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Submitted on 1 Feb 2017
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Dons, parentés et représentations sociales
Marjolaine Doumergue
To cite this version:
N° d’ordre NNT : 2016LYSE2131
THESE de DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ DE LYON
Opérée au sein de
L’UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON 2
École Doctorale
:ED 485
Éducation Psychologie Information Communication
Discipline : Psychologie
Soutenue publiquement le 29 novembre 2016, par :
Marjolaine DOUMERGUE
Dons, parentés et
représentations sociales
Devant le jury composé de :Thémis APOSTOLIDIS, Professeur des universités, Université d’Aix-Marseille, Président Juliet FOSTER, Professeure d’université, University of Cambridge, Rapporteure
Simone BATEMAN, Directrice de recherche émérite, CNRS, Examinatrice
Université Lumière Lyon 2
École doctorale EPIC (ED 485)
Groupe de Recherche en Psychologie Sociale (EA 4163)
Institut de Psychologie
Dons, parentés et représentations sociales
Marjolaine Doumergue
Thèse de doctorat en Psychologie Sociale
Sous la direction de Nikos Kalampalikis (Pr)
Membres du jury
Thémistoklis Apostolidis, Professeur, Aix-‐Marseille Université
Simone Bateman, Directrice de recherche émérite,
CNRS, CERMES3Jean-‐Hugues Déchaux, Professeur, Université Lumière Lyon2
Juliet Foster, Professeure, University of Cambridge
Université Lumière Lyon 2
École doctorale EPIC (ED 485)
Groupe de Recherche en Psychologie Sociale (EA 4163)
Institut de Psychologie
Dons, parentés et représentations sociales
Marjolaine Doumergue
Thèse de doctorat en Psychologie Sociale
Sous la direction de Nikos Kalampalikis (Pr)
Membres du jury
Thémistoklis Apostolidis, Professeur, Aix-‐Marseille Université
Simone Bateman, Directrice de recherche émérite,
CNRS, CERMES3Jean-‐Hugues Déchaux, Professeur, Université Lumière Lyon2
Juliet Foster, Professeure, University of Cambridge
Résumé
Notre thèse s’attache à l’étude des systèmes représentationnels impliqués par la parenté par recours au don de spermatozoïdes. D’un point de vue théorique en psychologie sociale, l’objectif est de saisir la logique de ces systèmes (contenus et processus d’élaboration et de transformation) et leur efficacité au sein de la pratique sociale. La problématique porte sur les manières dont le sens commun traduit les enjeux anthropologiques relatifs à la parenté et au don dans le cas du don de spermatozoïdes et de son recours. Nous nous inscrivons dans une approche sociogénétique des représentations sociales nous permettant de retracer les éléments et les jalons des processus d’appropriation symbolique en œuvre pour ceux qui ont pour tâche d’institutionnaliser ces pratiques et pour ceux qui en ont une expérience vécue.
Nous avons développé un plan de recherche fonctionnant selon le principe de la triangulation des méthodes et organisant une étude multi-‐niveaux des phénomènes représentationnels. Grâce au partenariat scientifique avec la Fédération française des CECOS, nous avons rencontré des parents par recours au don de spermatozoïdes (inscrits au sein des centres pour un autre projet d’enfant) dans le cadre d’enquêtes quantitative et qualitative (entretiens individuels et focus groups). L’analyse des débats parlementaires de la révision de 2011 de la loi relative à la bioéthique complète ce design méthodologique.
Les résultats ont permis de mettre au jour les systèmes représentationnels actualisés dans la sphère publique pour penser la parenté par recours au don, via la mise en évidence des tensions entre catégories de pensée fondamentales (thêmata) qui organisent le champ représentationnel des acteurs parlementaires. Le croisement des analyses dégage des similarités entre les logiques parentales et parlementaires (pro-‐anonymat) quant à cet anonymat du donneur, sans qu’il n’y ait de détermination, par ce régime anonyme, des pratiques parentales (majoritaires) de récits de sa conception à l’enfant. Les analyses des processus d’inscriptions psychosociales et culturelles du vécu de la parenté par recours au don témoignent toutefois d’un projet représentationnel partagé qui s’ancre dans des modes de parenté normalisés. Il s’actualise de manières paradoxales par un ensemble signifiant de pratiques (récits à l’enfant du recours au don ; dons d’ovocytes) qui se constituent en actions représentationnelles.
La discussion souligne l’intérêt qu’il y a à considérer une pluralité de sociogenèses. Elles produisent des états représentationnels composites et la complexité de phénomènes en tensions, dont des actions représentationnelles transgressant et prolongeant l’ordre établi des attendus culturels et des rapports sociaux.
Abstract
This thesis focuses on the representational systems involved in family building through sperm donation. Drawing on psychosocial theories, it investigates the logic behind these systems (in terms of both their contents and the processes of elaboration and transformation) and their efficacy in social practices. Specifically, we explore how anthropological issues to do with kinship/relatedness and giving-‐receiving relationships are transformed into common sense knowledge in the case of sperm donation. This issue is considered using a sociogenetic approach, through the lens of social representations theory. Adopting this theoretical perspective allowed us to trace the elements and milestones of the processes of symbolic coping at play among those whose task is to institutionalise these practices, and among those who experience them.
