• Aucun résultat trouvé

Le transfert pour le moins étonnant des motifs et séquences narratives de l’hagiographie en dehors de l’aire catholique officielle a des causes multiples : il est tout d’abord permis par l’apparition concurrente de spiritualités laïques, c’est-à-dire de spiritualités détachées de toute transcendance religieuse dans ses formes habituelles, mais aussi, et c’est là que le mot se charge de son acception contemporaine, de spiritualités qui s’inscrivent en faux contre le pouvoir de la religion dominante, en l’occurrence le catholicisme. Leur émergence est favorisée par deux aspects du contexte politique des années 1840 : d’une part, l’apparition d’une volonté de répondre sur le terrain religieux aux entreprises de reconquête catholique soutenues notamment par la Monarchie de Juillet ; d’autre part, la spiritualisation grandissante de la gauche qui devient un marqueur permettant aux auteurs – comme aux lecteurs – de se définir de façon antithétique par rapport à des élites perçues comme décadentes et immorales. Le mal semble donc être combattu par le mal, ou plutôt le Bien officiel par un Bien polémique qui réinvestit les piliers du christianisme pour en proposer une nouvelle vision et lui donner de nouveaux enjeux.

Ce réinvestissement repose d’abord sur une entreprise de dissociation : pour que la sainteté devienne véritablement laïque, il faut identifier ceux qui, à l’intérieur même du personnel des saints catholiques, par leur position extrême et par leurs revendications qui remettent en cause les dogmes, sont à même de devenir des transfuges. Brisant alors le cercle des élus traditionnels, ils permettent ainsi de rendre une autonomie à la notion même de sainteté. Dès lors, les historiens pourront tracer ses nouvelles frontières à l’extérieur de l’histoire de l’Église catholique ; dans la fiction, les écrivains pourront inventer de nouveaux gardiens de cette sainteté, loin des dames patronnesses habituelles ainsi que des curés et abbés romanesques.

* *…*

197

Chapitre 4 : Des saints chrétiens laïcisés et des saints catholiques

excommuniés

Chose singulière ! ce spiritualisme transcendant qui vous domine et qui m’absorbe, est totalement inconnu à nos tartufes [sic] de religiosité, à tous nos écrivains ecclésiastiques, à tous nos philosophes universitaires1. Pierre-Joseph Proudhon à Jules Michelet, lettre du 11 avril 1851 Ils sont les gardiens du dogme à la manière des sentinelles du palais des rois ; ils en défendent l’entrée et n’y entrent jamais2. Alphonse Constant (Éliphas Lévi), La Dernière incarnation, légendes

évangéliques du XIXe siècle

I. Aperçu contextuel : éducation et spiritualité

laïque

Sous la Monarchie de Juillet, puis sous la IIe République, le rôle attribué à la religion par les autorités est décisif pour comprendre la reprise que nous allons étudier. Elle participe d’une politique éducative que le romantisme social tente de suvertir en la travaillant de l’intérieur.

a. CONTRE LA POLITIQUE MORALE DE LA MONARCHIE DE JUILLET ET L’ÉGLISE INSTITUÉE

Sous le règne de Louis-Philippe, la religion ne constitue pas une croyance fédératrice, porteuse d’impératifs moraux auxquels tous seraient soumis. Elle est avant tout un outil qui permet d’établir un ordre moral ayant un objectif précis : il doit contenir les troubles du peuple. Embrassant les travailleurs des villes et des campagnes, ce dernier est le principal public de l’enseignement catholique qui constitue la base de la politique éducative mise en place par Guizot : outre l’augmentation du budget des cultes votée par le gouvernement de 1836, sa loi du 28 juin 1833, tout en affirmant la liberté de l’enseignement primaire, légalise les établissements privés religieux et maintient l’instruction religieuse. Plus tard, en 1850, sous la

IIe République, la loi Falloux, laissant libre cours aux entreprises confessionnelles, perpétue ce contrôle. Dans sa biographie de Michelet, revenant sur ce dernier évènement, Paule Petitier affirme qu’« [a]ux yeux des hommes au pouvoir, l’éducation des élites devait se faire sous le signe d’une philosophie spiritualiste mais rationaliste. On pouvait bien en revanche laisser libre

1 Jules Michelet, Correspondance générale, 1849-1851, Louis Le Guillou (éd.), Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », t. VI, 1996, p. 730.

2 Alphonse Constant, La Dernière incarnation, légendes évangéliques du XIXe siècle, Paris, à la librairie des Sociétaires, 1846, p. 5.

198 l’éducation primaire, puisqu’elle ne concernait que les classes pauvres, dont il n’était pas mauvais qu’elles soient moralisées par la religion1. » Les troubles iront grandissant lorsque l’Église prétendra étendre sa présence au secondaire et même à l’enseignement universitaire2, c’est-à-dire quand elle outrepassera son public premier et mettra en danger l’assise politique des élites cultivées.

