FACULTÉ DE MÉDECINE ET DE PHARMACIE DE BORDEAUX
A-UNTISTÉE 1899-1900 n° 70
ESSAI SUR LA PATHOGMlE
DE QUELQUES
THÈSE POUR LE DOCTORAT EN MEDECINE
présentée et soutenue publiquement le 9 Février 1900
par
Louis-Paul VIROLLEAUD
Né à Archiac (Charente-Inférieure ), le 1er juillet 1874.
iJVlM. ARNOZAN, nSn'i.
DUBRRUILU,Pr0ff"r'-
agrégéprofesseur.... Président.
( Juges.,RONDOT, agrégé \
Le Candidat répondra aux questions qui lui seront faites sur les diverses parties de l'Enseignement médical.
BORDEAUX
imprimerie y. cadoret
17, BuePoquelin-Molière, 17 (ancienneruemontméjan)
1900
FACULTÉ
DEMÉDECINE
ET DE PHARMACIE DE BORDEAUXM. de NABIAS Doyen. | M. PITRES Doyen honoraire.
PROFESSEURS
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DUPUY [ Professeurshonoraires.
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lemaire.
Pardélibérationdu 5 août1879, la Facultéaarrêté queles opinionsémisesdans les ^ >antin(i luileursont présentées doivent être considérées comme propres àleurs auteurs, et quele n
donnerni approbation ni improbation.
A MON PÈRE
Docteur en médecine.
A MA MÈRE
Faibletémoignage de mon éternelle recon¬
naissance etde monsincère attachement.
A MES SOEURS, A MES
FRÈRES
Témoignaged'affection.
A TOUS MES PARENTS
A MES AMIS
A Monsieur le Docteur F. GUIRAUD
Pharmaciende iieclasse, Ex-Pharmaciendeshôpitauxde Bordeaux.
A mon Président de Thèse,
Monsieur le Docteur ARNOZAN
Professeur de Thérapeutique à laFaculté de Médecine de Bordeaux
Médecin desHôpitaux, Officier de l'Instruction publique.
ESSAI SUR LA
PATHOGÉNIE
DE QUELQUES
BMOPMIIS KlllMITEliSES
INTRODUCTION
Dans le coursde nos études médicales, il nous a été donné, à plusieurs reprises, d'observer des éruptions cutanées diverses, roséole,érythème simple, érythème scarlatiniforme,eczémaaigu, urticaire, etc., chez des malades auxquels on avait administré
desdoses ordinaires, ou mêmeminimes decertainsmédicaments
comme la quinine, la térébenthine, etc.
L'idiosyncrasie seule a toujours été invoquée jusqu'ici, pour
expliquerces faits aussi insolites qu'inattendus.
Le terme idiosyncrasie, au sens étymologique du mot (iStoç,
propre, spécial; Guvxpastç, constitution, tempérament) est une
prédisposition de nature indéterminée,envertu de laquelle il se produit chez certains sujets, des troubles morbides de nature spéciale sous l'influences de causes ordinairement inoffensives
ou donnant lieu d'habitude à d'autres effets.
Ilest évident qu'il existe un assez grand nombre de cas, qui
justifient scientifiquement l'admission d'un élément propre,
auquel répond l'appellation d'idiosyncrasie.
— 10 —
Ce sont, pour en donner seulement unaperçu général, ces
antipathies natives, ces répugnances instinctives et invincibles
pour certaines odeurs, pour certaines substances alimentaires, crustacés, fromages, fraises dont l'action, même ignorée deceux cjui la subissent, produit des troubles variés et constants, la
syncope, les vomissements, les convulsions, deséruptions diver¬
ses, l'urticaire principalement, la desquamation ou encore ces effets dont nous avons parlé plus haut, qui ont souvent inquiété
le praticien et l'entourage du malade et quine sont dus enréa¬
lité qu'à l'usage de quelques médicaments, même pris à des
doses minimes.
En face de ces idiosyncrasies médicamenteuses, ce serontles
seules dont nous nous occuperons, nous nous sommesdemandé
si une autre cause que la prédisposition individuelle,nepouvait
pas entrer en ligne de compte pour expliquer leur
pathogénie
et si en définitive, ilnefaudrait pasrestreindre, en mêmetemps
que l'extension donnée jusqu'ici au terme idiosyncrasie,
le
nombre de ces idiosyncrasies pour les rapporter chacune à
leur
véritable cause.
