Partie II — Questions de méthodes
Chapitre 4 -‐ Recherche de terrain et polymorphisme méthodologique
2. Approcher le complet et la complexité, un polymorphisme méthodologique
2.1. Une démarche qualitative
En réponse à la complexité des phénomènes socialement élaborés, nous nous sommes inscrits dans une démarche de recherche qualitative. Celle-‐ci est fondamentale pour nous car elle est consacrée à l’appréhension naturelle, dynamique et holistique des phénomènes étudiés en sciences sociales (Jodelet, 2003c). D’abord, nous avons cherché à nous situer au plus près des contextes « naturels », c’est-‐à-‐dire au sein des cadres ordinaires et socialement situés des expériences des sujets sociaux. Ce, afin de nous intéresser, via l’approche sociogénétique des représentations sociales, à la manière dont ces sujets sociaux conçoivent et procèdent aux mondes qui les entourent (Kalampalikis & Apostolidis, 2016)129. Ensuite, plus largement, la recherche qualitative en sciences sociales peut être qualifiée d’approche dynamique en ce qu’elle tient la réalité sociale pour étant ni stabilisée ni stabilisable, mais résolument évolutive, malléable, culturellement et temporellement. Les phénomènes observés ont une historicité, ils dépendent du poids du passé des contextes historiques dans lesquels ils sont insérés, tout en étant facteurs de leur évolution (Jodelet, 2003c). À ce titre, Passeron (1991) considère que les objets des sciences sociales, « sciences empiriques de l’interprétation », sont historiques. Sans répétition à l’identique, ils ne peuvent donc être désindexés de leurs conjonctures historiques, i.e. d’une référence à une réalité « toujours différemment configurée ». Enfin, la recherche qualitative se pose en approche holistique qui rend justice à la complexité. Cette complexité résiste à être épuisée par leur seule décomposition en facteurs autonomes, en variables isolées puis envisagées dans leurs relations de causalité linéaires (Jodelet, 2003c). Entre autres, ces trois caractéristiques de la démarche qualitative et compréhensive font que celle-‐ci nourrit une relation réciproque riche et fructueuse avec l’approche théorique des représentations sociales et lui apparaît ainsi des plus adaptées (Farr, 1992 ; Jodelet, 2003c ; Flick & Foster, 2008 ; Haas & Masson, 2006 ; Kalampalikis & Apostolidis, 2016).
129 Plus amplement, la question de la « naturalité » est au cœur de la définition d’un « nouveau » paradigme « autre »,
appelé d’ailleurs « paradigme naturaliste » par Lincoln et Guba (1985, cités in McGrath & Johnson, 2003) : « Qualitative research is many thing for many people. Its essence is two-‐fold : a commitment to some version of the naturalistic, interpretive approach to its subject matter, and an ongoing critique of the politics and methods of positivism » (Denzin & Lincoln, 1994, p. 4, cités in Chamberlain, Stephens & Lyons, 1997).
Revenons un temps aux sciences sociales en général. Bien qu’au cours de leur histoire, dans une confusion entretenue entre niveaux techniques et épistémologiques, le qualitatif et le quantitatif aient été dichotomisés, la démarche qualitative n’est pas à opposer en tant que telle au quantitatif. En effet, elle déborde les seules techniques d’enquête ou la qualification des matériaux recueillis130, pour embrasser un regard épistémologique. La caractéristique de cette épistémologie est qu’elle déploie ses assertions dans « un espace non poppérien », pour reprendre les termes de Passeron (1991). Il n’en reste pas moins qu’historiquement, les sciences sociales ont maille à partir avec la domination d’une épistémologie paradigmatique131, lorsqu’elle se présente comme référence unique de l’objectivité scientifique (McGrath & Johnson, 2003 ; Flick, 2009). Au niveau technique, cette opposition épistémologique n’empêche en rien la mobilisation, par la démarche qualitative, d’outils méthodologiques plutôt traditionnellement utilisés dans l’autre épistémologie. C’est le cas, entre autres, dans les études se réclamant actuellement du mot-‐clé « mixed method research » (Flick, Garms-‐Homolová, Herrmann, Kuck, Röhnsch, 2012). Mais ce fut déjà le cas dès les premières enquêtes de terrain en sciences sociales qui succédèrent à la tradition de la socio-‐anthropologie de cabinet (Cefaï, 2003). Au-‐delà du niveau technique, Passeron (1991) note ainsi que le raisonnement expérimental constitue des « moments » du raisonnement sociologique. À l’adéquation herméneutique, interprétative des relations sociales propre aux récits historiques, ces moments de raisonnement expérimental ajoutent une adéquation causale des relations sociales. Ce, en vue de produire une synthèse interprétative et une intelligibilité qui constituent les fins des sciences empiriques interprétatives (Passeron, 1991). La séparation en éléments, et la recherche de liens directs de causes à effets entre ces isolats, peuvent être un temps de la recherche qualitative qui vise, elle, à rendre compte du complet du concret de la pratique sociale, si nous pouvons nous exprimer ainsi132. Ces principes seront abordés dans le point suivant, traduits dans notre pratique de recherche, dans le montage de notre design méthodologique dans un souci de triangulation.