We developed a research programme organised according to principles of method triangulation, hence conducting multi-‐level studies of representational phenomena. Owing to our scientific partnership with the French federation of CECOS (certified clinics), we conducted quantitative and qualitative research (interviews and focus groups) with parents who conceived their children using sperm donation (and registered in clinics as trying for another child). A further aspect of our research was based upon an analysis of parliamentary debates regarding the 2011 revision to bioethics legislation in France.
Our findings indicated the significance of representational systems for meaning making about parenthood through sperm donation. Specifically, the representational fields of parliamentary players were shown to be organised by tensions between fundamental categories of thought (themata). We found similarities between parental and parliamentary logics that both favoured anonymity, but no relationship between parents’ disclosure decisions and donor anonymity. We did however observe that parents make sense of sperm donation through a shared -‐ yet negotiated -‐ representational project anchored in a rather traditional family model. This project was found to be enacted paradoxically by a set of significant practices (disclosure strategies; egg donation) that constitute representational actions.
Our discussion underlines the intense dynamic that underpins the investigated representational systems, studied in different areas of production and transformation. It leads to complex and tense representational phenomena, including actions that transgress and prolong the established cultural and social order.
Cette thèse a bénéficié d’une allocation de recherche CIBLE-‐2010 par la Région Rhône-‐Alpes.
Le projet de recherche « Le don et son récit » a bénéficié d’un cofinancement de la Région Rhône-‐ Alpes et de l’Agence de la Biomédecine, ainsi que du partenariat scientifique de la Fédération française des CECOS.
Remerciements
Je tiens à remercier Thémis Apostolidis, Simone Bateman, Jean-‐Hugues Déchaux et Juliet Foster qui ont accepté d’être les lectrices et lecteurs de cette thèse et les membres du jury de sa soutenance.
J’adresse mes plus sincères remerciements à Nikos Kalampalikis qui a dirigé ce travail de thèse. Sa confiance et sa science m’ont été de véritables repères pour vivre et penser une approche de recherche.
Je souhaite remercier l’ensemble des collègues du GRePS de Lyon2 qui ont accueilli et accompagnent mon parcours de recherche. Dans ce cadre, j’ai trouvé des équipes et des expériences de recherche qui ont fait aussi de ce travail ce qu’il est.
Je veux remercier les doctorant·∙e·∙s qui sont et sont passé·∙e·∙s dans ce laboratoire, comme dans d’autres (d’Aix-‐Marseille, de Paris, d’Italie, de Suisse, et du Royaume-‐Uni). Toutes et tous sont des compagnons de route, dont la présence, les écrits et les échanges ont été des preuves des possibles, ainsi que des respirations.
Mes remerciements vont aux futurs parents et parents, ainsi qu’à leur famille. Leur rencontre a été la raison d’être de ce travail. Ce qu’ils m’ont enseigné dépasse de beaucoup le cadre de cette recherche.
Je souhaite également remercier tout particulièrement les équipes qui les accompagnent, qui m’ont ouvert leurs portes et ont partagé ainsi leurs expériences avec moi.
Sommaire
Introduction générale ... 13
Partie I — Contexte, théorisation ... 19
Chapitre 1 -‐ La bioéthique et le don de spermatozoïdes, des constructions en controverses ... 19
1. Le champ bioéthique, émergences en contextes ... 19
2. Le don de spermatozoïdes et son recours, constitutions de phénomènes sociaux ... 29
3. Conclusion du premier chapitre ... 41
Chapitre 2 -‐ La parenté et le don, constructions anthropologiques et actualités des champs ... 45
1. Tiers et technologies médicales de la reproduction dans la parenté ... 46
2. Penser donner ... 55
3. Conclusion du deuxième chapitre ... 72
Chapitre 3 -‐ Approche psychosociale de la parenté par recours au don de spermatozoïdes ... 77
1. Sociogenèse de la pensée représentationnelle ... 78
2. Genèse et transformation sociales ... 87
3. Pluralité des formes et efficace de la pensée représentationnelle ... 92
4. Conclusion du troisième chapitre, problématisation ... 103
Partie II — Questions de méthodes ... 113
Chapitre 4 -‐ Recherche de terrain et polymorphisme méthodologique ... 113
1. Le concret, un terrain et une population sensibles ... 113
2. Approcher le complet et la complexité, un polymorphisme méthodologique ... 118
3. Conclusion du quatrième chapitre, construction d’un plan méthodologique de triangulation ... 124
Chapitre 5 -‐ Description des quatre opérations de recherche ... 127
1. Les acteurs parlementaires, analyses d'un discours public particulier sur le don de gamètes et son recours ... 127
2. Les parents ayant eu recours au don, enquêtes auprès d'une population sensible ... 133
Partie III — Présentation des résultats ... 153
Chapitre 6 -‐ Étude des discussions parlementaires de la loi relative à la bioéthique ... 154