Imbu de cette idée, que les dermopathies médicamenteuses pouvaient aussi bien trouver une explication dans le
mauvais
fonctionnementdes deux grandsémonctoires de l'économie,
foie,
reins et par suite dansune élimination défectueuse etincomplète
des subtances ingérées, nous nous sommes livré à de nom¬
breuses recherches danscesens, afinde donnerunappuiànotre hypothèse.
Quoique nombreuses, les recherches que nous avons
faites à
ce sujet n'ontpas été aussi fructueuses quenous
l'aurions pensé.
Les auteurs des observations cliniques relativesaux
éruptions
médicamenteuses, se bornent en effet, pour la
plupart, à cons¬
tater et à décrire l'éruption, sans s'inquiéter des
antécédents
morbides de leurs malades.
Il est cependant juste de reconnaître que des
éruptions médi¬
camenteuses, sont survenues chez des individus
absolument
sans antécédents morbides; et parmi ces
exemples
nousenpui¬
serons quelques-unspour affirmerl'existence
de l'idiosyncrasie.
— il -
D'autres observations se rapportent à des malades donton ne connaît pas davantage les antécédents morbides, mais chez les¬
quels des dermopathies ont été observées à la suite de l'admi¬
nistration de médicaments, réclamés par une maladie capable
d'altérer pour un temps seulement ou pour toujours le fonc¬
tionnement du foie et du rein (Dothiénenterie, Infection puer¬
pérale).
Des malades atteints d'affections chroniques (paludiques, tuberculeux, brightiques) portant sur ces deux organes nous fourniront les preuves les plus importantes pour donner un
appuià notreidée. Uneparmicesdernièresnousestpersonnelle.
Elle a été recueillie dans le courant du mois d'octobre dernier,
et a trait àune éruption provoquée par l'ingestion d'un demi- milligramme d'atropine, chez unbrightique.
Ces deux derniers groupes d'observations et leurs commen taires feront le chapitre le plus important de notre travail.
N'est-il pas superflu de dire, en terminant, que nous n'avons jamais eu l'idée de disputer à l'icliosyncrasie la place prépondé¬
rante qu'elle occupe dans la science médicale, mais que notre
but est de soumettre à nosjuges, pour notre thèse inaugurale,
une idée qui n'est peut-être pas nouvelle, mais qui jusqu'ici, le
croyons-nous du moins, n'ajamaiseu de sanctionclinique.
Si nouspouvons ouvrir une nouvelle voie dans l'étude de la pathogénie des éruptions médicamenteuses qui nous semble
encore obscure, nous aurons surpassé nos espérances et nous
serons largement récompensé de notretravail.
DIVISION DU SUJET
Chapitre I. —Aperçu rapide de la physiologie du foie et durein
au seul point de vue de leur importance considérable
comme organe antitoxique (foie) etéliminateur (rein) des
substances ingérées. Aperçu desmanifestations morbides
dues àleur insuffisance fonctionnelle.
ChapitreII. — L'idiosyncrasiesera affirméeparquelques obser¬
vationsd'éruptions médicamenteuses, quinepeuvent net¬
tement être expliquées par une autre hypothèse que par cette susceptibilité organique spéciale.
Chapitre III. — Ici, nous recueillerons toutes les observations
dans lesquelles le mauvais fonctionnement des appareils hépatique et rénal peut être invoqué. Paludiques, tuber¬
culeux,brightiques,etc...,en un mot tous ceuxqui onteu
une maladie capable d'enrayer momentanémentou pour
toujours, 1a. faculté d'épuration et d'élimination de ces organes.
Chapitre IV. — Courte comparaison des éruptions au cours
de
l'urémie aux éruptions médicamenteuses produites
chez
des individus dont le rein fonctionne mal. Proposition
d'identification de leurs pathogénies.
Chapitre V. — Conclusions.
CHAPITRE PREMIER
Le foie est un organe à fonctions multiples. Il ne sécrète pas seulement cle la bile, il déverse encore dans le sang, du sucre deglycose (glycogéniehépatique)etjoue unrôle important dans
la formation de l'urée et de l'acide urique; de plus, il modifie profondément les substances qui lui arrivent par la veine 'porte,
et présente à ce point de vue une action antitoxique.
Cette dernière fonction seulenousoccupera ici, destinée qu'elle
est à servir de base à notre étude.
