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Rancé de Chateaubriand (1844)

III. Vie de Rancé : une gageure en forme d’hagiographie

Le personnage historique de Rancé choisi par Chateaubriand n’échappe pas à cette équivocité : il présente certaines contraintes qui rendent problématique l’association du texte à une quelconque littérature d’édification chrétienne.

1 François René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. II, op. cit., p. 860.

2 Ibid., p. 861.

114 a. RANCÉ ET LE GENRE HAGIOGRAPHIQUE : UN COUPLE MAL ASSORTI

Le premier obstacle concerne la production du texte elle-même puisque Vie de Rancé n’est pas écrit d’un mouvement libre et avec une plume farouchement prosélyte. La rédaction du texte est présentée par l’auteur lui-même comme l’accomplissement d’un véritable pensum.

Répugnance et hiérarchie des genres : le repentir de l’Avertissement

Face à ses réticences, on peut légitimement se demander ce qui a poussé l’auteur à écrire ce texte, si ce n’est pour offrir une ultime dévotion au soir de sa vie. Chateaubriand fournit une réponse dans le paratexte de l’œuvre en affirmant que « c’est pour obéir aux ordres du directeur de [s]a vie qu[’il a] écrit l’histoire de l’abbé Rancé. L’abbé Séguin [lui] parlait souvent de ce travail1 ». L’hagiographie qui suit n’apparaît pas comme un texte édifiant visant à célébrer la religion chrétienne : c’est une commande que Chateaubriand honore et qui s’inscrit dans l’éloge en mineur de l’abbé Séguin prenant place au seuil de l’ouvrage. Le texte exemplaire est un présent fait à cet homme exemplaire et non le résultat d’une forme d’apostolat. La dimension d’imitation normalement inscrite dans tout texte hagiographique n’est pas mise en évidence (écrire la vie de Rancé, saint non canonisé, c’est surtout évoquer les qualités qui sont celles d’un ami, l’abbé Séguin). L’auteur insiste par la suite sur le temps qu’il a fallu à son confesseur pour vaincre la « répugnance naturelle2 » qu’il éprouvait à s’attaquer à un tel sujet : l’œuvre semble être une offrande arrachée à bout de bras, voire une concession faite par un auteur vieillissant. La contrainte affichée dans le cadre de l’œuvre de dévotion est quelque peu discordante : si le salut se fait par les œuvres et le cœur, il manque à Chateaubriand écrivain la foi littéraire pour défendre plus hardiment ce projet.

Dès lors, la vita s’inscrit pour lui dans une hiérarchie des genres littéraires dont elle représenterait un des pôles négatifs : « Jadis j’ai pu m’imaginer l’histoire d’Amélie, maintenant je suis réduit à tracer celle de Rancé : j’ai changé d’ange en changeant d’années3 » écrit-il dans une des variantes de ce texte. L’opposition entre le passé et le présent, elle-même redoublée par la dichotomie entre le romanesque et l’écriture religieuse, marque une déchéance humaine inéluctable qui trouve un retentissement dans le choix de la matière littéraire. Le récit qui va suivre est présenté comme une concession à la vieillesse, l’hagiographie comme un pis-aller

1 François-René de Chateaubriand, « Avertissement de la première édition », dans François-René de Chateaubriand, Vie de Rancé [1844], dans Œuvres romanesques et voyages, t. I, op. cit., p. 989.

2 Ibid.

115 pour l’auteur âgé1. Au seuil de l’œuvre, affleure la conscience d’une perte, du point de vue de la valeur littéraire, le retour aux formes anciennes consacrant une déchéance. Quelle est la raison de ce déficit observé par l’auteur lui-même ? Elle n’est pas réellement explicitée mais l’abandon de la matière romanesque, amoureuse – et donc profane – semble être la cause de cette lamentation2 (on pense aux prénoms des héroïnes passées - « Atala, Blanca, Cymodocée3 » – qui émaillent cet avertissement telles des évocations magiques). L’hagiographie contraint la liberté qu’avait offerte jusqu’ici la pratique romanesque et autobiographique à l’écrivain.