1. Résultats de l’analyse lexicométrique de l’ensemble du corpus ... 155
2. Étude des arguments pro-‐identification et pro-‐anonymat du donneur ... 173
3. Résumé du sixième chapitre ... 187
Chapitre 7 -‐ Enquête quantitative auprès des parents par recours au don de spermatozoïdes .... 189
1. Description de l’échantillon ... 190
2. Distribution des prises de position et pratiques ... 190
3. Dimensions organisant les prises de position et variables explicatives de l’anonymat et du secret (adhésion/refus) ... 207
4. Résumé du septième chapitre ... 219
Chapitre 8 -‐ Enquête qualitative, avec et entre les parents par recours au don spermatozoïdes .. 221
1. Entre eux en focus groups : Parler à l’enfant ? Théories explicatives des pratiques ... 222
2. Entre eux : Partage social du recours au don de spermatozoïdes ... 230
3. Entre eux : Contextes d’émergence d’une appartenance groupale ... 235
4. Avec eux en entretiens individuels : Analyse lexicométrique des récits ... 245
5. Avec eux : Utilisations du principe d’anonymat et figures de l’anonyme ... 247
6. Avec eux : Métaphore de la graine et stratégies de récits de conception ... 257
7. Avec eux : Principe de gratuité et don d’ovocytes ... 267
Partie IV — Discussion générale ... 274
1. Mises en controverse : où il est question de l’anonymat du donneur ... 275
2. Divergences : où il est question des figures représentationnelles du donneur chez les parents ... 287
3. Convergence : la métaphore de la graine dans les récits de conception parentaux ... 299
4. Normalisations : où sont discutées la conflictualité psychosociale et l’efficace des représentations sociales ... 309
Bibliographie ... 327
Index des figures
Figure 1. Campagnes publiques de sensibilisation au don de gamètes (Agence française de la
Biomédecine) ... 13
Figure 2. Récapitulatif du design méthodologique de triangulation (méthodes, objectifs, perspectives) ... 125
Figure 3. Déroulé chronologique des opérations de recherche de la thèse ... 127
Figure 4. Synthèse du plan méthodologique ... 151
Figure 5. Analyse de la structure de la classification; thèmes, mots spécifiques, variables et température informationnelle des classes issues de l'analyse lexicométrique du corpus des débats parlementaires ... 155
Figure 6. Arbre maximum des similitudes (Cl. 1) ... 157
Figure 7. Nuage de mots (Cl. 7) ... 159
Figure 8. Arbre maximum des similitudes (Cl. 2) ... 161
Figure 9. Arbre maximum des similitudes (Cl.5) ... 164
Figure 10. Nuage de mots et arbre maximum des similitudes (Cl. 4) ... 166
Figure 11. Moyennes et écart-‐types du degré d'accord à différentes propositions d'encadrement législatif du don de spermatozoïdes (anonymat et gratuité) ... 191
Figure 12. Moyennes des degrés d’accord des éléments de définition d’une famille (Selon vous) et des écarts ressentis à la norme sur ceux-‐ci (Selon vous – Selon les gens en général) ... 193
Figure 13. Analyse de variance des réponses des mères et pères sur les éléments relatifs à la filiation biogénétique ... 196
Figure 14. Analyse de variance entre pères et mères sur les items relatifs à la figure du donneur ... 201
Figure 15. Fréquences d’accord de la décisions de partage à l'enfant de son mode de conception, moment de celui-‐ci, et partage social effectif de la démarche IAD ... 203
Figure 16. Analyse de la médiation du « Partage social » sur le lien entre « Écart ressenti à la norme… » et « Secret » ... 214
Figure 17. Analyse de la médiation du fait de « Penser au donneur à l’avenir » sur le lien entre la « Dépersonnalisation du donneur » et le « Secret » ... 215
Figure 18. Analyse de la structure de la classification; thèmes, mots spécifiques, variables des classes issues de l'analyse lexicométrique du corpus d'entretiens individuels des parents ... 246
Index des tableaux
Tableau 1. Formes d'altruisme codifiées dans le monde social (à partir de Moscovici, 1994a) ... 71
Tableau 2. Corpus -‐ 1ère lecture du projet de loi relatif à la bioéthique (LOI n° 2011-‐814 du 7 juillet 2011) ... 129
Tableau 3. Composition des focus groups ... 147
Tableau 4. Synthèse des appréhensions des relations entre l'humain et la science dans les débats parlementaires ... 168
Tableau 5. Synthèse de l'analyse des arguments pro-‐identification développés dans les débats parlementaires ... 174
Tableau 6. Synthèse de l'analyse des arguments pro-‐anonymat développés dans les débats parlementaires ... 180
Tableau 7. Synthèse des catégories fondamentales de pensée, déclinaisons et tensions actualisées dans les trois constructions du don de gamètes et son recours ... 185
Tableau 8. Variables explicatives d’ « Anonymat protection » ... 211
Tableau 9. Corrélations et analyses de variance (ANOVA à un facteur) sur les variables « Anonymat protection » et « Levée de l’anonymat souhaité » ... 214
Tableau 10. Variables explicatives d’une « Levée souhaitée de l’anonymat » ... 212
Tableau 12. Variables explicatives du « Refus du secret » ... 213
Tableau 11. Corrélations et analyses de variance (ANOVA à un facteur) sur les variables « Secret » et « Refus du secret » ... 216
