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De l’hagiographe à l’historien de la sainteté : une nouvelle approche possible

Rancé de Chateaubriand (1844)

IV. De l’hagiographe à l’historien de la sainteté : une nouvelle approche possible

À l’époque où Chateaubriand écrit le texte qui nous occupe, la vie de saints traditionnels est un genre en pleine mutation. La société des Bollandistes, fondée au XVIIe siècle, connaît une nouvelle actualité autour de la vie de saint et la critique historique prend une part importante dans les écritures hagiographiques en essayant, tout en maintenant un but d’édification, d’être le plus fidèle possible à la réalité historique. Le célèbre Essai sur les légendes pieuses du Moyen

Âge d’Alfred Maury, sous-titré « Examen de ce qu’elles renferment de merveilleux, d’après les connaissances que fournissent de nos jours l’archéologie, la théologie, la philosophie et la physiologie médicale », constate, dans son introduction, l’étaiement que la science a apporté à la religion et réciproquement. Parallèlement, dans sa préface à l’édition de la Légende dorée publiée la même année et qui fera date, Pierre-Gustave Brunet insiste sur le fait que le texte qu’il présente n’est pas une œuvre d’imagination, mais bien le résultat d’une compilation scrupuleuse. Désirs d’élucidation et de distinction rencontrent l’aspiration positiviste d’un siècle toujours en recherche de la vérité factuelle. Dès lors, les vies de saints se plient un peu plus au travail historique : importance du contexte, comparaison des textes des prédécesseurs, mise à distance du merveilleux d’ordre surnaturel pour se concentrer davantage sur l’exceptionnalité d’une personnalité ; autant d’éléments qui, en prenant le risque de briser le sens divin, rétablissent une conformité scientifique.

La coexistence de ces forces contraires est à lier au caractère ambigu de l’appellation « vie » qui masque une disparité d’écritures. Associée à un personnage religieux, elle ne peut pas ne pas évoquer la vita religieuse. Cependant, la « vie » est également un genre historique, ne faisant pas nécessairement œuvre d’édification. Il est pratiqué depuis l’Antiquité et a été illustré par de grands noms tels que Thucydide, Plutarque, Tacite ou encore Suétone. Il correspond alors à la biographie. Par ailleurs, notons que dans un cadre historique, le terme lui-même désigne des sous-genres différents : la vita peut certes être écrite par autrui (un historien), mais également par celui qui la vit. Ce dernier cas renvoie à un genre spécifiquement autobiographique : celui de la vita nova. Inspiré par l’œuvre de Dante Alighieri écrite entre 1293 et 1295, ce genre tente de rendre compte d’un bouleversement majeur (spirituel, amoureux, politique, etc.) que subit la vie de son auteur à travers une recollection de souvenirs1.

1 Marie Gil et Frédéric Worms décrivent ainsi le phénomène de la vita nova : « Un certain nombre d’écrivains, d’intellectuels et de penseurs ont ressenti le besoin, à un moment de leur vie et de leur création, de proférer une “renaissance” personnelle ou de s’inscrire dans un mouvement, plus collectif, de conversion. Il s’agit d’un changement du lieu et du temps de la création qui s’inscrit dans l’établissement d’une “règle”, d’une conversion

130 Ces deux pans possibles de la vita (édifiant ou historique) recouperaient la distinction que fait Marc Fumaroli entre le récit de vie qui a une certaine parenté avec la fiction1 et la biographie qui est simple retranscription des évènements d’une existence. C’est bien sur cette mince crête qu’évolue le récit de Chateaubriand. Si le versant exemplaire au sens moral n’est pas concluant, peut-être la vérité religieuse peut-elle néanmoins laisser la place à une vérité factuelle.