Rancé : un personnage historique en attente d’absolution

Aux réticences évoquées s’ajoute un problème inhérent au sujet. Dans une perspective hagiographique stricte, le support élu pose lui aussi problème. Et pour cause : le premier obstacle relève de l’institution catholique et de ses procédures d’accréditation. Comme nous l’apprend André Jolles, le personnage du saint est encadré et réglementé depuis Urbain VIII4. Il répond à une codification précise. Suscité par une communauté qui le soutient, son procès de canonisation, qui fait de lui un saint, aboutit, après les récits de témoins oculaires et le passage des témoignages vertueux au crible de la critique, à un récit normalisé, à une forme5 au sens institutionnel et textuel. C’est la version officielle de la vita. Cette codification, au-delà du fait qu’elle empêche et régule la multiplication des saintetés populaires, permet de s’accorder sur le contenu de l’exemplarité dont le personnage saint est le support. Elle met donc en valeur à travers l’établissement de différentes vies des principes communs et crée une tradition. Or Rancé n’a pas connu ce processus. Outre les conséquences morales de cette absence que nous étudierons plus tard, des conséquences pratiques existent : il n’existe pas une trame unique entérinée par l’institution sur laquelle Chateaubriand puisse baser son propre récit. On pourrait objecter que la tradition de la littérature chrétienne avait déjà fait de Rancé une figure incontournable : en 1702 paraît une première vie du réformateur par Pierre de Maupéou ;

1 Selon Jean-Marie Roulin, c’est pour cette raison que « plutôt que de s’investir dans une réalisation qui n’est pas pleinement la sienne, Chateaubriand pervertit cette œuvre de commande, à la manière d’un élève de mauvaise foi qui rend sa punition, mal faite. » Jean-Marie Roulin, Chateaubriand, L’Exil et la gloire, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature moderne », 1994, p. 267.

2 Nicolas Perot affirme que « [l]a rédaction de ce dernier ouvrage semble baigner, non pas dans cet univers romanesque, quitté avec nostalgie mais fermeté depuis la Préface testamentaire des Mémoires, mais dans le souvenir de cet univers ». Nicolas Perot, « Préface », dans François-René de Chateaubriand, Vie de Rancé, Paris, Librairie générale française, « Le livre de poche. Classiques de poche », 2003, p. 7-35, p. 15.

3 Ibid., p. 989.

4 André Jolles, Formes simples [Einfache Formen, 1930], Antoine Buguet (trad.), Paris, Seuil, 1972, p. 29.

5 « Le sens de cette expression se révèle dans le fait que le saint est honoré à partir et par le moyen d’une forme qui est celle d’un procès – ce qui nous permet d’entrevoir déjà toute la signification de cette forme qu’est le procès, et de comprendre qu’on la rapproche du droit pénal. » Ibid., p. 31.

116 l’année suivante, c’est Jacques de Marsollier qui en donne une version ; puis vient peu après, en 1715, celle de Pierre Le Nain. Toutefois, ces pratiques, qui relèveraient davantage du genre du modèle, ne peuvent faire de Rancé un véritable saint, leurs disparités de contenu ne dessinent pas des contours assez fixes. Ce problème est d’autant plus intéressant qu’à l’époque la canonisation de Rancé est une question qui a une grande actualité. En effet, la réaction anticléricale des années 1840 touche tout particulièrement la Trappe, cible privilégiée d’une critique des monastères et des couvents. Dans ce contexte, la canonisation de Rancé est une question importante car elle pourrait redonner la caution de l’exemplarité à une pratique qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, ne cesse d’essuyer des attaques. Sylvain Menant lie d’ailleurs ce désir d’institutionnalisation au bon accueil que font les Trappistes à Chateaubriand en juin 18431. Qui mieux que l’Enchanteur pouvait raconter la vie du fondateur ? Or ce récit, on le sait, n’eut pas la forme et la portée escomptées, comme nous le montrent les critiques de l’époque2. Le motif de la canonisation se rencontre pourtant deux fois dans Vie de Rancé, inscrivant dans le texte une préoccupation de légitimation. La première fois, elle ne concerne pas Rancé mais saint François de Sales : l’auteur rapporte les manœuvres qui ont présidé à sa canonisation. Le caractère exemplaire et extraordinaire de celle-ci est fortement tempéré du fait qu’elle participe des manœuvres politiques d’Alexandre VII3 et qu’elle s’inscrit plus largement dans une dénonciation des vanités qui agitent Rome dans les années 1660 au moment où Rancé s’y rend pour défendre la cause de sa réforme. Incluse dans l’exposé d’une stratégie politique, sa signification est nivelée si bien qu’elle ne devient qu’un moyen servant un projet de domination. Toutefois, la seconde évocation que Chateaubriand fait du processus de canonisation concerne bien Rancé :