Tableau 13. Variables explicatives du « Secret » ... 214
Tableau 14. Synthèse des figures représentationnelles du donneur construites par les parents ... 289
Liste des abréviations et acronymes
ACP Analyse en Composantes Principales ADEDD Association Des Enfants Du Don
AFC Analyse Factorielle des Correspondances AMP Assistance Médicale à la Procréation AN Assemblée Nationale
ANOVA ANalysis Of VAriance, analyse de la variance CCNE Comité Consultatif National d’Éthique
CECOS Centres d’Études et de la Conservation des Œufs et du Sperme humains CHD Classification Hiérarchique Descendante
CNCDH Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme CNAOP Conseil National d'Accès aux Origines Personnelles
CSC Collective Symbolic Coping (model of)
CSP Catégorie Socio-‐Professionnelle
DDASS Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales
DG Discussion Générale
DPI Diagnostic Pré-‐Implantatoire
FIV Fécondation In Vitro
FIV-‐D Fécondation In Vitro avec gamètes Donnés GDR Gauche Démocrate et Républicaine GPA Gestation Pour Autrui
HFEA Human Fertilisation and Embryology Authority
IA Insémination Artificielle
IAC Insémination Artificielle avec gamètes du Conjoint IAD Insémination Artificielle avec gamètes de Donneur
IVG Interruption Volontaire de Grossesse
M Moyenne
PACS PActe Civil de Solidarité
PMA Procréation Médicalement Assistée
PS Parti Socialiste
r Coefficient de corrélation
RS Représentations Sociales
S Sénat
SD Standard Deviation (Écart-‐type)
SOC groupe SOCialistes et apparentés
SRAS Syndrome Respiratoire Aigu Sévère
TR Technologies médicales de Reproduction
TTR Type/Token Ratio
UMP Union pour un Mouvement Populaire
α Alpha de Cronbach (indice de consistance interne) η2 Eta carré (force de l’effet de la variance)
ρ Rhô de Joreskog (indice de consistance interne)
Introduction générale
Spontanément, vous sentiriez-‐vous plus incité à faire don de vos gamètes à la vue de l’un ou l’autre de ces visuels dans l’espace public ? Vous identifiez-‐vous davantage à ce donneur, sans visage, qui fait solennellement offrande d’une jeune pousse ? Ou à ces spermatozoïdes et ovocytes ornés de rubans ? Souscririez-‐vous ainsi préférentiellement à une métaphore botanique ou à une métaphore qui personnalise les gamètes, en les ancrant puissamment dans les rapports sociaux de genre, par les codes communs du rose et du bleu servant à sexuer les bébés ? Seriez-‐vous plus sensible, à gauche, à la connotation de gravité et de fragilité qui semble s’attacher à la vie même (humaine, animale et végétale), ou, à droite, à une référence à la légèreté du cadeau par rapport à la joie incommensurable qu’il peut permettre ? Enfin, vous sentiriez-‐vous plus porté par l’avenir ouvert d’un don offrant de l’espoir, ou par le bonheur présent grâce à votre caractère déjà actuel de donneur ?
La tournure personnelle de notre entrée en matière est – rassurez-‐vous – rhétorique. Notre intérêt pourrait se porter bien plutôt sur les idées et images circulant dans la communication et la pensée sociales, qui ont pu se concrétiser au sein de ces visuels. Ces derniers font appréhender presque immédiatement ce qu’ils comportent chacun d’un véritable univers cohésif de sens.
Il va sans dire que la figuration du don de gamètes dans l’espace public revêt un caractère des plus délicats. Nous avons cédé, ici, au pouvoir d’évocation de la mise en contraste de deux campagnes publiques de sensibilisation, respectivement, au don de spermatozoïdes et au don de gamètes, organisées par l’Agence française de la Biomédecine1. Quelques années les séparent, ainsi qu’une
révision, en 2011, de la loi française relative à la bioéthique, encadrant légalement le don de gamètes et son recours.
Ce rendez-‐vous législatif national a reconduit, entre autres, le régime anonyme des dons de gamètes. Cet enjeu s’est érigé comme crucial au sein des dilemmes bioéthiques et sociétaux qui se nouent
1 D’autres campagnes avaient été produites entre temps. À la différence notoire de celles-‐ci, elles faisaient apparaître des
couples receveurs, futurs parents (fictifs) des enfants à naître grâce aux dons.
autour des technologies médicales de reproduction avec des gamètes donnés, dans nombre de sociétés où leur usage se développe. En France, il a donné lieu à presque une décennie de controverses, réengagées suite au premier réexamen (2004), et en anticipation de la nouvelle révision parlementaire de la « bioéthique », en 2011. La polémique protéiforme s’est cristallisée en prenant de l’ampleur dans l’espace public. L’émergence de la mobilisation de personnes, dont les parents ont été les premiers à recourir à un don de spermatozoïdes en France, y a contribué. Réunies en association, ces personnes, nées dans les années 1970-‐80, ont rassemblé autour d’elles, à des degrès divers, différents acteurs des sphères universitaires, politiques, médiatiques et du soin. Elles militent pour un accès « à leurs origines » et pour que l’anonymat du donneur de gamètes ne soit pas maintenu en l’état, en France. Les revendications s’expriment de manière éloquente : « Pour une procréation médicalement assistée à visage humain »2.