Des critiques, sans en trouver l’issue, pointent du doigt une tension funeste pour le texte édifiant : la rationalisation inaugure insensiblement la pente dangereuse du scepticisme. À l’inverse, certains auteurs, comme Montalembert, pensent pouvoir faire cohabiter ces deux pans de l’écriture hagiographique et tentent, dans cette entreprise, de résoudre les contradictions d’une modernité scientifique qui érige la raison en juge et d’une modernité esthétique et romantique qui fait retour sur une matière folklorique et donc en partie fictionnelle. En écrivant

Vie de Rancé, Chateaubriand souligne ces tensions. La vérité factuelle, condition éthique du siècle2 sans laquelle l’adhésion est impossible, est présentée dans le texte comme un mirage. Bien qu’envahissante, elle semble par son trop-plein annuler toute possibilité de percevoir le vrai Rancé. Vie de Rancé retrace l’histoire des textes sur l’abbé, les tentatives de construction d’une individualité en accord avec une idéologie religieuse et politique.

a. DU DÉSORDRE DANS LÉCRITURE DE LHISTOIRE : CONTROVERSE ET CONTRADICTIONS

Rancé est une personnalité problématique qui concentre les problèmes que pose la vie de saint ; sa biographie soulève des polémiques dans la période qui suit de près son décès. Dans l’introduction qu’il donne à la vie du réformateur écrite par Philippe-Irénée Boistel d’Exauvillez, l’abbé Bonhomme rapporte celles-ci et insiste, à l’ouverture de sa préface, sur les passions – positives comme négatives – que suscitait Rancé. Ce sont elles qui ont donné lieu à des textes très contrastés sur le réformateur de la Trappe. À la mort de Rancé, « des écrivains

morale. » Ce sont les auteurs qui soulignent. Marie Gil et Frédéric Worms, « Introduction : La Vita nova, ou la vie comme écriture », dans Marie Gil et Frédéric Worms (dir.), La Vita nova : la vie comme texte, l’écriture comme

vie, Paris, Hermann, « Des morales et des œuvres », 2016, p. 7-11, p. 7.

1 Marc Fumaroli, « Des “Vies” à la biographie : le crépuscule du Parnasse », art. cit., p. 21.

2 Alexandre Gefen souligne la volonté qui se fait jour à l’aube du siècle d’épurer la biographie des scories trop romanesques : « On comparera, par exemple, le Dictionnaire historique et critique de Bayle, qui lance le terme de “biographie” en 1697, mais n’en considère aucun des problèmes épistémologiques, aux réflexions de Chardon de La Rochette, qui, un siècle plus tard, en 1799, propose un dictionnaire qui “contînt seulement les principales circonstances de la vie de chaque personnage, la liste de ses écrits, avec des dates sûres” et affirme avoir exigé “qu’on supprimât les réflexions : c’est au lecteur de les faire” ». Alexandre Gefen, « La biographie et ses marges au XIXe siècle », dans Sarah Mombert et Michèle Rosellini (dir.), Usages des vies, Le biographique hier et

131 appartenant à différents partis accoururent à la Trappe1 » ; Bossuet craignit « que la vie de son digne ami ne soit livrée aux partis et exploitée à leur profit2 ». Les critiques récents tel Fernand Letessier ne peuvent que constater à la suite des auteurs des siècles précédents les dissensions qui émaillent les écrits le concernant3. Chateaubriand lui-même, dans son travail d’écriture, en fut le premier témoin puisque Letessier nous rapporte qu’il avait sur sa table de travail quatre versions précédentes de la vie du réformateur : celles de Pierre de Maupeou et de Jacques de Marsollier qui ne furent appréciées ni de Bossuet ni des Trappistes ; celle de Pierre Le Nain qui constitue la version officielle demandée par l’ordre et enfin celle de François-Armand Gervaise publiée en 1742 et intitulée Jugement critique mais équitable des Vies de feu M. l’abbé de

Rancé, réformateur de l’abbaye de la Trappe, écrites par les sieurs Marsollier et Maupeou. La vie proposée à l’étude par l’abbé Séguin est un objet polémique dont la sainteté, au sens traditionnel, ne semble pas aller de soi comme le montre l’histoire littéraire.