Le foie exerce unevéritable action défensive pour l'organisme
en accumulant et aussi en décomposant la plupart des poisons qui peuvent y pénétrer.
On sait quecertains poisons, trèstoxiques quandilssontabsor¬
bés parle sang dela circulation générale (parla peau oule tissu
cellulaire sous-cutané), n'exercent aucune action nuisible lors¬
qu'ils pénètrent dans l'économie par l'absorption digestive.
C'est que le foie possède un véritable pouvoir antitoxique, il emmagasine dans son tissu divers poisons minéraux (cuivre, arsenic, etc.), ilatténue aussi la toxicité desalcaloïdesvégétaux,
ainsi qu'il résulte des expériences de Lléger et de Schiff.
Ainsi la nicotine est beaucoup moins toxique lorsqu'elle est
absorbée par la veine porte, que lorsqu'elle est injectée sous la peau; et ce poison perd en grande partie son action nocive lorsqu'on le triture avec du tissu hépatique; H. Roger (1887) a démontré aussi que des grenouilles privées de foie, succombent
à- des doses d'alcaloïdes (nicotine, morphine, atropine, strych¬
nine), bien inférieuresà celles qui sont nécessaires, pour empoi¬
sonner des grenouilles intactes.
— 14 —
Le foie détruit aussi la toxicité des poisons animaux; or,nous savons que l'organisme lui-même est une source continuelle de
poisons (ptomaïnes); de plus, la plupart des produits des fer¬
mentations intestinales sont toxiques : parmi ces derniers se trouvent le phénol, l'indol, le scatol, avec lesquels le foieforme
des composés non toxiques, des sels d'acides sulfo-conjugnés qui sontéliminés par le rein.
L'organisme est donc obligé de se défendre contre lui-même,
et à partla phagocytose qui ne nous occupe pas ici, il le fait de
deuxfaçons : en détruisant les principes toxiques qui se trou¬
vent dans l'économie, ou qui ysont introduits, ab ingestis, c'est
le point que nous venons de mettre en relief, et qui regarde spécialement le foie;
En débarrassantréconomiedesesproduits de désassimilation,
pour maintenir l'intégrité de composition du milieu intérieur;
c'est là le propre de la fonction dévolue au rein, quipar cela
seul aurait une importance physiologique, presque plus consi¬
dérable que celle du foie.
Le rein exerce, en effet, de la sorte, un rôle protecteurde la plus hautevaleur pour l'organisme, puisque parmi les substan¬
ces éliminées plusieurs sont toxiques.
L'urée, l'acide urique, provenant de la désassimilation des
albuminoïdes; les phosphates de l'urine provenant soit
des
phosphates des aliments, soit de l'oxydation des substances phosphorées de l'organisme, lécithine, nucléo-albumines,qui
abondent surtout dans le système nerveux ;les sulfates dérivant
presque exclusivementdes albuminoïdes;les acides sulfo-conju¬
gués, ayant leur origine dans la production de phénol,
indol et
scatol dans l'intestin par fermentation microbiennedes albumi¬
noïdes, les matières colorantes, urochrôme, urobilinedérivant
par réduction de la bilirubine,pigment de la bile, sont les
prin¬
cipaux éléments d'une urine normale,provenant d'un
organisme
sain, robuste et exemptde toute tare pathologique.
La plupart des médicaments absorbés s'éliminent àl'instar
de
ces déchets organiques, parla voie rénale.
Les iodures, les bromures, la quinine, l'antipyrine
la téré-
benthine,-l'atropine, l'opium, etc., sont retrouvés
dans l'urine
au bout d'untemps plus ou moins long.
La rapidité plus ou moins grande
de l'élimination de
cesmédicaments par l'urine, a même donné lieu à un procédé
cli¬
nique récent, pour mesurer en
quelque sorte le degré de
per¬méabilité rénale dans certaines maladies. (Bleu de méthylène qu'on donne aux malades, et
qui
sedécèle dans l'urine
parla
coloration verte qu'il lui communique dans untemps plus ou moins éloigné de son absorption, selon que le rein est plus ou
moinsmalade. (Àchard et Gastaigne).
Supposons que les déchets organiques,
auxquels l'urine
sertdevéhicule, ne puissent, par suite d'une altération du paren¬
chyme rénal, comme dans lanéphrite aiguëouchronique, filtrer
à travers ce parenchyme rénal; ils s'accumuleront dans
l'orga¬
nisme et par le fait de l'auto-intoxication produiront
les mani¬
festations symptomatiques, si diverses dans leur expression et
si variables dans leur gravité, qu'on a réunies dans un même
groupe nosologique sous le nom d'urémie.