Gergen, Josselson & Freeman (2015) soulignent le rapprochement que la discipline psychologique opère avec la société en son ensemble par le « mouvement qualitatif »133. C’est que celui-‐ci contient des implications fortes, « branchées » directement sur l’impératif de réhabilitation et de compréhension des connaissances et rationalités de sens commun, implications qu’il y a à
comprendre avec au détriment du traditionnel savoir sur les sujets et groupes. Citons comme
exemple éloquent d’un aboutissement de cette logique, la recherche communautaire dans le champ de la santé, où chercheurs et groupes concernés se rejoignent et travaillent à atteindre des buts partagés en termes de changement social (cf. Demange, Henry & Préau, 2012). Une deuxième implication notée par Gergen, Josselson et Freeman (2015) réside en l’accessibilité des constats
130 « L’analyse qualitative est tout également interprétation et théorisation et, partant, elle participe d’une partie du travail
d’extraction du sens des matériaux quantitatifs » (Paillé & Mucchielli, 2012, p. 34).
131 Ce paradigme (positiviste) issu des sciences naturelles vise, par des mesures quantitatives et expérimentales, le test
d’hypothèses mécaniques, causales, générales portant sur le fonctionnement humain (id.).
132 Souvenons-‐nous que Mauss, déjà, prône à la fois ce qu’il appelle « l’éclectisme méthodologique » et le caractère
premier et non suffisant de l’explication sur la compréhension, cette dernière devant lui être postérieure à la manière dont la synthèse succède à l’analyse (1924, cité in Karsenti, 1994, 1997).
133 Leur article salue l’entrée de la Société pour l’Enquête Qualitative en Psychologie au sein de l’éminente Association
Américaine de Psychologie (APA) et le remplacement subséquent – et signifiant – du nom de la division consacrée, de « Évaluation, Mesures, et Statistiques » par « Méthodes quantitatives et qualitatives ». Ils insistent sur l’enrichissement que cette reconnaissance constitue pour la discipline en ce que le mouvement qualitatif, entre autres, inspire et ouvre de nouveaux pans théoriques au-‐delà des visées traditionnelles générales et prédictives.
émergents des recherches qualitatives par le grand public. Le choix de thématiques qui importent socialement ainsi qu’un travail de restitutions qui ne soient plus sous une forme hermétique, invitent à une plus grande transparence des contributions de la discipline psychologique à la culture. Mieux appréciées, elles participent du rapprochement déjà noté. Cette caractéristique de la démarche qualitative (et des sciences empiriques interprétatives) d’exprimer ses constats dans la « langue naturelle » (Passeron, 1991), outre faciliter les collaborations pluridisciplinaires (Gergen, Josselson & Freeman, 2015), rend à nouveau saillant le fait que l’énonciation interprétative ne peut être dépourvue de références à des coordonnées spatio-‐temporelles. Que l’énonciation même du chercheur ne puisse être dé-‐référencée du contexte de construction implique directement que celui-‐ ci ne puisse être tenu pour indépendant des faits et sujets considérés (McGrath & Johnson, 2003). Une neutralité de ses observations en termes de valeurs est, au bas mot, soit un effort tendu vers un hypothétique horizon, soit une illusion fallacieuse (Gergen, Josselson & Freeman, 2015). Sans tomber dans un solipsisme subjectiviste ou déconstructionniste qui dénierait au passage la valeur des efforts systématiques de compréhension134, nous tenons de manière mesurée notre expérience subjective de terrain comme implication méthodologique inévitable, sans la nier ni l’exalter (Olivier de Sardan, 1995). Elle suppose néanmoins la présentation claire de notre posture et de nos objectifs de recherche et donc notre réflexivité. Si nous souscrivons ainsi au fait que « les valeurs entrent dans le processus de recherche à chaque tournant, incluant le choix de la thématique, la terminologie théorique, les méthodes de recherche et les implications sociales des interprétations » (Gergen, Josselson & Freeman, 2015, p. 4), nous n’avons pas mis à profit notre démarche de recherche, pour cette étude, comme moyen d’expression de nos valeurs (sociales, morales, politiques…). Notre regard compréhensif ne se présente ainsi pas comme militant, dans le sens d’une défense a priori d’un aspect du changement social. Il ne se présente pas non plus comme évaluatif ou conséquentialiste, selon les objectifs de recherche affichés par nombres d’études avec lesquelles nous partageons les thématiques et les terrains de recherche. À nouveau, en adéquation avec une vision véhiculée notamment par l’approche des représentations sociales selon laquelle les différentes formes de savoirs présentent leur pertinence et rationalité sans rapport hiérarchique, nous avons adopté pour le temps de la recherche une posture et un rôle que Bauer et Gaskell (1999) qualifient de « désintéressé » quant aux conséquences des représentations en matière de changement social. Ce, sans pour autant ne pas reconnaître – voire pratiquer par ailleurs – le potentiel critique dans lequel les chercheurs peuvent s’engager via l’approche des représentations sociales, dans des recherches participatives et interventionnelles (cf. Flick & Foster, 2008 ; Flick, Foster & Caillaud, 2015).
