Partie II — Questions de méthodes
Chapitre 4 -‐ Recherche de terrain et polymorphisme méthodologique
1. Le concret, un terrain et une population sensibles
1.1. Histoire d’une recherche de terrain
L’origine de notre démarche de recherche se trouve dans l’instauration d’un partenariat scientifique entre une équipe du Groupe de Recherche en Psychologie Sociale (GRePS EA-‐4163) et la Fédération française des CECOS. En effet, dans l’intervalle entre la révision de la loi relative à la bioéthique de 2004 et celle de 2011, comme ils anticipaient la controverse sociétale portant sur l’anonymat du donneur, des professionnels des CECOS sollicitèrent notre laboratoire. C’était plus particulièrement le cas de ceux de Lyon qui souhaitaient mieux connaître le point de vue des acteurs directement concernés sur l’encadrement législatif régissant les dons et leurs recours. L’engagement de la réflexion avec le partenaire scientifique – la Fédération française des CECOS, ayant une expérience de 40 ans quant aux dons de spermatozoïdes et leurs recours – a mené au montage et à la conduite d’une première phase de recherche, multicentrique et nationale, sous la responsabilité scientifique de Nikos Kalampalikis. Ne souhaitant pas s’en tenir à une logique qui considérerait de manière isolée telle ou telle dimension des phénomènes en jeu, celle-‐ci a embrassé plus largement les enjeux psychosociaux de ce don, appréhendant le vécu des acteurs (donneurs de sperme et couples requérants), aussi bien que son image sociale124 (Kalampalikis et al., 2009, 2010 ; Kalampalikis, Haas, Fieulaine, Doumergue & Deschamps, 2013).
124 Notamment, grâce au partenariat scientifique avec la Fédération française des CECOS, ont été interrogées sur tout le
territoire national trois populations différentes, des donneurs de sperme (entretiens individuels, n=33), des membres de couples requérants (questionnaires, n=459), mais aussi une population générale stratifiée non impliquée a priori par les technologies médicales de la reproduction (entretiens et associations verbales, n=598).
Alors que nous avions intégré l’équipe de recherche lors de cette première phase en tant qu’ingénieure d’étude, nous avons initié ce présent travail de thèse dans le cadre d’une seconde phase de recherche que nous avons souhaités recentrer autour de l’expérience et des pratiques des parents l’étant devenus par recours au don de spermatozoïdes (Kalampalikis & Doumergue, 2013, 2016 ; Doumergue & Kalampalikis, 2014). Plusieurs raisons de cette focalisation sur les parents peuvent être rappelées ici :
i) La controverse publique cristallisée autour de l’anonymat du donneur gagnait en ampleur tout en incluant que très peu la voix de cette population de parents. Celle-‐ci est pourtant au cœur des enjeux, et « forcément » à l’initiative de certains d’entre eux, ne serait-‐ce que parce qu’elle choisit d’informer ou non les enfants du recours au don pour leur conception.
ii) Une autre raison de notre intérêt focalisé résidait dans le croisement des résultats de la première phase de la recherche auprès des couples requérants, en France, avec ceux de la littérature internationale. En effet, nous notions un hiatus entre nos répondants (requérants) qui décidaient majoritairement de parler à leurs enfants (décision intentionnelle) et le taux minoritaire d’information effective des enfants de leur mode de conception, constaté dans les études réalisées à l’étranger auprès de parents (Kalampalikis et al., 2009, 2010). Qu’en était-‐il de cette décision intentionnelle chez les parents en France ? De surcroît, les contenus, temporalités, développements, et sens attribués aux récits de conception suite à la naissance d’un premier enfant nous demeuraient inconnus. Nous avons donc réinvesti le partenariat scientifique avec la Fédération des CECOS qui a à nouveau partagé ses savoirs empiriques issus de décennies de contacts avec la population ciblée125, et ouvert un accès aux terrains de cette population sensible, sur l’ensemble du territoire national.