Nous savons en effet, car l'expérience n'est plus à
faire,
qu'après l'ablation des deux reins, ou après la ligaturedes
deux uretères, l'animal doit fatalement succomber à l'urémie,
c'est-à-dire à l'accumulation des produits urinaires dans le sang
et à l'intoxicationqui en résulte.
Eh bien, et nous terminerons par là notre premier
chapitre,
que chez un malade dont la dépuration rénale soit entravée momentanément, ou d'une façon définitive, que chez un autre
dontles cellules hépatiques soient tellement frappées
dans leurs
fonctions intimesqu'elles ne puissent plus réagirsur
les toxines
venant de l'organisme ou du dehors, que chez ces
malades, disons-nous,
on vienne à administrer certains médicaments aux doses ordinaires, n'est-il pas rationnel de penser, quen'étant
pasdétruits par le foie ou éliminés par le rein, leur
accumula¬
tion clans l'organisme puisse produire aussi bien que
l'idiosyn-
crasie,lesdermopathies auxquellesnous avonsdéjà fait allusion?
Neserait-il pas aussi rationnel de penser que ces
dermopathies
sontles réactions propres à ces intoxications
médicamenteuses,
— 16 —
aussi bien que l'urémie et l'ictère grave sont chacune dansleur
sphère la façon propre, à l'organisme, de réagir en faced'une insuffisance rénale ou d'une insuffisance hépatique?
La conclusion de ce qui précède peut être aussi formulée:
le foie et le reinjouent, dans la dépuration organique, unrôle prépondérant; toute atteinte à leur constitution intime entraine fatalement des désordres d'ordre physiologique.
CHAPITRE II
Quoi qu'il en soit, il est des cas où des dermopathies médica¬
menteuses se produisent chez des malades dans les antécédents desquels, malgré les plus minutieuses recherches, il est impos¬
sible de relever la moindre tare ayant pu déterminer quelque
processus pathologique du côté du foie ou des reins.
En voici quelques exemples :
Observation I Bergeron
A la suite de l'administration de 2 grammes de quinquina en pou¬
dre, donné contre les accidents hémorrhagiques de la ménopause
vers six heures du soir, une malade, Mme P..., a éprouvé le jour suivant, dans l'après-midi, une démangeaison très viveau côtédroit
du cou.
Lapeau est devenue très rouge dans cette région ; l'éruption s'est étendue et a envahi le côté droit de la poitrine.
Le lendemain, larougeur et la tension furent moins vives, puis disparurent.
Quatre jours après lamalade prit une seconde dose de quinquina;
lelendemain toute lapoitrine, le cou, les reins, le ventre et la face interne des cuisses furent envahis.
Iln'y eutrien auvisage, aux bras, ni auxjambes.
Au bout de huitjours toute trace d'éruption adisparu.
Quatre moisplus tard, Mme P... reprit un gramme seulement de
Virolleaud 2
— 18 —
poudre de quinquina, vers six heures du soir; dans la nuit, elle éprouvaaucoudesdémangeaisonsfort vives,etlematin,àsix heures, l'éruption apparut.
Des démangeaisons fort vives se produisirent surtoutela poitrine,
àla face interne des cuisses etdurèrent deux jours.
L'éruption s'éteignit le troisième jour; cinqà six joursaprès, il n'y avait plus rien. Deux ans plus tard Mrae P... a pris du vin de Seguin, dontune seule cuillerée a suffi pour ramenerl'éruption.
Rappelons en passant que le vin de Seguin contient 100grammes de quinquina calisaya pour 1.000 grammes de vin blanc de Bour¬
gogne.
L'auteur de cette observationne nous renseignepas beaucoup
sur les antécédents de sa malade, de sorte que nous pourrions peut-être hésiter à l'enregistrercomme type d'idiosyncrasie.
Cependantnous pensons que le mutisme de l'auteur àce sujet,
loin d'être une objection à la nature idiosyncrasique de l'érup¬
tion,en est au contraire une preuve évidente.
Peu de personnes, en effet, arrivent jusqu'à l'âge de 40 à
50 ans, comme la malade de M. Bergeron, sans avoir pris peu
ou prou de quinine.