Nous nous sommes engagés ainsi dans une démarche qualitative, loin d’un simple suivi de techniques méthodologiques qui ne saurait garantir ni la fiabilité, ni la richesse de l’analyse, ni la réflexivité nécessaire à une approche qualitative consistante (Watts, 2014). Nous avons veillé à ne pas fétichiser la méthode (Chamberlain, 2000 ; Provencher, 2011a), tout en nous appuyant sur la construction d’un programme méthodologique pluriel, soucieux d’un principe de triangulation. Ce principe offre des opportunités croisées de réflexivité et donc de rigueur, à même d’éprouver la plausibilité de nos analyses, critère alternatif (aux critères objectivistes) de validation de celles-‐ci
134 Chaque observateur, chercheur comme participant, construirait un monde et une réalité différents, les rendant
(Apostolidis, 2006). Les différentes communications et restitutions de nos résultats sur les sites auprès des équipes en ont également été de précieuses occasions, complémentaires mais essentielles, ainsi qu’un moyen de maintenir soutenu un regard interrogateur et curieux sur nos interprétations et nos données.
2.2. Une démarche théorico-‐méthodologique de triangulation
Notre posture empirique générale se traduit par la construction d’un design méthodologique articulant plusieurs opérations de recherche. En effet, notre parti pris théorico-‐méthodologique et notre dispositif de recherche se sont constitués dans le respect d’un souci de triangulation (Flick, 1992 ; Apostolidis, 2006 ; Haas & Kalampalikis, 2010). Présentons à présent ce que nous mobilisons de ce principe de triangulation.
La triangulation présente un caractère polysémique et polémique (Haas & Kalampalikis, 2010). L’aspect polysémique concerne le fait que la triangulation réfère à différentes pluralités à propos d’un même objet de recherche : celle des techniques de recueil de données utilisées, des données elles-‐mêmes, des chercheurs, des cadres théoriques (selon la formulation initiale de Denzin, 1970, cité in Flick, Garms-‐Homolová, Herrmann, Kuck, Röhnsch, 2012). La triangulation de plusieurs approches disciplinaires peut être également notée (Apostolidis, 2003, 2006). Le caractère polémique a trait aux fonctions de la triangulation. Une première acception de la triangulation, antérieure historiquement, la considère comme une stratégie de validation des résultats par principe de corrélation. Les résultats similaires, stables au travers des différentes méthodes, sont supposés exacts. Une deuxième acception, privilégiée ici, y voit une réponse théorico-‐méthodologique propice à prendre au sérieux et à affronter la nature même des phénomènes ou objets étudiés, complexe, en mouvement, contextualisée (Flick, 1992, 2008 ; Kalampalikis, 2006 ; Haas & Kalampalikis, 2010). À ce titre, le principe de triangulation, en tant que « triangulation systématique des perspectives » (Flick, 1992, p. 183), apparaît particulièrement adéquat dans le cadre du design méthodologique d’une recherche s’inscrivant au sein d’une approche sociogénétique des représentations sociales. Nous en passons en revue quelques aspects.