On l’inhuma dans le cimetière. Le pasteur fut placé au milieu de ses brebis. Des témoignages authentiques furent rendus à Rancé, qui pourraient servir aujourd’hui à sa canonisation. Il apparut après sa mort à diverses personnes dans une grande gloire4.

1 Sylvain Menant, « La Vie de Rancé dans le débat philosophique », Revue d’Histoire Littéraire de la France, novembre-décembre 1998, no 6, p. 1137-1146, p. 1145.

2 « Il est impossible de se taire ; cette vie de Rancé n’est pas celle que nous attendions et celle dont, par avance, nous nous étions réjouis » affirme Alexandre Vinet. Voir « Vie de Rancé », Le Semeur, 29 mai 1844, dans Alexandre Vinet, Chateaubriand, op. cit., p. 347.

3 « Alexandre VII canonisa saint François de Sales, créa une nouvelle bibliothèque, et s’occupa lui-même de lettres. On a de lui un volume de poésie intitulé : Philomati Musae juveniles, seul rapport qu’il eut avec l’éditeur des œuvres d’Anacréon, si ce n’est le cercueil qu’il fit mettre sous son lit le jour de son exaltation au pontificat. » François-René de Chateaubriand, Vie de Rancé, op. cit., p. 1058.

117 L’hypothétique qui porte l’entreprise est encadré par deux images topiques du langage symbolique chrétien (celle du pasteur accompagné de son troupeau et celle de la gloire). La présence de l’écriture conventionnelle tempère dès lors l’authenticité des témoignages évoqués et explique le refus tacite d’impliquer Vie de Rancé dans un tel processus. Qui plus est, les miracles qui pourraient porter cette réclamation ne sont pas retranscrits avec force détails mais contenus dans une formule elliptique qui frise la désinvolture. La canonisation n’est qu’une image parmi une ribambelle de convenances : elle ne dit rien de la spécificité du personnage qu’elle met en avant. La même désinvolture se retrouve de loin en loin dans l’œuvre. À la toute fin de la quatrième partie, l’auteur affirme que « [l]es certificats [attestant des miracles

post-mortem] ont été conservés, et [que] Rome n’aurait pas besoin d’une longue procédure pour le placer au rang des saints1 ». Le personnage historique de Rancé participe lui-même à ce sentiment d’indifférence. En effet, Chateaubriand rapporte qu’il brûle les témoignages positifs le concernant et qu’il ne garde que les lettres diffamatoires, comme si, dans la prévision d’un procès en sainteté, il voulait annuler toute possibilité de canonisation en se faisant lui-même l’avocat du diable2. La preuve de vertu contenue dans les supports écrits est continuellement affirmée sans être dévoilée, le mécanisme semblant reconduire le fonctionnement général de l’œuvre, comme nous le verrons. Son titre a priori éloquent exhibe une certitude-paravent.

À cette première contrainte objective s’adjoint une deuxième sur laquelle nous reviendrons plus tard et qui est la conséquence de l’absence de canonisation : il s’agit du foisonnement des témoignages divergents concernant Rancé. La multiplicité des versions que Chateaubriand met en scène dans la biographie qu’il compose est également un obstacle à l’établissement d’une exemplarité claire et unique.

b. L’ÉCRITURE HAGIOGRAPHIQUE TRADITIONNELLE DANS VIE DE RANCÉ : LINÉVITABLE LÉGENDE

La mise à distance opérée par l’écriture passe aussi par la révélation du code littéraire sur lequel repose l’hagiographie. Si l’œuvre de Chateaubriand accueille en son sein un chaos, image de l’indécision historique, elle met aussi en évidence l’effort de polissage de prédécesseurs plus soucieux de la portée exemplaire du texte. L’exemple le plus éclatant de ce travail et de sa mise à distance par l’écrivain se situe au seuil de l’ouvrage. La méfiance y est présentée comme une donnée programmatique de la vita moderne qui nous est proposée. Vie