Il est probable que si Mme P... avait fait la moindre
maladie,
onlui aurait donné de la quinine, que sa susceptibilité
particu¬
lière à l'égard de ce médicament aurait réagi, comme
dans
notre observation, qu'elle en aurait gardé le
souvenir, qu'elle
l'aurait transmis à M. Bergeron, qui lui-même
l'aurait consigné
dans l'histoire de sa malade.
Donc nous croyons voir dans cette observationun type
bien
netd'idiosyncrasie.
La deuxième observation que nous empruntons à
Edouard
Garraway (1869) sera plus concluante,
puisque l'auteur
nousdonne son avis sur les antécédents de sa malade.
— 19 —
Observation II
Je fus appelé le mois dernier près d'une dame âgée de40 ans, jouissant d'une bonne santé. Elle avait été prise subitement d'un œdème de la faceetdesmembres,s'accompagnantd'unrasli scarlatini- forme; elle éprouvait en même temps une angoisse précordiale et était àjuste titre très alarmée de son état.
Elle étaitcomplètement défigurée par le gonflementde la face, et
ses bras semblaient avoir été brûlés; ellepensait s'être empoisonnée
avec une poudre blanche qu'elle s'étaitprocurée chez unpharmacien, poudre qui luiavait été vendue pourcle la quinine et dont elle avait pris environ un grain (0,05 centig.) dansun verre de vin.
Je l'interrogeai poursavoir si elle avait mangé des champignons,
des coquillages, du fromage fermenté ou quelque autre substance alimentaireindigeste, mais elle m'assuran'avoir rienmangé de sem¬
blable.
Je me fis donner le reste de lapoudre en question ; c'était du sul¬
fate de quinine très pur. Je restai très étonné, ne pouvant croire qu'une si minime quantité de cette subtance pût produire un pareil
effet. Trois ou quatre jours après, l'œdème et l'exanthème persis¬
taient; puis ilse produisit sur la face et sur les membres une des¬
quamation analogue àcelle de la scarlatine; ses mains et sespieds
se dépouillaient commedans cette dernière maladie.
Ma maladese trouvant quelquefois affaiblie, j'ordonnai sans réflé¬
chir unemixture de quinine à titre de tonique. Deux heures après
avoirprisla première dose de sa potion, la malade me faisait de¬
mander en toute hâte, dès qu'elle m'aperçut: «Vous m'avez denou¬
veau empoisonnée avec de la quinine ». Je vis apparaître à mon grand ennui et à ma honte (mortification), le même appareil des symptômes.
Voici une observationnette, quinous montre combienil faut
être prudent enface d'une véritable idiosyncrasie, car les doses
les plus minimes peuvent donner de fâcheux résultats.
Observation III
Denig, Journal de médecine et dechirurgie pratiques, 1862.
Le D1'Denig prescrività un enfant de 7 ansde la quinine. Le soir,
il le trouva couvertd'une éruption scarlatiniforme avec démangeai¬
sons vives, fièvre, grande agitation. Il crut d'abord au développe¬
ment de la scarlatine, cessala quinine et l'enfant guéritrapidement.
Deux ans après, il eut de la fièvre et M. Denigprescrivit de la qui¬
nine. Au bout de quelques instants, les mêmes accidents survinrent plus violents, rougeur intense, démangeaisons vives, gonflement de^
la face avecdyspnée menaçante,dès lors ilpensa qu'il s'agissaitd'une prédisposition de l'enfant, auquel il fallait s'abstenir de donnerde
la quinine etsignala le fait aux parents.
Deux ans plustard, cetenfant futsoignépar un autre médecin qui prescrivit la quinine malgré les observations des parents, puis fut
très effrayé par lessymptômesqui seproduisirent.
Quelquesannées plus tard, cejeune homme fut pris, à Paris, de
fièvre etfut traité avec les mêmes résultats.
Six ouhuitans après, ilfut atteint d'un accès de fièvre. Le D1- De¬
nig prescrivit de la salicyline, etpar erreur ondonna 0,30centigr. de
quinine. En dix minutes, des symptômes effrayants se produisirent,
face rouge, tuméfiée, menace d'asphyxie angine très pénible. Après
quelques heures, la sécrétion des larmes sefit abondamment et
les
symptômess'amendèrent.