L’une des dernières actualités de cette controverse publique s’est déroulée sur le terrain judiciaire. En novembre 2015, le Conseil d’État a débouté les demandes d’une requérante issue d’un recours au don. Sa première demande consistait à voir reconnue la violation de la convention européenne des droits de l’Homme par le registre français d’anonymat du donneur de gamètes. Sa seconde demande était celle de disposer, de la part des Centres d’Étude et de Conservation des Œufs et du Sperme humains (CECOS), des informations nécessaires à attester qu’elle et son mari, rencontré dans le cadre de leurs activités de militance, ne sont pas issus des gamètes du même géniteur, donneur anonyme de spermatozoïdes.
Du point de vue de la psychologie sociale, que nous adoptons, cette intervention médicalement médiatisée d’un tiers anonyme dans la conception d’un enfant, est éminemment intrigante. La pluralité des formes de connaissances interpelle de prime abord : d’emblée la biologie, le droit, l’éthique et l’anthropologie sont des domaines convoqués dans le champ savant et du sens commun. Ensuite, un espace idoine d’études psychosociales se crée par la rencontre de ces connaissances, leur collision dans la sphère publique, où différents groupes sociaux s’en saisissent et érigent, par la même, les objets de leur dialogue en « faits complexes de société » (Bateman, 1997, 2012), en « questions sociales » (Théry, 2010). La diffusion de l’usage de technologies médicales de la reproduction, qu’elles soient récentes et de plus en plus sophistiquées, ou plus anciennes et comportant peu de difficultés techniques3, s’est interconnectée avec la négociation de leurs légitimités éthiques et sociétales. Cette négociation, mêlant craintes et espoirs au sein d’attentes ambivalentes (Bateman, 1998), passe notamment par une demande de réglementation légale des différentes pratiques thérapeutiques, ou de recherche, impliquant le vivant humain (Inhorn & Birenbaum-‐Carmeli, 2008). La relation entre le « public » (la sphère, l’opinion…) et la science se reconfigure à mesure que l’expansion des biotechnologies infuse les imaginaires des sociétés (Bauer, 1995 ; Wagner & Hayes, 2005). L’étrangeté ressentie des phénomènes, dits émergents par la résurgence des enjeux sociétaux qu’ils suscitent, peut provenir de la création de « nouveaux faits biologiques » qui rendent étrangère la nature même de la nature (Franklin, 2001). La catégorie fondamentale de pensée nature se remanie. Ce remaniement entraîne celui d’autres catégories, dont l’évidence se déchausse dans l’expérience ordinaire (social ; humain ; individu ; personne… ;
2 http://pmanonyme.asso.fr/
3 DPI ; FIV ; FIV-‐ICSI ; cryoconservation des gamètes ou des embryons permettant leurs dons ; IAD (respectivement
Strathern, 1992). Leurs sens se réactualisent dépendamment des contextes intellectuels et sociaux en vigueur (Jodelet, 2008). Mais l’étrangeté ressentie n’est pas liée uniquement à la complexité technologique en jeu. L’insémination artificielle avec gamètes de donneur (IAD) pourrait en être un exemple, puisqu’en tant que telle, elle ne présente aucun enjeu technique (Bateman, 1985). L’étrangeté ressentie vis-‐à-‐vis de l’intervention de gamètes de donneur dans la procréation ne proviendrait-‐elle pas davantage de ce qu’elle convoque certains tabous culturels et sociaux, et la dynamique de leurs réaménagements ou transgressions ? Nous avons vu plus haut, en quelques lignes, la fulgurance avec laquelle une nuée de questionnements symboliques et d’imaginaires sont charriés par ses implications, depuis la vie quotidienne intime à l’organisation de la vie en société. Sont mobilisées, d’une manière extrêmement dynamique, émotionnellement et socialement investie, des questions ayant trait tant aux significations attribuées à la circulation des substances corporelles, à la sexualité, aux rapports de genre, qu’aux définitions de la parenté… Les désirs de parenté, l’engendrement, les identifications, projections et transmissions intra-‐familiales, et jusqu’à la constitution de l’identité personnelle, semblent changer d’acception et s’en chercher de nouvelles, à l’interface des décisions et récits, privés et publics.