Vie de Rancé de Chateaubriand, qui se présente comme « le résultat de ces lectures4 », ne pouvait donc pas avoir l’aspect uniforme que le parti de la conservation attendait alors de l’Enchanteur. L’aspect chaotique de l’œuvre témoigne dans un premier temps du désaccord entre les précédentes vita. Dès le livre premier, Chateaubriand exprime sa méfiance vis-à-vis de l’exposé que firent les précédents biographes des sociétés que côtoyait Rancé :

Des débris de cette société se forma une multitude d’autres sociétés qui conservèrent les défauts de l’hôtel de Rambouillet sans en avoir les qualités. Rancé rencontra ces sociétés ; il n’y put gâter son esprit, mais il y gâta ses mœurs ; il eut plusieurs duels, à l’exemple du cardinal de Retz, s’il faut en croire quelques écrits dont on doit néanmoins se défier5.

La dernière précision est intéressante car le lecteur ne sait pas exactement de quoi il doit se défier. S’agit-il de l’inexactitude historique de tels récits ou plutôt d’une axiologie en contrevenance avec la moralité traditionnelle et qui détruirait celle du récit de la vie de Rancé ? Toujours est-il que l’auteur affirme dès le début la distance prise par rapport à ses lectures.

Assez paradoxalement, sa distance ne crée pas une disparition de ces textes au profit d’une biographie nouvelle, mais une saturation de la vita par des extraits qui lui sont étrangers. Elle met en valeur des désaccords historiques permanents qui ne permettent pas de saisir une

1 Philippe-Irénée Boistel d’Exauvillez, Histoire de l’abbé de Rancé, Réformateur de la Trappe, op. cit., p. I.

2 Ibid ., p. II.

3 Fernand Letessier, « Introduction », dans François-René de Chateaubriand, Vie de Rancé, Paris, Librairie Marcel Didier, 1955, p. XVII.

4 François-René de Chateaubriand, Vie de Rancé, op. cit., p. 989.

132 vérité factuelle du personnage. Un exemple particulièrement représentatif de cela est la façon dont Chateaubriand traite la question de la liaison entre Rancé et la duchesse de Montbazon. Cette liaison est la pierre de touche du traitement hagiographique du personnage et ce pour plusieurs raisons. Si elle n’a pas eu lieu, elle est l’occasion d’un récit des persécutions morales que subissait le réformateur et son absence désigne une sainteté par ethos qui est souvent l’objet des hagiographes. Si elle est avérée, elle construit un schéma de conversion, somme toute assez courant – qu’on pense aux grandes figures évangéliques comme celle de saint Paul ou de sainte Marie Madeleine – mais qui, dans le cas de Rancé, constitue un risque. Pèserait alors sur la conversion un doute : est-elle un revirement salutaire ou une moindre consolation après la mort de l’amante ? S’il semble trancher dès le début en faveur de la liaison, l’auteur1 expose les indécisions qui tiraillent cet épisode de la vie de Rancé. Elles frappent d’abord le caractère de la duchesse de Montbazon qu’il présente dans un premier temps comme une femme méchante sous la plume du cardinal de Retz (à travers l’anecdote de sa dispute avec Mme de Longueville). Par souci d’équité, cette vision est contrebalancée par la suite : « Il y aurait de l’injustice à ne pas mettre en regard de ce tableau un pendant tracé d’une main plus amie : c’est un religieux qui tient le pinceau2 ». La vérité étant inatteignable, c’est un principe de tempérance qui va guider le choix du biographe. Toutefois celui-ci n’est pas loin de la dissimulation comme le laisse entendre la métaphore artistique que nous avons déjà évoquée combinée avec l’identité de l’artiste – « un religieux » – qui réintègre l’anecdote dans la doxa. L’impartialité n’est pas synonyme d’exactitude historique et les personnalités s’éloignent encore quelque peu du lecteur. Si le caractère de la duchesse de Montbazon n’est pas exemplaire, l’attachement que Rancé développe pour elle et qui perdure par-delà sa mort entame grandement l’édification.