Voilà un bel exemple de l'idéeque nous nousfaisons
de l'idio-
syncrasie, de cette aptitude spéciale d'un organisme
donné
qui réagit toujours, et presque de la mêmefaçon, enfacede certains
agentstoujours les mêmes avec lesquels il ne peut
s'habituer à
se mettre en harmonie.
Etcelte remarque nous remet en mémoire les
éruptions qu'on
observe à la suite de l'administration du bromurede
potassium.
Nousavons souvent,eneffet, observé deces éruptions
chez des
individus soumis à une dose relativement minime de bromure
de potassium. Mais venait-on à persister chezces
mêmes indivi-
~ 21 —
dus dans la médication à la même dose ou à des doses plus
fortes, tout rentrait dans l'ordre, etles malades, au début sisus¬
ceptibles, n'éprouvaient
dans la suite
aucunincommodement
dela médication bromurée.
Dans certains cas même, l'éruption, après avoir persisté pen¬
dant plusieurs mois, disparaît rapidement, pour neplus se mon¬
trer, sans autreintervention que la continuation du remède.
Nous en citons un exemple remarquable que nous emprun¬
tons à la thèse inaugurale de M. Berenguier (1874).
Le nommé X..., âgé de 23 ans, entre le 12 décembre 1865 à Bi-
cètre. Ce malade, placé dansle service de M. Fabretcommeépilepti-
que, estsoumis autraitement par le bromure de potassiumen 1866.
Le médicament estnécessairementélevéjusqu'à la dose de 8 gram¬
mes. On voit bientôt apparaître quelques rares boutons d'acnésurle
front.
En 1868, la dose de bromure est maintenue à 7 grammes; l'érup¬
tion est un peu plus confluente; elle se montre surle front, le dos,
lapoitrine; lesboutons sontassez volumineux.
Au mois de mars 1869, une nouvelle poussée de pustules se pro¬
duit ; l'éruption devient confluentesur levisage.
Au mois dejuin, les boutons ont presque complètement disparu;
l'éruption est presque insignifiante. L'administration du bromure
estcontinuée.
En 1870, le bromure est encore administré; l'éruption disparaît
pour neplusreparaître.
Peut-on comparer la marche des accidents que nous venons de signaler, à ceux quisont relatés dans l'observation du DrDe- nig?Nous ne le croyons pas.
Tandis que clans celle-là l'organisme fait marque d'une véri¬
table antipathie pour le sulfate de quinine à chaque fois qu'il
se trouve en présence de cemédicament, dans celle-ci, au con¬
traire, malgré larépugnance du début, il finitpars'accommoder
avec son nouvel hôte, au point de n'en plus éprouverle moindre inconvénient.
_ 22 —
Si nous nous sommes permis cette digression sur les acci¬
dents de la médication bromurée, ce n'est quepour les éliminer
du cadre des idiosyncrasies, en montrant combien celles-ci ont
une nature éminemment propre et spéciale, combien en un mot
letermeidiosyncrasie, impliqueuneidéede fixitéetd'immuabilité
en face d'un agent toujours le même, en quelque temps et en
quelque lieu qu'il se présente au même individu.
Donc, toutes les foisque nous serons en présencede dermopa-
thies médicamenteuses, il faudra, si nous voulons nous rendre compte de la véritable part qui revient à l'idiosyncrasie, il
faudra désormais observer la marche des accidents, sous l'in¬
fluence de la continuation de la médication qui les aura pro¬
duits.
S'aggraveront-ils? Concluons en faveur de l'idiosyncrasie, et
cessons immédiatement la médication.
Diminueront-ils d'intensité, ou seront-ils stationnaires ? Met¬
tons l'intolérance encause, et continuons, prudemment cepen¬
dant, la médication commencée, et nous arriverons ainsi à
l'accoutumance.
Si nous nous sommes exclusivement occupé
jusqu'ici des
idiosyncrasies quiniques, c'est qu'elles sont les mieux connuespar la science médicale. Cependant des antipathies
organiques
peuventexister pour beaucoup d'autres médicaments et nousterminerons ce chapitre en relatant quelquesobservations
d'iclio-
syncrasies duesà l'absoption de copahu, de
térébenthine et de
belladone que nous empruntons au travail de M.
Bérenguier.