1 Ibid., p. 1152.

118

de Rancé s’ouvre sur une délégation de parole dont on pourrait s’imaginer qu’elle équivaudrait à une allégeance faite à une autorité intellectuelle et spirituelle :

Dom Pierre Le Nain, religieux et prieur de l’abbaye de la Trappe, frère du grand Tillemont et presque aussi savant que lui, est reconnu comme le plus complet historien de Rancé. Il commence ainsi la vie de l’abbé réformateur :

« L’illustre et pieux abbé du monastère de Notre-Dame de la Trappe, l’un des plus beaux monuments de l’ordre de Cîteaux, le parfait miroir de la pénitence, le modèle accompli de toutes les vertus chrétiennes et religieuses, le digne fils et le fidèle imitateur du grand saint Bernard, le révérend père dom Armand-Jean Le Bouthillier

de Rancé, de qui, avec le secours du ciel, nous entreprenons d’écrire l’histoire, naquit à Paris le 9 janvier 1626, d’une des plus anciennes et illustres familles du royaume1. […] »

La délégation de parole à une autorité présentée comme une référence en la matière offre au seuil de l’ouvrage le modèle esthétique qui est censé présider à l’écriture de la vie de Rancé. Ce modèle de vita est marqué par une caractéristique somme toute assez traditionnelle mais qui paraît exacerbée ici : l’exceptionnalité morale et sociale du personnage qui porte l’exemplarité. Dans le cas présent, cette exemplarité sature le texte, et le début de la vie prend déjà la tournure d’un panégyrique qui fleure l’éloge funèbre. Toutes choses concourent en Rancé : l’histoire, le rang et la vertu semblent être trois bonnes fées penchées sur son berceau. À la suite de cette citation (placée également en tête dans l’ouvrage de Le Nain2) qui résume brièvement la vie avant de la développer, l’auteur reprend la plume et affirme :

Tel est le début du père Le Nain. Le désert se réjouit, le réformateur de la Trappe se montre au monde entre Richelieu, son protecteur, et Bossuet, son ami. Il fallait que le prêtre fût grand pour ne pas disparaître entre ses acolytes3.

La parole de l’historien consacré est encadrée par un effet d’annonce élogieux et une conclusion pour le moins étonnante car fortement ironique. Cette dernière, par l’image qu’elle dresse à gros traits, soutenue par une syntaxe sommaire qui suggère le simplisme, laisse percer le jugement négatif de l’auteur et son doute quant à la véracité des faits énoncés. Le motif topique du désert, élément incongru au vu du rang et du maillage social, met en valeur la conventionalité de cette écriture ; la substitution du nom de Rancé et son remplacement par le statut qu’il n’acquerra que plus tard suggère une lecture rétroactive de l’enfance qui tend à la malhonnêteté. Enfin, les grandes figures convoquées ajoutent à cette peinture criarde l’image d’un Panthéon convenu.

1 Ibid., p. 991.

2 La citation que choisit Chateaubriand a cependant été quelque peu remaniée par lui dans le sens d’une condensation. L’impression exceptionnelle qui résultait de ce premier portrait de Rancé est donc exacerbée. Voir Dom Pierre Le Nain, La Vie du révérend Père Dom Armand Jean Le Boutillier de Rancé, abbé et réformateur de

la Maison-Dieu Notre-Dame de la Trappe, de l’étroite Observance de l’Ordre de Cîteaux, [s. i.], 1715, p. 1-2.

119 Dès lors, la phrase finale de l’auteur semble ambiguë puisque s’y confondent nécessité religieuse (il s’agit là de l’œuvre de la Providence), et nécessité littéraire et politique (il faut reproduire un topos). Le destin de Rancé tel que présenté par Le Nain est un destin idéologique et littéraire, une gloire politique, que Chateaubriand signale comme un mode d’écriture de la vie de saint, mais désavoue ensuite. La vita conçue comme un panégyrique écrase le devenir qui se présente alors de façon monolithique et convenue.