Nous souhaitons nous attacher dans ce travail de thèse à l’étude des manières dont est vécue et pensée la parenté par recours au don de spermatozoïdes. Il s’agit pour nous de nous atteler à l’analyse de la dynamique de la constitution des théories ordinaires, quotidiennes, qui sous-‐tendent la vie, la communication et la pensée sociales, dans le cadre de ces conduite et expérience. À quelles interprétations du réel donnent-‐elles lieu, alors même que le simple besoin ressenti d’une éthique sociétale et légale autour de ces pratiques, le don de gamètes et son recours, les marquent du sceau des phénomènes qui demeurent en voie collective d’appropriation symbolique ? Quelles sont les logiques qui sont sollicitées pour mettre en sens, agir et inscrire culturellement cette parenté par recours au don de spermatozoïdes ? De quelles trajectoires subjectives et sociales, ces différents ancrages dans les pratiques et les relations sociales, dans l’énergétique collective, affective et symbolique des groupes sociaux, sont-‐ils le nom ?
Le plan de notre thèse s’articule en quatre parties.
La première partie comporte trois chapitres. Elle mobilise des travaux et des réflexions issus d’un ensemble de disciplines des sciences sociales nous ayant été utiles pour appréhender la parenté par recours au don de spermatozoïdes, comme phénomène social complexe et dynamique. Elle expose également la problématisation que nous en avons réalisée au sein de l’approche des représentations sociales.
normes, et les attendus culturels de ces sociétés. Nous montrerons comment s’agence et se transforme un réseau de phénomènes, socialement sensibles, investis axiologiquement et symboliquement dans la sphère publique. Cette présentation de la bioéthique, cadre légal et notionnel au sein duquel le don de spermatozoïdes s’inscrit, nous aura permis de comprendre que ces phénomènes ne peuvent être saisis dans leur cohérence, qu’en en appréhendant l’aspect conflictuel, proprement psychosocial.
Dans une deuxième partie, nous présenterons notre démarche de recherche, inscrite dans une approche qualitative compréhensive, ancrée sur un terrain de recherche sensible. Grâce au partenariat avec la Fédération française des CECOS, nous avons pu rencontrer, lors de leur démarche au sein des centres pour un puîné, des parents ayant eu recours au don de spermatozoïdes. Nous détaillerons les implications, en termes de difficultés mais aussi d’intérêts, de notre présence dans ces institutions, et du fait d’y rencontrer cette population, sinon presque inaccessible, au temps de sa requête auprès de celles-‐ci. Nous expliquerons ensuite dans quelle mesure nous avons retenu et mis en œuvre un programme de recherche soucieux de répondre à un principe de triangulation. Nous verrons comment le choix de ce polymorphisme méthodologique est particulièrement pertinent pour l’étude multi-‐niveaux de la complexité des phénomènes représentationnels pris en considération. Nous expliciterons nos quatre opérations de recherche qui visent à étudier deux sociogenèses représentationnelles pour penser le don de gamètes et son recours : i) dans le cas des acteurs législatifs ayant à réviser leur institutionnalisation (analyse documentaire des discussions parlementaires) ; ii) dans le cas des parents qui le sont devenus par ce moyen (enquêtes quantitative et qualitative, i.e. entretiens individuels et focus groups). Nous détaillerons les apports de chaque méthode et technique de recueil de données éclairant des aspects différents et articulés de notre problématisation de recherche.
La troisième partie de cette thèse est consacrée à la présentation de nos résultats. Nous y exposons de manière cumulative la logique spécifique de chaque opération de recherche réalisée dans le cadre de ce travail.
signifiant de pratiques (récits à l’enfant du recours, dons d’ovocytes), leur manière et leur matière, qui se constituent en actions représentationnelles.
Enfin, dans une dernière partie, l’ensemble des résultats sera discuté à travers quatre questions nodales et transversales dont le travail a scandé notre réflexion : l’anonymat du donneur ; la figuration de ce donneur irrémédiablement inconnu ; sa métaphore au sein des récits de conception adressés à l’enfant et les projets inhérents à ceux-‐ci ; l’effort paradoxal de normalisation du recours au don. Nous soulignerons l’intense conflictualité ayant préludé à la pluralité des sociogenèses représentationnelles investiguées, générant des états représentationnels composites, des phénomènes représentationnels complexes et en tension, et des actions représentationnelles transgressant et prolongeant l’ordre établi des rapports sociaux. Ce faisant, nous apporterons des pistes de réflexion quant à l’hypothèse des « représentations sociales totales » (Kalampalikis & Haas, 2008 ; Kalampalikis & Doumergue, 2013) à même d’appréhender la teneur de la détermination du social, de la communication et de la culture dans la construction des « mondes de vie » des sujets et des groupes sociaux (Jodelet, 2015).
Partie I — Contexte, théorisation
Chapitre 1 -‐ La bioéthique et le don de spermatozoïdes, des constructions en
controverses
Ouvrir une thèse portant sur la parenté par recours au don de spermatozoïdes par un retour sur la construction du champ bioéthique peut apparaître incongru. Le penser revient à omettre nombre d’éléments sociohistoriques de l’institutionnalisation de l’insémination artificielle avec gamètes de donneur (IAD), en France. Nous en aborderons certains qui expliqueront comment cette pratique a bénéficié de la légitimation de son ancrage médical tout en contribuant à modifier les contours de la pratique thérapeutique (Bateman, 1997). Ils nous permettront de resituer également la manière dont, en France, le don de spermatozoïdes et son recours se sont constitués en des pratiques institutionnellement organisées au niveau national par un réseau de médecins, avant que les premières lois de bioéthique ne viennent entériner les principes directeurs choisis.