Toutefois, comme Paule Petitier le rappelle, avant ce point de rupture qui advient dans les années 1840, cet ordre moral ne pèse que très légèrement sur l’aristocratie et la bourgeoisie. Gérard Cholvy constate d’ailleurs que la Monarchie de Juillet en elle-même n’est pas religieuse : depuis la révolution de Juillet, « la monarchie [a été] laïcisée, le Christ [a] dispar[u] des prétoires et Dieu des discours officiels3 ». Loin d’englober, en tant qu’idéal éthique toute la société, le catholicisme dessine bien plutôt une ligne de partage. Tandis que prédominent dans les hautes classes les « fils de Voltaire4 », le peuple reçoit toujours des sermons imprégnés de religion. Cette dernière, en promouvant l’acception, la résignation et surtout la rétribution dans un au-delà, est la garante de l’ordre social et constitue un puissant outil de stabilisation de la société. Elle participe à l’entreprise de moralisation du peuple qui doit dissiper le souvenir des existences bouleversées, inégales et heurtées des héros de romans feuilletons dont le peuple est abreuvé. Dans une perspective foucaldienne, il s’agit d’un instrument disciplinaire, d’un des moyens du contrôle social mis en œuvre par les puissants.

À cette politique éducative menée dans les décennies 1830 et 1840, les opposants anticléricaux apportent une réponse en deux temps. À cause de l’utilisation restrictive qu’il fait de la religion, le pouvoir peut apparaître comme un nouveau Tartuffe dont la pose morale et exemplaire doit être dénoncée comme un faux-semblant. La monstration de cette duplicité est le premier temps de la riposte de ses adversaires. Comme l’a montré le critique Paul Bénichou, dès la fin des années 1820, avant même la fin de la Restauration, des œuvres telles que Des

Miracles ou Les Nouveaux saints de Marie-Joseph Chénier font la satire de la contre-Révolution et de son usage de la religion5. Par la suite, l’accentuation du mouvement de reconquête catholique dans les années 1840 provoque un avivement de ces entreprises. Un des exemples

1 Paule Petitier, Jules Michelet : l’homme histoire, Paris, Bernard Grasset, 2006, p. 186.

2 Montalembert est l’une des personnalités catholiques qui contestent ce monopole de l’université que tente de préserver le projet de loi de Villemain. Ibid., p. 187.

3 Gérard Cholvy, Christianisme et société en France au XIXe siècle, 1790-1914, op. cit., p. 30.

4 Ibid., p. 99.

5 Paul Bénichou, « Contre-Révolution et littérature », dans Romantisme français I, Le Sacre de l’écrivain, op. cit., p. 111-186, p. 112.

199 les plus éclatants en est l’offensive contre les Jésuites que mène Michelet au Collège de France dès le début des années 1840 ainsi que l’ouvrage qu’il publie en collaboration avec Edgar Quinet en 1844. La nécessité de combattre l’Église, qui apparaît comme une force réactionnaire et un allié du pouvoir politique dans la domination du peuple, s’impose aux tenants d’un progrès social et politique. Au-delà de la mise en œuvre d’une perspective critique, cette entreprise passe également par la substitution de nouvelles croyances à cette croyance jugée avilissante. Dès les années 1830, de nouvelles figures exemplaires émergent1 ; elles prennent un tour plus combatif dans les années 1840, notamment à cause de l’urgence à contrecarrer la reconquête catholique2. La guerre « religieuse » dépend de différentes visions de la société : une volonté de perpétuer la hiérarchie d’Ancien Régime s’oppose à des idéaux plus égalitaires.

Un autre levier de la réaction à l’offensive catholique est la mise en place d’une nouvelle éducation chargée de transmettre de nouvelles valeurs3. En effet, au mitan du siècle, bien que la République triomphe politiquement, elle apparaît encore fragile et ne bénéficie pas, dans les consciences, d’une légitimité – due à son ancienneté ou à un imaginaire très répandu – comparable à celle de la monarchie ou à d’autres régimes autoritaires. Dans la sphère littéraire, un projet d’éducation du peuple se développe donc afin d’affermir l’assise politique du nouveau régime. Comme l’écrit Matthieu Letourneux, « [i]l ne s’agit plus tant de défendre des valeurs généreuses, mais de renforcer concrètement la légitimité de ce nouveau régime en démontrant sa nécessité4 ». C’est à ce moment précis du siècle que les auteurs se souviennent des leçons développées par le premier romantisme dès les années 1820 et, en particulier, de son intérêt pour le folklore et pour la culture populaire. Et pour cause : l’impératif d’efficacité implique de recourir à des formes anciennes et largement répandues de littérature. Pour cette raison, Michelet rêve d’un livre populaire que les humbles chériraient autant que leurs vieux

1 René Guise date du lendemain de la révolution de 1830 « la prise de conscience du pouvoir d’endoctrinement du roman. C’est alors que la jeunesse libérale, déçue par la tournure des évènements, mesura que le peuple n’était pas suffisamment formé pour mener une révolution au-delà de quelques jours d’émeute, et en conclut que l’émancipation politique passait par l’émancipation intellectuelle ». René Guise, « Le roman populaire est-il un moyen d'endoctrinement idéologique ? », dans Stéphane Michaud (dir.), L’Édification : morales et cultures au XIXe

siècle, préface de Max Milner, Paris, Créaphis, 1993, p. 173-179, p. 175.