1.2. Immersion auprès d’une population sensible
Ce faisant, nous avons opté pour un parti pris méthodologique aux implications multiples. Ce parti pris est de rencontrer et d’interroger uniquement des parents, ayant eu au moins un enfant issu d’un recours au don de spermatozoïdes, présents à nouveau au sein des centres pour une démarche pour un puîné. Il s’explique partiellement par le contexte français de l’institutionnalisation du don de spermatozoïdes et de son recours au sein duquel la confidentialité des acteurs est stricte – rappelons qu’aucun échange d’information n’est prévu ni même possible entre les différents participants de la démarche, donneurs et requérants. Cette « confidentialité instituée », à laquelle contribue également le secret médical, se redouble d’une relative absence structurée et identifiée de ces parents dans l’espace public. Ce caractère confidentiel de la population, selon la polysémie du terme, n’est pas sans renvoyer à la sensibilité de cette dernière qui, force est de le constater, négocie voire protège sa visibilité publique et sociale. Pour la recherche, cela a des enjeux pratiques, éthiques et déontologiques. De sorte que nous avons souhaité prendre toutes les précautions en la matière pour garantir un cadre de confiance et de respect des réponses des parents et de nos interactions. Le partenariat de recherche établi avec la Fédération française des CECOS a été autant capital que facilitateur en ce sens126. Outre une considération soucieuse et appliquée de ces principes, notre parti pris méthodologique s’explique également en raison de notre souhait de travailler avec une
125 À la fois cet historique particulier et le recul d’expérience des professionnels des CECOS, notre souci de travailler avec
une population précisément définie et le nombre de personnes concernées facilitant une question pragmatique de recrutement (vs par le recours au don d’ovocytes ou d’embryons) nous ont conduit à nous en tenir au recours au don de spermatozoïdes.
population dont nous connaissions les contours, dans la mesure de son recrutement sur un lieu unique, par des sollicitations systématisées pour sa participation à la recherche. Ce n’aurait pas été le cas si nous avions multiplié les modalités de recrutement, par le biais d’associations, ou de petites annonces, ou de proches en proches, par effet « boule-‐de-‐neige ». Bien qu’elles auraient pu élargir le panel des situations abordées, celles-‐ci nous sont apparues bien peu convaincantes pour aboutir à un échantillon consistant et de taille satisfaisante.
Si bien que le temps de la recherche et le temps de la démarche des parents au sein des centres ont dû coïncider. Cette stratégie de recherche a conditionné et rendu possible la construction des données. Elle est intervenue dans les lieux institutionnels et au moment même du renouvellement d’une demande capitale pour eux. Cette coïncidence entre une expérience vécue et son interrogation n’est pas sans incidence sur l’état psychologique des parents rencontrés, leurs projections voire leurs relations familiales et de couple. Ce moment choisi détermine donc un contexte précis de recrutement qui définit, quant à lui, la précision des caractéristiques des participants. Certes, nous avons affaire à des parents qui ont une distance mécaniquement plus importante que les autres requérants vis-‐à-‐vis de l’annonce de la stérilité et du choix du recours au don de spermatozoïdes pour y faire face. Pour autant, le temps particulier de notre rencontre fait que le recul d’expérience sur leur parenté et parentalité n’est majoritairement que de quelques années, l’essentiel des parents de notre échantillon l’étant d’enfants jeunes (moins de 3 ans). Reste qu’il s’agit de participants qui ont vécu une première démarche dont l’issue a consisté en une levée de la menace de l’absence irrémédiable d’enfant. Ils ont une expérience de la conception, d’une grossesse et d’une transition vers une parenté (Sandelowski, 1995), déjà initiée grâce à l’intervention de tiers médicaux et donneur dans la procréation. Ce sont, de plus, des parents qui ont souhaité renouveler cette expérience d’un tel mode de conception, en France, auprès des CECOS, pour poursuivre ou achever leur projet de construction familiale127. Ils sont ainsi « pris » dans une temporalité rétrospective, en ce qu’ils font retour sur l’un des lieux, décisif, de ces expériences. Ils se situent tout à la fois dans une temporalité projective, tendus qu’ils sont par l’expectative d’un nouveau projet parental, du remaniement de la composition familiale s’en suivant et de l’avenir d’une vie de famille qui se dessine de manière progressive.
Pour résumer les implications de notre parti pris méthodologique, nous pouvons dire qu’en tant que chercheure, nous avons eu à faire-‐face aux caractéristiques et aléas de nos thématiques et terrains de recherche. Cela a conditionné particulièrement « l’espace-‐temps » du faire-‐face symbolique de la population. Mais cela autorise l’appréhension de ce dernier dans un contexte contraint mais porteur, aux contours précisément définis.
Si nous travaillons avec et auprès d’une population dont la situation pourrait être aisément qualifiée de « dynamique », tant le jeu des projections et rétrospections est particulièrement ouvert pour celle-‐ci, notre étude ne suit pas cette dynamique de manière longitudinale. Le choix d’un lieu unique de recrutement ne supposait pas a priori de s’en détourner. Cette option aurait comporté tout son intérêt tant pour la thématique de recherche pour laquelle un tel besoin est uniment observé dans la littérature internationale (Indekeu et al., 2013) que pour l’étude sociogénétique des systèmes
127 À ce titre, notre population est également définie par l’encadrement législatif du recours au don de spermatozoïdes.