Dans ce chapitre, nous retracerons donc d’abord brièvement les manières dont le champ bioéthique s’est constitué aux États-‐Unis puis en France. Émergent de l’évolution des connaissances et des technologies scientifiques ayant trait au fait biologique et au vivant humain, et des transformations des relations et des pratiques médicales, nous verrons comment ces champs bioéthiques se sont édifiés dans des contextes sociétaux et au sein de rapports entre sphère publique, corps médical et pouvoir politique différents, ce dont leur institutionnalisation porte la marque. Cette présentation comparée nous autorisera à souligner que la bioéthique est une perspective, un phénomène social, objet de constructions socialement concertées et disputées.
Ensuite, nous apporterons des éléments susceptibles de contextualiser plus précisément, socialement et historiquement, la question de la parenté par recours au don de spermatozoïdes à l’heure actuelle en France. Nous nous y engagerons par une centration sur l’histoire particulière de l’institutionnalisation française du don de gamètes et de son recours.
Enfin, nous l’envisagerons au travers de l’actualité publique et polémique qu’a constituée la controverse sociétale et politique autour de l’anonymat du donneur de gamètes. Celle-‐ci a précédé et accompagné la révision, en 2011, de la loi relative à la bioéthique qui encadre le don de gamètes et son recours.
1. Le champ bioéthique, émergences en contextes
relation profondément structurée que la bioéthique entretient avec l’étendue dynamique des dilemmes sociétaux du contexte considéré (Fox & Swazey, 2008).
Rendre compte succinctement ici de ce phénomène, dans ses caractéristiques sociales et culturelles, passe, en premier lieu, par le bref exposé des raisons pour lesquelles la bioéthique s’est implantée d’abord aux États-‐Unis, où elle a rencontré une renommée publique et académique. En second lieu, il s’agira de considérer les caractéristiques sociales et historiques de la diffusion de la bioéthique, à partir du cas particulier qui nous intéresse : son importation et réinvention à la française.
1.1. Émergence de la bioéthique, une histoire américaine
a. Institutionnalisation académique au croisement de plusieurs disciplines
Les premières occurrences du terme ‘bioéthique’ sont « bi-‐localisées » et correspondent à deux acceptions de la portée des enjeux qu’il recouvre (une acception holistique et une acception restreinte, proprement biomédicale, qui tendra à l’emporter ensuite).i) Potter, un chercheur en biochimie et spécialiste du cancer du Wisconsin, assure la première apparition publique du néologisme en intitulant son premier ouvrage, Bioethics : Bridge to the future (1971). Il vise par ce terme « à décrire la fusion des valeurs éthiques et des faits biologiques » (Potter, 2011, p. 137) dans une science de la survie qui confine à une futurologie, selon laquelle une approche nouvelle du progrès humain apparaît essentielle (Bateman, 2012). Potter en appelle en effet à une science bioéthique créatrice d’un pont salvateur entre deux cultures – les sciences et les humanités – dont l’incapacité à dialoguer met pour partie, « le futur en doute ». Il formalise le concept de bioéthique comme une rencontre entre deux « genres de connaissances » (la connaissance biologique et la connaissance des systèmes humains de valeurs). Seule cette rencontre serait à même de résoudre les problèmes « liés entre eux », que sont les problèmes individuels, sociétaux et populationnels (Potter, 2011). Deux genres de bioéthique sont résolument nécessaires : la bioéthique médicale et la bioéthique écologique, relatives respectivement aux « capabilités » et « fragilités » humaines et environnementales. La thèse de Potter, renouvelée dans un deuxième opus (Global Bioethics, 1988), est « celle d’une approche éthique globale, liée à une conscience forte de la participation de l’homme à la communauté du vivant au sens large du terme, participation envisagée à l’échelle de la population humaine tout entière et dans une perspective de long terme » (Gaille, 2011, p. 134).
ii) Indépendamment, l’année même de l’ouvrage princeps, un centre de bioéthique nouvellement fondé à Georgetown (Kennedy Institute for the Study of Human Reproduction and Bioethics) , emploie
collectifs, et nature et culture. C’est le cas également du domaine interdisciplinaire engagé par la fondation des deux instituts. Néanmoins, comme le mouvement déploré par l’initiateur du terme n’a eu de cesse de se poursuivre (Potter, 2009, 2011), l’étendue du champ des dimensions, objets et questions sur lesquels porte la bioéthique, selon l’usage le plus courant de ce terme, s’est réduite comme peau de chagrin pour viser essentiellement les problèmes éthiques qui surgissent dans la pratique médicale.
b. Dilemmes bioéthiques dans la sphère publique
Pour autant, l’objet bioéthique n’en demeure pas moins éminemment composite et comprend un ensemble de dilemmes émergents. Ces nouvelles questions, découlant de pratiques médicales techniquement innovantes, sont communément invoquées par les chroniqueurs de la bioéthique (Fox & Swazey, 2008) pour narrer son « arrivée ». Et de citer, entre autres « nouveaux » dilemmes, les interrogations soulevées par l’arrivée des procédés de réanimations et de transplantations d’organes à partir de donneurs décédés, redéfinissant la mort clinique, ou celles liées à la sélection des patients pour l’accès à la dialyse ou à toute autre ressource thérapeutique novatrice et rare, posant dramatiquement la question de la justice (sociale ou non) dans l’accès aux soins.