2.3. Approcher une compréhension en complexité
Dans la deuxième perspective que nous venons d’énoncer, la triangulation n’a pas de visée de confirmation ou de corroboration mais souhaite conférer « ampleur et profondeur » à la stratégie de recherche (Flick, 1992, 2008 ; Jodelet, 2003c). L’enjeu consiste à prendre en considération l’idée qu’aucune méthode n’est théoriquement neutre, mais que chacune construit « son » objet de recherche en lien avec la spécificité théorique qui lui est inhérente (McGrath & Johnson, 2003). Ainsi, le rapport entre résultats ou interprétations provenant de chacune des méthodes n’est pas tenu pour « hiérarchique » (dans le sens fréquemment usité de qualitatif exploratoire, quantitatif confirmatoire). Ce dont il est question par une perspective pluri-‐méthodologique, c’est bien plutôt de produire différentes versions d’un phénomène, chacune ré-‐éclairant différemment l’appréhension et la compréhension que l’on en a. Flick (1992) parle d’une approche kaléidoscopique. Celle-‐ci correspond à la vision que nous avons des objets sociaux, polymorphes, construits au sein de tensions dynamiques (Kalampalikis & Apostolidis, 2016). Aussi, monter un dispositif de recherche selon le principe de triangulation, c’est adopter une « stratégie de qualité » (Caillaud, 2010a) pour celui-‐ci, en ce que cela constitue un moyen de compléter ses connaissances relatives à un objet de
représentations, en diversifiant et entrecroisant les angles et les points de vue. L’enjeu est de pallier en partie les limites de chaque technique, méthode, perspective, et contexte de recherche en en combinant les avantages (Apostolidis, 2006), pour mieux approcher le « complet » des phénomènes représentationnels. Ce qui n’est autre chose qu’« affronter » leur complexité (Kalampalikis, 2006). Il s’agit ainsi de s’intéresser non pas aux seules stabilités des observations inter-‐techniques, mais aux tensions entre les différentes méthodes de production de données, par la mise en regard de ce qui en résulte (Kalampalikis & Apostolidis, 2016). Cette mise en regard est littéralement une mise en perspective, condition sine qua non d’une visée de compréhension du chercheur de la richesse de ce qui constitue la réalité sociale. Par l’application d’un principe de triangulation, nous nous donnons ainsi les moyens de prendre en considération la nature polymorphique de la connaissance sociale (Kalampalikis, 2009a, 2010), et celle, polyphasique, de la pensée sociale mise en œuvre par les phénomènes représentationnels (Jovchelovitch, 2006 ; Jovchelovitch & Priego-‐Hernandez, 2015). Être convaincus de la pluralité des savoirs et rationalités qui coexistent jusqu’au sein d’un même groupe ou sujet, et de leur actualisation adaptée aux contextes, appelle donc la pluralisation et le croisement de contextes de recueil de données. Ce, afin, aussi, de saisir les dimensions contingentes et localement situées et les incidences symboliques, sociales et culturelles des contextes d’inscriptions des phénomènes représentationnels considérés (Apostolidis, 2006). En ce sens, Apostolidis (2003) note la pertinence de la triangulation pour l’épistémologie de l’approche des représentations sociales, en ce que cette dernière est « une théorie paradigmatique à visée explicative générale et à portée prédictive seulement locale (Moscovici, 2001) » (p. 17). Les différentes méthodes, situations locales rapportées aux contextes plus globaux de production des représentations sociales, servent précisément à mettre en rapport le situé et le spécifique des formations et contextes sociaux, et le plus général des structures et théories sous-‐jacentes.
L’idée de tendre vers le complexe et le complet, pour une progression en compréhension, ne signifie pas que nous visions une illusoire complétude. Ni l’aperçu plus large quant à l’objet de recherche (l’ampleur) et ni le grain plus fin d’une vision davantage détaillée de celui-‐ci (la profondeur) ne garantissent à aucun moment au chercheur d’avoir atteint l’horizon d’une hypothétique vérité. Haas et Kalampalikis (2010), à l’occasion de la recherche menée sur les enjeux psychosociaux du don de spermatozoïdes, reprenaient la métaphore de l’enquête policière (Olivier de Sardan, 1995) pour souligner que la posture méthodologique induite par le souci de triangulation est « engagée mais modeste », et revient à rassembler des traces et des indices sur le terrain, en vue d’élucider certains tenants et aboutissants d’une intrigue, dont on est, en fin de toute chose, jamais certains d’avoir fait le tour.