Observation IV
La nommée L... (À.), modiste, âgée de 23 ans, atteinte de
blen-
norrhagie depuis un mois, entre à l'hôpital le 10 juillet. Cette
jeune
femme prenait depuis le 1er juillet douze capsules de
Mothes
parjour. Dansla nuit du 8 au9, elle sentit des démangeaisons
extrême¬
ment vives, etprincipalement à la surface des mains. A son
réveil,
elle aperçutune éruption très manifeste aux bras, aux
avant-bras,
— 23 —
sur les mains, sur les genoux, auniveau desprincipales articula¬
tions.
10juillet : L'éruption a faitquelques progrès depuis la veille. Les démangeaisons persistent, le médecin traitant ordonne un
bain
amidonné et supprime le copaliu.
Le 11, l'éruption rubéolique est plus pâle, la main est encorele siège devives démangeaisons.
Le 12, les tachescontinuent à pâlir, les démangeaisons sontmoins
continues,
Le 14, l'éruption n'existe plus. Elle estremplacée par une colora¬
tion plusfoncéeque sur lereste de lapeau,mais l'épiderme estpar¬
faitement intact sur toute la surface du corps.
Le 15, lamalade quitte l'hôpital.
Observation V
Le 26juin 1874, la nommée P... (Julienne), âgée de 58ans, entre
àl'hôpital, atteinte d'un rhumatisme généralisé.
Le lundi 6 juillet, elle prend six capsules de térébenthine dansla
journée. Le lendemain, les douleurs sont très apaisées,mais on voit
apparaîtresur la faceantérieure des avant-brasuneéruption scarla-
tiniforme des mieux caractérisées. Dès le lendemain les mains, les cuisses, lesjambes etles pieds sontenvahisenmême temps parcette
rougeurviolacée, quiprend un caractère uniforme. Lamalade prend
encore touslesjours six capsules de térébenthine.
Le 8,l'érythèmecouvre la plus grande partie ducorps et présente
un maximum bien marqué sur la partieantérieure des cuisses etsur
la face interne des jambes. La malade se plaintdepuis la veille de démangeaisons fort vives, et d'une cuissonà peu près incessante; elle esttrès abattue etprésenteun mouvementfébrile très accentué.
Le 9, la maladene prend que trois capsules. Même état.
Le 10, trois capsules. L'éruption envahit la figure qui présente en mêmetemps unetuméfactionassez considérable.
Le 11, le médicament est supprimé. L'éruption semble avoir pâli depuisla veille. Lafigure estmoins boursouflée.
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Le 12, l'éruption est moins vive. Elle s'efface par plaqueset prin¬
cipalement sur les bras. Les jambes conservent leur teinte vineuse.
Démangeaisons toujours très vives.
Le 14, la rougeur persiste aux jambes et sous les seins; La peau présente une teinte légèrement brune sur les points primitivement
envahis et où l'éruption s'est effacée. On aperçoit un léger pâlisse-
ment épidermique, une desquamation imparfaite.
Le16, lafigure a reprisson aspect ordinaire. On y voit quelques plaques d'épiderme soulevé, mais adhérentesencore parleurs bords.
Le 18, l'éruption a presque partout disparu. Chose singulière, les démangeaisons persistent presque aussi vives que dans les premiers jours. L'épiderme seboursoufle, se soulève,puis se détache.
Le22, même état, persistance de démangeaisons.
Le26, il n'y a plus de traces de l'éruption. Les démangeaisons persistent, maismoins vives.
Orservation YI
L... (Julie), âgée de deux ans, entre à l'hôpital le 2juillet.
Cette enfant tousse depuis deuxjours et présente tous les signes
d'une broncho-pneumonie à frigore.
Le 4juillet, une autre petite malade du service lui faitboire une
potion belladonée qui ne lui était pas destinée, et l'on trouve àla
visite (douze heures après l'absorption du médicament) une rougeur diffuse scarlatiniforme qui s'étale en larges plaques surla face etla partie supérieure du cou. Cette rougeur, qui présente un pointillé
extrêmement fin, n'existe pas dans les autres régions. La petite
malade n'accuse aucunprurit au niveau de l'exanthème;ellen'estni somnolente, ni délirante; elle présente une très forte dilatation des pupilles. L'éruption persiste pendant huit heures, puis disparaît brusquement, sans produire le moindre soulèvement de l'épiderme.
Ces trois dernières observations nous ontparu mériter
d'être
relevées comme exemples d'idiosyncrasie pure au même
titre
que celles qui les précèdent.