C’est bien ce que l’auteur paraît mettre en accusation dans ce genre : sa conventionalité. Il est vrai que la vita est forcément prise entre deux forces contraires : vie particulière d’un homme, elle doit dessiner un chemin valable pour tous. Cette tension, qui peut être féconde du point de vue de la réception, est résolue par les prédécesseurs à travers une simplification scandaleuse. En réaction, Chateaubriand use tout au long de son propre récit de l’ironie textuelle pour souligner la rigidité de la tradition littéraire et religieuse. L’exemple le plus frappant de ce processus se situe dans la première partie lors d’une évocation de la duchesse de Montbazon : « Madame de Montbazon fut l’objet de la passion de Rancé jusqu’au jour où il vit flotter un cilice parmi les nuages de la jeunesse1 ». Ici, l’épisode de la vision mystique – traditionnel dans une hagiographie – semble comme annulé dans sa dimension de révélation par la métaphore des « nuages de la jeunesse » qui renvoie l’image religieuse à l’intériorité de Rancé. Le ciel n’est plus qu’une donnée intérieure qui se retrouve par là-même limitée (de signifié il devient signifiant), humanisée, ou encore une métaphore au service de la description. Dans le récit de Chateaubriand, cette monstration de l’image, et donc d’une préoccupation plus mondaine que divine, s’accorde avec une certaine dénonciation de la facticité des représentations religieuses : « On ne vit donc point Rancé suspendu dans les abîmes de saint Bruno, ou attaché à la tombe saint Bernard : c’eût été plus éclatant pour le poète, moins grand pour le saint2 ». L’iconographie du saint est repoussée en tant qu’artifice, mais dès lors, en la refusant, l’auteur se prive de toute une partie du folklore hagiographique.

L’écriture traditionnelle de la vie de saint subit un tel figement qu’elle dissocie complètement la vie réelle de la vie exemplaire. Elle devient une machine qui fonctionne à vide (en réalité, peu importe le support de départ) et elle crée de la légende à partir de n’importe quel

1 Ibid., p. 1018.

120 matériau. Chateaubriand radicalise cet aveuglement dans l’anecdote quelque peu ironique de Marcelle de Castellane, transformée en vie de sainte miniature :

La belle Châteauneuf accoucha en Provence d’une fille, qui fut tenue sur les fonts de baptême par la ville de Marseille. Puis Renée de Rieux disparaît. Sa fille, Marcelle de Castellane, fut laissée sur la grève de Notre-Dame de la Garde comme une alouette de mer. Ce fut là que le duc de Guise, fils du Balafré, la rencontra. Il n’était pas beau, ainsi que son grand-père tué à Orléans, ou son père assassiné à Blois, mais il était hardi ; il s’était emparé de Marseille pour Henri IV, et il portait le nom de Guise.

Marcelle de Castellane lui plut ; elle-même se laissa prendre d’amour : sa pâleur, étendue comme une première couche sous la blancheur de son teint, lui donnait un caractère de passion. À travers ce double lis transpiraient à peine les roses de la jeune fille. Elle avait de longs yeux bleus, héritage de sa mère. […]

Marcelle dansait avec grâce et chantait à ravir, mais, élevée avec les flots, elle était indépendante. Elle s’aperçut que le duc de Guise commençait à se lasser d’elle ; au lieu de se plaindre, elle se retira. L’effort était grand ; elle tomba malade, et comme elle était pauvre, elle fut obligée de vendre ses bijoux. Elle renvoya avec dédain l’argent que lui faisait offrir le prince de Lorraine : « Je n’ai que quelques jours à vivre, dit-elle : le peu que j’ai me suffit. Je ne reçois rien de personne, encore moins de M. de Guise que d’un autre. » Les jeunes filles de la Bretagne se laissent noyer sur les grèves après s’être attachées aux algues d’un rocher.

Les calculs de Marcelle étaient justes ; on ne lui trouva rien ; elle avait compté exactement ses heures sur ses oboles ; elles s’épuisèrent ensemble. La ville, sa marraine, la fit enterrer.