2 La lettre célèbre de Michelet à Béranger, datant du 16 juin 1848, revient sur cette urgence : « Affaire pressée, affaire urgente, selon moi : agir énergiquement pour inonder la France de sève républicaine, substituer la foi à l’idolâtrie, l’idée à l’homme ; autrement, nous périssons. » Jules Michelet, Correspondance générale, 1846-1848, Louis Le Guillou (éd.), Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », t. V, 1996, p. 722.

3 Edgar Quinet publie d’ailleurs en 1850, chez Chamerot, un petit opuscule intitulé L’Enseignement du peuple.

4 Matthieu Letourneux, « Préface », dans Eugène Sue, Les Mystères du peuple ou Histoire d’une famille de

prolétaires à travers les âges [1849-1857], Matthieu Letourneux (éd.), Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2003, p. VII-XLIII, p. XV.

200 récits1 ; son gendre, Alfred Dumesnil dans La Foi nouvelle cherchée dans l’art de Rembrandt

à Beethoven, tout en se questionnant sur la nature des œuvres à écrire, indique le type de littérature privilégié par le peuple :

Que mettre à la place des légendes anciennes qui sont restées si longtemps la seule nourriture du peuple, parce qu’elles le recréaient de leurs récits merveilleux, et saisissaient son imagination en ne lui laissant d’espérance que par un miracle ?

D’autres légendes aussi merveilleuses, mais merveilleusement vraies, qui lui parlent incessamment de lui-même placé dans un monde possible, dans des circonstances ou moins heureuses ou égales à celles où il est aujourd’hui. Il faut lui raconter ces vies d’artistes, qui de la foule sont élevés à la plus haute individualité, qui ont trouvé des voix nouvelles pour le genre humain, dépassant la culture de tous les siècles antérieurs.

Il n’y a qu’à raconter la vie de quelques hommes des temps modernes pour donner suite à la légende des saints2.

Il ne faut pas inventer une nouvelle forme pour dire les nouveaux idéaux. L’ancienne n’est pas frappée de péremption à cause de la mort de l’ancien monde ; bien au contraire, elle assure une continuité qui promet une grande efficacité. Toutefois, si la forme est conservée, des inflexions ou des précisions sont déjà présentes : le merveilleux devient une catégorie du réel et la biographie l’outil privilégié de l’exercice. Par ailleurs, ce n’est pas une quelconque légende qui est reproduite mais bien la vie de saint dont le cadre temporel correspond à une perspective moderne : celle de l’individu.

En 1846, reconduisant cet impératif d’audibilité, Alphonse Constant, dans ses légendes

évangéliques du XIXe siècle, affirme qu’il emprunte « à l’ancienne légende évangélique sa forme simple et populaire ; car celui qui parle à tous doit mettre son langage à la portée de tous3 ». Plus tard, en 1857, dans ses Lettres sur la question religieuse, Eugène Sue invite à remplacer le catéchisme catholique par un catéchisme civil, la formule religieuse devant être conservée pour assurer une forme de transition4. En somme, ne considérant pas que les masses pourront être conquises par l’anticléricalisme ou le rationalisme de la bourgeoisie, de nombreux penseurs et auteurs proposent de nouveaux cadres religieux dans lesquels vont pouvoir s’épanouir un possible besoin anthropologique de croire, tout comme celui de faire communauté autour de cette même croyance. À l’instar de Michelet, certains vont jusqu’à penser que l’échec de la

1 Voir Jules Michelet, Nos fils [1869], dans Jules Michelet, Œuvres complètes, Paul Viallaneix (éd.), Paris, Flammarion, t. XX, 1987, p. 495-498.

2 Alfred Dumesnil, La Foi nouvelle cherchée dans l’art, de Rembrandt à Beethoven, Paris, Comon, 1850, p. 166-167.

3 Alphonse Constant, La Dernière incarnation, légendes évangéliques du XIXe siècle, op. cit., p. 7.

4 Eugène Sue, Lettres sur la question religieuse, Bruxelles, Meline, Cans et Cie, 1857. Eugène Sue, « [a]fin d’exposer [s]es idées d’une manière plus nette » (p. 84), met en place un jeu de questions-réponses dans la quatrième partie de cette œuvre. Même s’il rechigne à réutiliser « certains symboles », il affirme qu’« il est à craindre que [les personnes peu éclairées ou habituées par tradition], tout en détestant les abus, les tendances, les actes de l’Église catholique, ne puissent cependant encore se passer d’une formule religieuse » (p.101).