semblé important de préserver une unité politique autour de la notion en mettant en avant des écrivains dont les liens, intellectuels ou effectifs, avec la pensée égalitariste et/ou la République sont décisifs pour leurs travaux esthétiques.

C’est qu’à l’instar d’Aude Bonord dans son étude sur les hagiographies du XXe siècle, du point de vue de la méthodologie adoptée, il s’agit de croiser histoire des formes et histoires des idées dans le parcours dessiné par le transfert de l’imaginaire hagiographique des années 1840 aux années 1880, décennie où cet « évènement de survivance2 » s’épuise. Pour atteindre ce but, la micro-analyse des textes est un outil indispensable à mon enquête. Afin de prendre de la hauteur sur les mécanismes globaux qui agissent, par exemple, sur la poétique romanesque – romantique ou naturaliste – ou sur l’historiographie générale du XIXe siècle, le cours de la

1 On pense notamment au « Cœur simple » de Flaubert qui, contrairement aux deux autres récits des Trois Contes, présente ce déplacement du sacré au profane. Outre la longue étude incluse dans la thèse de Sabine Narr évoquée plus tôt, on peut notamment citer l’article de Myriam Bendhif-Syllas (« De Flaubert à Genet : la subversion de la légende des saints », Revue Flaubert, 2009, no 9, disponible en ligne, URL : http://flaubert.univ-rouen.fr/revue/article.php?id=28). De plus, dans une perspective d’unité du corpus, l’engagement de Flaubert dans un mouvement littéraire ou dans une pensée politique paraissait trop incertain pour appartenir à l’archéologie de ce qu’on nomme désormais la sainteté laïque.

2 Expression employée par Georges Didi-Huberman dans L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des

fantômes selon Aby Warburg (Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2002, p. 169) et réutilisée par Alexandre Gefen dans son article intitulé « L’hagiographie, mort et transfiguration d’un genre littéraire. De Flaubert à Michon », dans Nathalie Koble et Mireille Séguy (dir.), Passé, Présent, Le Moyen Âge dans les fictions

34 réflexion s’appuie sur des études précises de motifs ou de séquences narratives hagiographiques. Comme l’écrit Myriam Watthee-Delmotte à propos du lien entre rite et littérature, ces séquences narratives et ces motifs laïcisés, même s’ils peuvent parfois paraître fuyants, sont toujours

susceptibles d’exploitations structurelles dans le texte par l’activation de fonctions multiples : intertextuelle (la mention d’un rite renvoie à un hypotexte), topologique (un rite est toujours réitératif ; il fonctionne comme un repère), catastrophique (le rite appelle une dynamique précise d’organisation du sens tout en étant ouvert à une infinité d’actualisations possibles), idéogrammatique et générative (il est l’indice de schèmes de structuration éprouvés et libère des virtualités sémantiques et symboliques1).

L’analyse de détail ne correspond donc pas à une réduction de focale ; sertis dans le texte, les différents moments de la reprise de cet imaginaire, même s’ils ne s’organisent pas en chaîne continue entérinant une reprise extrêmement visible, créent un dialogue avec d’autres moments du développement narratif et, plus largement, avec le contexte idéologique et culturel de leurs lecteurs. Le caractère momentané de la convocation de motifs ou de séquences narratives est compensé par la profondeur historique du support. En retour, cette intermittence est aussi le signe de la modernité du traitement de l’héritage comme nous le verrons.

Enfin, je dirai un mot de l’ambition d’exhaustivité : dans le cas de l’étude d’un imaginaire, elle paraît bien vaine, et les convocations ponctuelles d’article de revues, de comptes-rendus de romans ou encore l’évocation de plaquette ou de chansons tout au long de ces études le montreront2. Les auteurs étudiés sont, pour la plupart, connus, et leur position de surplomb – actée non pas seulement par leur postérité littéraire mais à l’époque même – n’est pas sans intérêt. Elle pose à nouveaux frais la question de la possibilité même d’écrire pour le peuple, ou du moins, sur le peuple, en s’affranchissant de son propre milieu, ou, pour utiliser un vocabulaire déjà présent à l’époque, de sa classe.