Nous n’avons pas contacté de personnes ayant réalisé un projet parental en dehors du système des CECOS en raison d’une situation conjugale/familiale différente du périmètre légalement prévu (femmes célibataires ou couples de femmes), de leur âge, de leurs choix pragmatiques (délais d’attente) ou relatifs à l’identification possible du donneur.
représentationnels et de leurs transformations dans le temps (Bauer & Gaskell, 1999, 2008). Il n’en reste pas moins que ces études longitudinales, lorsqu’elles sont effectives, comportent nombre d’enjeux méthodologiques qui sont discutables. Citons simplement les phénomènes d’attrition et le caractère proprement interventionnel de la recherche qu’elles accentuent alors (sur la question des récits de conception, notamment), sans que ceux-‐ci ne soient toujours franchement explicités ou mis en perspective dans les publications. Nonobstant ces points de discussion, c’est en l’absence d’un dispositif national ayant prévu et organisé la possibilité de recontacter d’une manière adéquate les parents, à distance de la fin de leurs démarches au sein des centres, que les enjeux éthiques et de faisabilité nous ont pour l’heure retenus. Des initiatives locales existent mais conduisent à des études quantitatives portant sur des échantillons de très petite taille (Araya et al., 2011). La question d’un tel dispositif de recherche est en réflexion mais n’apparaît pas faire suffisamment consensus, ni au sein des centres dans lesquels des restitutions de nos travaux ont pu soulever cette discussion en notre présence, ni manifestement au niveau de la Fédération des CECOS.
Notre propre rapport au terrain s’est constitué d’une manière progressive et évolutive, fait de phases de présence ponctuelle ou plus soutenue au sein des centres et de retrait vis-‐à-‐vis des terrains, au gré des besoins des différentes étapes des projets de recherche et de thèse, et de nos places au sein de celles-‐ci. Notre première « rencontre » avec ce terrain en tant que tel128 s’est réalisée alors que nous nous déplacions dans différents centres, en tant que membre de l’équipe de recherche, pour conduire certains des entretiens de recherche avec les donneurs de sperme.
Puis, nous avons investi bien plus fréquemment, lors des deux semestres de recueil de données par questionnaires, les couloirs, salles d’attente, salles de repos du personnel, bureaux et secrétariats de plusieurs centres. Ce, afin de procéder à des passations accompagnées de l’outil auprès des couples requérants venus en consultation avec les psychologues, médecins et biologistes des services. Si ces passations visaient à soutenir le rythme de recueil des données, elles ont constitué une première forme d’immersion au sein des espaces interstitiels des fonctionnements institutionnels. Nous nous familiarisions alors avec un certain dédale caractéristique des institutions de soins dans lesquelles des patients rencontrent des interlocuteurs du monde médical. Ces « patients » ne le sont pas tous au même titre puisqu’une salle d’attente, en fonction de l’organisation du service, peut contenir, à la fois des hommes venus « faire un prélèvement » (par masturbation) à visée diagnostique, de préservation de la fertilité ou à visée de dons, des femmes suivant un protocole de dons d’ovocytes, des hommes ou des couples venus chercher le thermos contenant les paillettes (les gamètes) pour les amener au gynécologue hors-‐centre en vue de l’insémination, des couples inscrits dans des procédures de procréation médicalement assistée avec ou sans recours aux dons de gamètes ou d‘embryons, des couples avec enfant-‐s venus en consultations pour une nouvelle démarche, voire des femmes enceintes présentes pour un suivi de grossesse réalisé dans le service proche, relevant de la maternité... Plus avant, dans ces espaces saturés de projections normatives, imaginaires et symboliques, au contact de la circulation des différents acteurs, nous nous appropriions la spécificité des protocoles de demandes de dons de spermatozoïdes, les différentes terminologies utilisées, les codes des institutions et les modalités de relations entre les rôles et identités professionnels en présence, et avec les « patients ». Cette appropriation que nous expérimentions nous donnait
128 Nous avions travaillé la thématique précédemment auprès d’une population non-‐impliquée par les technologies
quelques jalons pour entrevoir celle qu’avaient eu à vivre les hommes et femmes en ayant une expérience directe, au long cours, et autrement impliquée.