— 25 —
En effet les manifestations cutanées que nous avons décrites
dans chacune d'elles sontsurvenueschez des malades sans tares
pathogiques importantes, chez lesquels, par conséquent, on ne
peutinvoquer pour les expliquer une insuffisance des émonc-
toires. De plus, ces dermopathies sont consécutives à l'absorp¬
tion de certains médicaments, et.n'ont disparu qu'avecsuppres¬
sioncomplète de ces derniers.
Il ressort donc de ce chapitre qu'il existe, dans la science médicale, des faits indubitables d'idiosyncrasie, et on cherche¬
raiten vain à les expliquer dans l'état actuel de nos connais¬
sances, du moins, par une autre hypothèse.
Mais n'a-t-on pas abusé un peu du terme idiosyncrase, pour
expliquer des phénomènes quise produisent dans des conditions telles, qu'il serait sinon davantage, du moins tout aussi logique d'interpréterd'après les données de la physiologie ?
C'est ce que nous nous efforcerons d'établir dans notre troi¬
sième chapitre.
CHAPITRE III
Le premier chapitre de cet opuscule nous a donné uneidée générale de la physiologie du foie etdes reins, etnous a montré
combien importantes étaient les fonctions antitoxiques du pre¬
mier, dépuratives du second.
'\iennent-ils à être intéressés dans leur substance intime, il
se déroule la symptomatologie variée et inquiétante que nous connaissons, et dont le terme final, estl'ictère grave d'une part,
et l'urémie d'autrepart.
Nous nous efforcerons de réunir dans ce chapitre, quelques
observations tendant à montrer le rôle que peut jouer
l'insuffi¬
sance hépatique ou rénale, dans la pathogénie de
certaines der-
mopathies médicamenteuses.
Observation I Grelleby
J'aieul'occasion d'observerunmaladequiprésentaitsurlesmem¬
bres inférieurs et surles membressupérieursspécialement,une
série
de disques érythémateux, de dimensionvariable, sans forme
définie,
d'un rouge louche et disparaissant sous la pression. La face
et le
buste étaient épargnésetl'éruption présentaunesymétrie àpeu
près
parfaite. Cette éruption avait été précédéed'un violentaccès
de fièvre,
maisdepuistoutétaitrentrédans l'ordreetiln'existaitaucun
trouble
ni circulatoire, ni respiratoire, ni digestif.
Plusieurs médecins ontvu cemêmemaladeetchacundenousétait
fort intrigué, se demandant quelle pouvait être la nature
de cet éry-
thème.
Ilnepouvait être question de roséole syphilitique, il n'existeaucun antécédent, et puiscette roséole est moins colorée, mais étalée et occupe de préférence le tronc, qui est ici épargné.
Le malade n'ayant pris ni copahu, ni moules, ni coquillages,on ne
pouvait attribuerson état àl'ingestion de ces substances.
Les commentaires allaient leur train etnous nous livrionsà toutes sortes de suppositions. Le patient semblait ne pas s'étonner des symptômes dont nous cherchions l'explication. Il se hâta bientôt de
venir à notre aide en complétantson histoire eten nous révélantun détail significatif qui devait nous mettre sur la voie dudiagnostic.
Laveille, il avait pris 50 centigrammes de sulfate de quinine et
c'est àla suite de l'emploi de cemédicament qu'il avaitvu son corps
secouvrir de rougeurs.Ilasubiplusieurs fois le même accident, car il aséjourné 27 mois au Sénégal et il est sujetà des accès de fièvre
très accusés.
La rate estvolumineuse etlaquinineaétéfréquemment employée
maiselle n'a pasde prisesurlestégumentslorsqu'elleestadministrée
à distance des accès. C'est du moins ce que le malade a remarqué.
Tout était éclairci, nous nous trouvionsen présence d'une roséole quinique.
De prime abord cette observationressemble àcellesquenous
avons citées plus haut pour affirmer l'existence
de l'idiosyn-
crasie. Elle en ditïere cependant en deux points, à
savoir
:l'exis¬
tence d'une tare pathologique chez notre
malade qui
est un paludéen avéré d'une part, etd'autre part l'absencede manifes¬
tations cutanées quand le même maladeprend de la
quinine loin
des accès.
Nous reviendrons sur ce sujet lorsque nous parlerons
de la
pathogénie physiologique des dermopathiesqui
nousoccupent.
Observation II Leclerc
M. R... de S..., 33 ans. 11a toujours été d'une bonne santé; cons¬
titution vigoureuse, tempérament un peu sanguin.