Plus largement, le contexte nord-‐américain de ces années relève d’un « climat d’attente ambivalente » (Bateman, 1998), eu égard aux nouvelles perspectives de recherche liées à l’évolution des disciplines de la biologie, dont le point d’orgue a été la découverte par Watson et Crick en 1952 de la structure à double hélice de l’ADN. L’intervention sur la transmission des caractères héréditaires est alors apparue possible, semblant remettre en cause l’idée même d’une identité biologique immuable. Les espoirs thérapeutiques et les craintes quant aux conséquences imprévisibles de ces nouvelles perspectives de recherche, surtout celles concernant les transformations de la nature et de l’espèce humaines, nourrissent les spéculations publiques à leur égard (Bateman, 1998 ; cf. Bauer, 1995, 2007).
normatives dans le rapport entre soignants et soignés, manifestes dans le cadre des mouvements sociétaux mentionnés (id.). Simultanément, l’importance de la recherche en milieu institutionnel de soins est croissante. Cela n’est pas sans conséquence. Leurs traductions événementielles sont d’ailleurs fréquemment citées comme une origine, sous forme de big-‐bang, du phénomène bioéthique. Entre autres, elles ont mené à des innovations réglementaires.
c. Impulsion citoyenne des régulations réglementaires et légales
La mutation du rapport entre médecins et patients s’est trouvée interrogée de manière fracassante sur la place publique par une série de révélations (jusqu’à 22 affaires médiatisées entre 1960 et 1975) quant à des recherches douteuses d’un point de vue éthique, conduites en hôpital ou en centre de soins (Bateman, 1998). L’affaire dite de la Tuskegee Study4 (1972) en est devenue
emblématique, mais toutes impliquent des abus de confiance de membres des communautés les plus vulnérables5. Concrétisé par les scandales, un mouvement législatif s’enclenche au milieu des
années 1970 : « Bioethics goes to Washington » (Fox & Swazey, 2008). Il aboutit à la promulgation par Nixon en 1974 du National Research Act (Public Law 93–348). À noter que l’impulsion citoyenne à l’origine de l’institutionnalisation fédérale de la bioéthique aux États-‐Unis y est tout de suite intégrée, sous la forme de discussions semi-‐publiques.
Ce bref aperçu des conditions culturelles et sociales de l’émergence nord-‐américaine du concept de bioéthique, et du champ y afférant, nous ont permis de mettre en intrigue sa diversité. La polysémie du terme ‘bioéthique’ y est première. Celui-‐ci recouvre tout à la fois un ensemble de pratiques techniques inédites, une nouvelle spécialité interdisciplinaire, un champ composite de dilemmes générateurs de controverses publiques. Aux États-‐Unis, ces controverses, entre autres, apparaissent avoir catalysé des innovations institutionnelles (réglementaires et légales) de régulation des pratiques (Fox & Swazey, 2008 ; Bateman, 2012). Sa diffusion à l’international peut être appréhendée comme celle d’un mouvement social. Quelles en sont les formes plus particulièrement en France ?
1.2. Importation et réinvention à la française
Comme ces importation et réinvention n’allèrent pas de soi en France ! En effet, le développement de la bioéthique en France apparaît freiné, jusqu’aux années 1980, notamment parce qu’elle est perçue comme un « phénomène bien trop lié à la culture américaine pour [y] être ‘importable’ » (Bateman, 1998, 2012). Un témoignage fort du revers de cette réticence consiste en la création d’une commission nationale permanente sur ces questions, grande première mondiale. Le Conseil Consultatif National d’Éthique (CCNE) est établi, en février 1983, par un décret du Président de la République lui-‐même. Cette intromission, on ne peut plus officielle de la bioéthique dans la vie
4 Des patients noirs américains d’un canton défavorisé de l’Alabama, atteints de syphilis, étaient sciemment non-‐informés
ou dissuadés d’accès aux soins en raison de leur participation au « programme de contrôle des maladies vénériennes », soit une étude sur l’évolution de la pathologie en l’absence de traitement. Cette étude a été poursuivie 20 ans après la découverte de l’action curative de la pénicilline. Les retentissements médiatiques, législatifs et judiciaires furent colossaux (et la mémoire de ce scandale demeure toujours active dans certaines théories du complot, liées au VIH notamment).
5 L’indignation se trouve d’autant renforcée que ces procédures expérimentales, ces essais cliniques, rappellent alors les