La suspicion portée sur la biographie s’étend également aux pratiques autobiographiques. Aux rares occasions où Rancé relate des épisodes de sa propre vie, les faits n’en sont pas moins sujets à caution. Ainsi en est-il du récit qu’il fait d’un accident de cheval qu’il eut dans sa jeunesse :

Il reste quelques pages de Rancé, intitulées : Mémoire des dangers que j’ai courus

durant ma vie, et dont je n’ai été préservé que par la bonté de Dieu. « À l’âge de quatre ans, dit l’auteur du Memento, je fus attaqué d’une hydropisie de laquelle je ne guéris que contre le sentiment de tout le monde. À l’âge de quatorze ans, j’eus la petite vérole. Une fois, en essayant un cheval dans une cour, l’ayant poussé plusieurs fois et arrêté devant la porte d’une écurie, le cheval m’emporta ; et comme l’écurie était

1 « Rancé, caressé dans la maison du duc, fut élevé sous les yeux de la jeune duchesse ; il résulta de ce rapprochement une liaison. » Ibid., p. 1011.

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retranchée, il passa deux portes : ce fut une espèce de miracle que cela se pût faire sans me tuer ».

Suivent cinq à six autres accidents de chevaux ; ils font honneur au courage et à la présence d’esprit de Rancé. J’ai vu des brouillons de la jeunesse de Bonaparte ; il jalonnait le chemin de la gloire comme Rancé le chemin du ciel1.

Il y a une contradiction intrinsèque entre le genre des Mémoires et le récit d’un fait considéré par le principal intéressé comme un « miracle ». L’édifiant est de nouveau réinjecté dans l’objectif. Les différents brouillons évoqués par l’auteur sont le signe d’un processus dont la gradualité ne s’accorde pas avec l’idée de faits indiscutables. Écrire l’histoire dans Vie de

Rancé, c’est fatalement se confronter à une sérialité : celle, polémique, des différents auteurs ou celle des versions successives offertes par le souvenir et le travail littéraire.

b. VIE ET DATATION : UN CADRE VIDE

L’insuffisance de l’histoire pour rendre compte de la vie de saints est également perceptible dans le traitement de la datation que présente l’œuvre de Chateaubriand. Celle-ci montre continuellement sa vacuité et son incapacité à saisir une quelconque réalité liée à l’existence. Elle établit le registre des destins, des naissances et des morts, registre qui ne suffit pourtant pas à expliquer la complexité de la vie. L’exhibition vaine d’une dimension historique par les dates réévalue le savoir historique sur un mode mineur. C’est la vie de l’abbé Séguin qui, en tête de l’œuvre, inaugure cet usage ironique ; voici comme la dédicace la présente : « À la mémoire de l’abbé Séguin, prêtre de Saint-Sulpice, né à Carpentras le 8 août 1748, mort à Paris, à 95 ans, le 19 avril 18432 ». Au-delà de l’identification que permettent ces précisions, la vie n’apparaît que comme un temps factuel que circonscrivent la datation et le lieu. Les dates mises en avant semblent paradoxalement exhiber le vide cognitif (historique) et philosophique dont souffrent les existences décrites. Cette incapacité des signes de l’histoire revient périodiquement dans le texte. Dans le premier Avertissement, elle touche Chateaubriand lui-même lorsqu’il évoque sa vie, à travers sa carrière littéraire :

Voilà tout ce que j’avais à dire. Mon premier ouvrage a été fait à Londres, en 1797, mon dernier à Paris, en 1844. Entre ces deux dates, il n’y a pas moins de quarante-sept ans, trois fois l’espace que Tacite appelle une longue partie de la vie humaine : « Quindecim annos, grande mortalis aevi spatium » […]. Le temps s’est écoulé3 […].

La simplicité de la datation est factice et les bornes contredisent l’opacité du devenir, qu’il s’agisse de celui de l’écrivain ou de celui des personnes évoquées. La citation de Tacite

1 Ibid., p. 1010.

2 Ibid., p. 985.

134 accentue la dichotomie entre simplicité des notations et complexité de la réalité, puisque la multiplication des vies dans une seule radicalise le principe de variation qui les habite. Cette constatation n’épargne bien sûr pas le principal intéressé, Rancé, dont la date de décès est incertaine :