2.4. L’étude « multi-‐niveaux » des représentations sociales
Le caractère complexe des phénomènes représentationnels réside également dans le fait qu’ils soient « déterminés par des facteurs psychologiques, relationnels et sociaux » (Apostolidis, 2003, p. 17). Aussi un programme de recherche pluri-‐méthodologique est-‐il la première chose requise pour une approche multi-‐niveaux des représentations sociales (Bauer, 2015). Cette idée de considérer les diverses manières avec lesquelles les représentations se développent et évoluent à différents niveaux n’est pas nouvelle. La définition même des représentations sociales positionne le phénomène représentationnel, ses origines et fonctions, dans une conflictualité analytiquement non-‐ contradictoire entre niveaux individuels et groupaux (Lopes & Gaskell, 2015). Les quatre niveaux d’analyse de Doise (1980) (intra-‐ et interindividuel, positionnel et idéologique ou culturel) posèrent les contours du problème épistémologique sérieux de l’articulation entre ceux-‐ci. Duveen & Lloyd (2013) préconisent, quant à eux, l’étude des représentations sociales à trois niveaux reliés entre eux, le niveau ontogénétique, sociogénétique, et microgénétique. Le premier réfère aux manières dont les représentations s’activent pour un individu au cours de son développement alors qu’il se socialise au sein des systèmes représentationnels d’une société donnée. Nous l’avons développé largement déjà, le niveau sociogénétique concerne la construction et transformation des représentations sociales au sein de groupes sociaux à propos d’objets spécifiquement pertinents. Le niveau microgénétique réfère à l’évocation et la reconstruction des représentations sociales dans les interactions sociales. La microgenèse est plus précisément définie comme « le processus génétique de toute interaction sociale au sein desquelles les identités sociales particulières et les représentations sociales sur lesquelles elles se fondent sont élaborées et négociées » (Duveen & Lloyd, 2013, p. 179). Proposer un programme de recherche fondé sur une pluri-‐méthodologie revient, selon nous, à faire varier les contextes de microgenèse des représentations sociales et à mettre en regard les tensions saillantes lors du croisement des constats et interprétations en découlant. « La réalité multi-‐niveaux requière une approche multi-‐méthodes pour comparer les divers niveaux simultanément : les questionnaires et entretiens peuvent reconstruire et contrôler les cognitions individuelles ; les retranscriptions des focus groups les dialogues informels des groupes ; et les analyses documentaires et de presse couvrent la communication formelle » (Bauer, 2015, p. 58). De concert, il est ainsi question pour nous de mettre en œuvre un programme d’étude multi-‐ niveaux des représentations sociales au sein de différents lieux de production et d’actualisation de celles-‐ci, en faisant varier les degrés d’institutionnalisation de la communication et des pratiques sociales considérées. Nous nous sommes ainsi appuyés sur deux « groupes stratégiques »135 (Oliver de Sardan, 1995), afin d’accéder à différents niveaux d’analyse au travers des tensions manifestées par les discours et pratiques entre et au sein de ceux-‐ci. Trianguler différentes perspectives donne ainsi accès à des versions subjectives, interactives, institutionnelles et historiques qui se comparent et se complètent (Flick, 1992). Cette lecture multi-‐niveaux permet, de surcroît, de porter attention à tout réductionnisme qui reviendrait à expliquer un phénomène relevant d’un niveau par des causes théoriques relevant d’un autre niveau. Plus avant, l’articulation de plusieurs niveaux d’interprétation préserve d’un réductionnisme consistant à rabattre a priori toute explication d’un phénomène
135 « La notion de groupe stratégique est donc essentiellement d’ordre empirique. Elle suppose simplement que dans une
collectivité donnée tous les acteurs n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes représentations, et que, selon les ‘problèmes’, leurs intérêts et leurs représentations s’agrègent différemment, mais pas n’importe comment. On peut donc faire des hypothèses sur ce que sont les groupes stratégiques face à un ‘problème’ donné : l’enquête montrera évidemment si ces hypothèses sont justes ou non » (p. 83).
psychosocial sur un seul niveau, dans une démarche refusant de se confronter à sa complexité (Wagner & Hayes, 2005 ; Morin & Apostolidis, 2002, cités in Apostolidis, 2006).
Enfin, la triangulation, sous l’angle de la variation des contextes de microgenèse d’études des phénomènes représentationnels et de leur appréhension comparée dans divers lieux de leur production et actualisation, s’avère d’une utilité cruciale, voire incontournable, dans le cas d’études de type monographique sur des thématiques et objets sensibles (Haas & Kalampalikis, 2010). Un besoin de créativité particulier se fait sentir pour « faire parler les données » lorsqu’un certain tabou marque l’objet d’enquête et d’intrigue. Des alternatives à l’entretien peuvent être par exemple recherchées, ne serait-‐ce que pour permettre au chercheur d’interpréter non seulement les pleins de discours mais également les creux et silences au sein de ceux-‐ci (Haas, 2007 ; Masson & Haas, 2010), en somme, mettre en sens l’absence (Gervais, Morant & Penn, 1999). La monographie de Jodelet (1989) est à nouveau emblématique, de ce point de vue. La confrontation, dans une approche ethnographique, des données issues de plusieurs voies de recueil (analyses historiques