Ensuite, avant de nous engager dans l’enquête qualitative auprès des parents, nous avons souhaité intensifier notre accès à une connaissance de terrain de l’ordre du sensible, par des observations à visée d’imprégnation (Olivier de Sardan, 1995). Nous avons ainsi réalisé une trentaine d’observations de consultations psychologiques et médicales (sans auscultation) de couples requérants, dont la moitié était déjà parents. Nous avons également eu l’opportunité d’être présente pour observer une réunion d’équipe, et deux réunions d’informations/témoignages organisées par certains centres pour que des couples en première demande et des couples déjà parents puissent partager leurs expériences (lors de l’une d’entre elles, une adulte issue d’un recours au don, membre de l’ADEDD était présente également pour faire part de son expérience personnelle et du travail de l’association).
Il s’agissait pour nous, assez prosaïquement dans un premier mouvement, de soutenir en présentiel le travail de la relation partenariale, éclatée entre un grand nombre de centres. Il nous apparaissait nécessaire de rencontrer plus directement les équipes de certains centres, dont certains membres seulement nous avaient vus précédemment présenter la recherche à la Fédération des CECOS, ou avec lesquels nous n’avions que des contacts téléphoniques récurrents visant l’organisation des recrutements pour l’enquête quantitative. Il n’était pas a priori aisé pour les professionnels ainsi observés, de partager avec nous des temps-‐clés de leur quotidien de travail. Néanmoins, ces rencontres ont contribué à incarner une relation de partenariat scientifique. Elles ont participé, sans nul doute, à nouer plus encore une confiance en cette recherche et nourrissant une légitimité qui lui avait été accordée. De plus, nous affinions notre compréhension des différentes prises de position, réflexions voire polémiques qui animent la vie de la Fédération des CECOS (réunissant plusieurs fois par an les professionnels dans plusieurs instances, séminaires, journées d’échanges, etc.). Nous en percevions les échos dans les variations ou inflexions des modes d’organisation, des pratiques ou des discours, entre et au sein des différents centres. Plus particulièrement, nous mettions à profit l’effet de notre présence en tant qu’observatrice-‐participante comme outil même d’investigation (selon les conseils d’Olivier de Sardan, 1995) : comment les professionnels présentaient-‐ils les objectifs de la recherche aux parents ? Comment sollicitaient-‐ils leur accord à notre présence ? Comment négociaient-‐ils notre indépendance de prises de position quant aux principes régissant le fonctionnement des CECOS ? Tout cela nous renseignait sur la prégnance de ces principes et leurs caractères plus ou moins agissants dans l’institution.
Dans un second mouvement, il s’agissait pour nous, par ces observations, de nous imprégner également de ce dont la vie dans les centres est faite par et avec les parents par recours au don de spermatozoïdes. Nous visions ce qui pouvait se parler et s’agir « spontanément » dans le cadre particulier des consultations psychologiques et médicales. Nous visions par là même notre propre apprentissage à capter et saisir quelque chose des systèmes de sens qui s’y actualisaient, dans les interactions (Olivier de Sardan, 1995). Une coconstruction des visées exploratoires des problématiques saillantes dans ce cadre pour cette population et de notre posture de chercheure vis-‐ à-‐vis de celle-‐ci était en jeu. Il était question pour nous de commencer à éprouver notre savoir-‐faire et notre savoir-‐être pour une enquête de terrain auprès de ces parents, alors que nous avions appréhendé jusqu’alors essentiellement les perspectives et préoccupations des donneurs et couples requérants (quelques parents avaient été « rencontrés » lors des passations accompagnées de
questionnaires). Nous souhaitions infléchir notre mouvement vers ces parents, nous laisser une première fois étonner, avant de nous engager dans la conduite des entretiens individuels et collectifs. Il s’agissait de nous constituer plus finement en tant qu’interlocutrice pour ceux-‐ci, une interlocutrice qui soit suffisamment aiguisée quant à la teneur, texture et tessiture des expériences et questionnements passés et actuels, pour être perçue comme digne que l’on s’adresse à elle (Haas & Masson, 2006). Conjointement, cette forme de connaissance sensible nous semblait judicieuse pour favoriser la suspension de « nos savoirs et jugements » dans l’ici et maintenant des entretiens (Jodelet, 2003c). Ceux-‐ci auraient été pour partie identifiés, délimités et élaborés préalablement. Enfin, il s’agissait de nous laisser infuser par une imprégnation liminaire, bien que spécifiquement contextualisée, au contact de cette population, afin de bénéficier de ses effets. Ils sont réputés intervenir « très indirectement, inconsciemment mais efficacement (…) sur la machine à conceptualiser, analyser, intuiter, interpréter » du chercheur, à l’œuvre au long cours de la recherche et lors du travail des données et de rédaction (Olivier de Sardan, 1995, p. 77).