À la tête d’un manuscrit de deux cent six pages à vingt-six lignes la page, venu d’Alençon, où ce manuscrit avait été transporté après la description de la Trappe, est écrite, par un moine, la note suivante : « Ce livre est écrit de la propre main de notre révérend et très saint père dom Armand-Jean, notre réformateur de la Trappe, qui, pour notre malheur, mourut le mois passé, 31 octobre 1700, comme il avait vécu ». Moreri cite le 26 octobre, la Gallia christiana le 27, une lettre de Bossuet mentionne le 29, et la note ci-dessus le 31 octobre. Cette note me semblerait devoir faire autorité, et c’est ce que pense aussi le bibliothécaire d’Alençon sous la date du 3 août 1819 ; le Père Le Nain dit formellement que Rancé expira le 27 du mois d’octobre, à deux heures après midi, à l’âge de soixante-quinze ans, après en avoir passé trente-sept dans la solitude1.

Le moment de la mort, instant d’épiphanie par excellence, est vacillant et ne peut être situé. Il semble que le travail déployé pour le fixer désigne en sous-main la vanité de l’entreprise puisque la note désignée comme exacte se sert de la date pour aplanir le devenir. Que signifie ce « comme il avait vécu » dans la dernière partie d’un ouvrage qui n’a eu de cesse de mettre en avant l’étrangeté du devenir de Rancé ? Le Nain, dont l’incompétence a déjà été prouvée, est invité à participer à une discussion historique dans laquelle on devine qu’il n’a pas sa place. Il y a une véritable incapacité de l’écriture de l’histoire traditionnelle à produire, dans ce texte, de la positivité : les dates sont des limites qui n’embrassent que du vide. La fragilité de leur utilisation est confirmée juste après lorsque Chateaubriand évoque une erreur de datation commise par un moine concernant la mort de Rancé : « Rancé avait voulu l’obscurité, et c’est un moine, son compagnon, qui ne signe point, qui se trompe même d’année, ayant mis 1600 pour 1700, qui nous apprend sa mort, laquelle n’importe aujourd’hui à personne2 ». L’inexactitude est tempérée par la vanité et la subordonnée finale, qui pourrait se rapporter à l’année comme à la mort elle-même, disqualifie les prétentions historiques. Chateaubriand clôt son œuvre en réutilisant à son compte ce procédé de datation résomptive et en montrant bien le nivellement qu’il crée : « Né le 9 janvier 1626, seize ans après la mort d’Henri IV, mort en 1700, quinze ans avant la mort de Louis XIV, Rancé avait été soixante-quatorze ans sur la terre, dont il avait vécu trente-sept dans la solitude, pour expier les trente-sept qu’il avait passé dans le monde3 ». L’équilibre parfait, que reproduit de prime abord la composition de Vie de Rancé,

1 Ibid., p. 1117.

2 Ibid.

135 apporte, dans un repentir final qui n’est pas dénué de feinte, le cadre sans lequel la vie manquait de se dissoudre.

À cette lumière, le second Avertissement de Vie de Rancé apparaît comme ironique, lui qui fait la part belle à une exigence dont on vient de voir qu’elle ne cessait d’apparaître qu’en trompe-l’œil : « J’ai suivi dans cette édition tous les changements qui m’ont été indiqués. On ne peut me faire plus de plaisir que de m’avertir quand je me suis trompé : on a toujours plus de lumière et plus de savoir que moi1 ». Ce surplus d’une science historique n’a pas pour corollaire un accès à la vérité de Rancé qui restera cachée. Le savoir manquant n’est pas tant celui des faits que celui de l’homme. Cet échec de l’entreprise historique qui recoupe celui de l’entreprise édifiante fait de Vie de Rancé un véritable registre, un « obituaire2 » de différentes vies, dont l’exhibition ne résout jamais le mystère de leur singularité.

c. DES ACTIONS AUX DISTRACTIONS

La vacuité des faits vient s’ajouter à l’insuffisance des dates. Dans l’œuvre, ceux-ci, quand ils sont exacts, ne sont qu’une surface, une couche supplémentaire qui sépare du lieu de la révélation : l’intériorité. Ainsi, Chateaubriand pratique continuellement l’enchaînement des faits par parataxe. Dans cette agitation qui fait histoire au premier sens du terme et qui retrouve ironiquement le sens étymologique de la res gestae antique s’assouvit partiellement un désir