Partie I — Contexte, théorisation
Chapitre 1 -‐ La bioéthique et le don de spermatozoïdes, des constructions en controverses
3. Conclusion du premier chapitre
En premier lieu, au sein de ce présent chapitre, nous avons considéré, en regard l’une de l’autre, l’émergence américaine de la bioéthique et son importation à la française.
Cela nous a permis de mettre au jour, dans les deux contextes, un champ pluriel, investi par un ensemble d’acteurs, de disciplines et de domaines (philosophiques, religieux, juridiques, relevant des sciences biologiques et médicales, des sciences humaines et sociales, etc.). Ce champ diversifié et dynamique se façonne à partir de l’investissement d’enjeux polémiques et dilemmatiques, issus des élaborations et appropriations sociales de l’évolution des connaissances et technologies scientifiques, ainsi que des pratiques et relations médicales. Cette présentation comparée nous a, de plus, fait relever, à travers le prisme bioéthique, certaines caractéristiques sociales et culturelles (normes, valeurs, croyances) des deux sociétés considérées. Les périmètres de la notion « bioéthique » y sont différenciés. Ces différences, portant sur ce qu’elle recouvre comme ensemble complexe d’objets et de questions, rendent ainsi compte de la saillance des enjeux axiologiques que les sociétés ont portés haut dans son édification progressive. Schématiquement, il s’agit d’une centration sur la recherche biomédicale et le principe « d’autonomie individuelle », aux États-‐Unis. Il s’agit d’une focalisation sur les débuts (et, en creux, sur la fin) de vie et le principe de « dignité humaine », en France. Cependant, nous avons également identifié des facteurs plus contingents selon lesquels les diverses acceptions qui se sont imposées l’ont été en fonction des rapports entretenus entre les sphères publique, médicale et juridique. Ces relations intergroupes se sont traduites par des institutionnalisations légales aux histoires et déroulés contrastés entre la France et les États-‐Unis (respectivement hautement formalisées et sous impulsion citoyenne).
À quoi cet aperçu nous est-‐il utile ? À retracer de manière située, pour la perspective française, quelques jalons de la genèse d’un environnement bioéthique – sociétal et notionnel – au sein duquel est pensé le don de gamètes et son recours, ne serait-‐ce que par l’inscription de leur encadrement légal au sein de la loi relative à la bioéthique.
Dans ce travail de thèse, nous mobilisons la révision de cette loi en 2011, en vue d’analyser ce qui, de cet environnement bioéthique, fait contexte pour penser la parenté par recours au don de spermatozoïdes. Au sein de ce champ mouvant, nous nous demandons de quelles manières les parlementaires français pensent la bioéthique à l’occasion de cette révision. Qu’ont-‐ils mobilisé pour ce faire, et en vue d’actualiser l’institutionnalisation légale d’un ensemble de pratiques inscrites sous cet intitulé « bioéthique » ? Plus particulièrement, qu’en est-‐il à propos du don de gamètes et de son recours ? Nous tenons ces débats parlementaires, dont nous réalisons une analyse psychosociale, pour un reflet d’un état de société vis-‐à-‐vis d’un ensemble de questions bioéthiques. Nous les considérons également dans leur particularité en ce qu’ils prennent place au sein d’une contrainte institutionnelle dont l’issue définit le légal et l’illégal. En ce sens, nous pouvons penser qu’ils sont particulièrement contextualisants pour les groupes concernés dans leur vie quotidienne par les pratiques ainsi encadrées.
En deuxième lieu, nous nous sommes centrés sur l’histoire de l’institutionnalisation du don de gamètes et son recours, en France.
Tout d’abord, nous avons noté que la réunion institutionnelle spécifique (en un réseau de centres sous la houlette d’une fédération, fondée en 1973), autour de pratiques et principes communs, a été première par rapport à l’encadrement légal de 1994, qui a entériné ces derniers. Les médecins et biologistes ont ainsi institué le recueil des spermatozoïdes, leur cryoconservation et l’accès à leur don selon « une configuration éthique des relations » (Bateman, 1994), tentant de répondre, selon
leur interprétation, à des impératifs thérapeutiques et moraux aux prises avec le contexte social de l’époque. Nous avons ainsi récapitulé ce en quoi consistait ce modèle français dit « du don de couple à couple », puis fait part de son évolution, par ses traductions légales, au cours des deux révisions législatives de 2004 et 2011. Celles-‐ci ont reconduit les conditions d’accès, circonscrites aux couples de sexes différents, et ce qui est souvent présenté, au sein des CECOS, comme un système de principes, « anonymat-‐gratuité-‐consentement». La synthèse d’une analyse documentaire et statistique de 21 législations nous a permis de constater qu’ensemble, les caractéristiques légales françaises concernant le don de spermatozoïdes et son recours occupent une situation atypique, exceptionnelle, au sein du champ des possibles dont les différents nexus réglementaires et légaux rendent compte.
Ensuite, nous avons appréhendé les prises de position qui se sont polarisées au cours de la controverse publique pré-‐2011, constituée autour du point, devenu névralgique, de l’anonymat du donneur. Si nous avions à les schématiser, elles pourraient s’énoncer comme telles : L’anonymat du donneur constitue un vestige des conditions sociétales de son choix initial dans les années 1970 et est désormais obsolète et préjudiciable vs l’anonymat est un principe-‐cadre au sein duquel les significations et les utilisations qui en sont faites se sont depuis progressivement réformées (Kunstman & Brunet, 2013). La perspective de voir discutée ou remaniée une solution législative encadrant ce qui se présente, in fine, sous la forme de dilemmes bioéthiques a ainsi mobilisé un ensemble d’acteurs sociaux, des acteurs des sphères politique, religieuse et médicale, des acteurs de la « société civile » et des analystes – ces différentes appellations autorisant croisements et recouvrements. Nous avons donc présenté une cartographie partielle de cette controverse en appréhendant un fait nouveau, la création d’associations fondées par et autour de personnes issues d’un recours au don. Certaines d’entre elles revendiquent un « accès aux origines » et un mouvement critique a émergé, associant des professionnels des sciences sociales, contre ce que ses tenants appellent « le système CECOS », traduit en points législatifs. Un autre fait nouveau dont nous avons rendu compte consiste en la consultation, institutionnellement organisée, de citoyens, sous la forme des États généraux de la bioéthique (Graf, 2009a).
Dans le cadre de cette présente recherche, nous nous intéresserons également de manière resserrée, au sein de l’analyse des discussions parlementaires, à cette question de l’anonymat du donneur. Leur issue sur ce point est bien connue, mais les mécanismes et contenus de pensée, les références et projets en jeu sont bien souvent déduits du produit attitudinal plutôt que d’être étudiés dans le cours des discussions.
Enfin, il convient d’ajouter, que ce n’est pas parce que nous avons concentré notre propos sur les acteurs émergents de cette controverse publique que nous n’avons pas parlé des couples receveurs, devenus parents par recours au don de spermatozoïdes, mais parce que ces derniers ont été absents du débat. Ils n’y étaient pas présents en tant qu’entité organisée parlant en son nom propre, bien qu’ils y aient indirectement une place nodale, puisqu’ils sont au centre du dispositif. Il n’y a d’ailleurs pas d’associations spécifiques aux parents suite à une procréation avec don de gamètes portant la voix de ce que pourraient être leurs intérêts singuliers. De plus, la France ne dispose pas d’une tradition de recherches empiriques de grande ampleur en sciences humaines et sociales auprès de cette population, qui auraient pu renseigner le débat à partir de données idoines, comparables avec celles construites à l’étranger.
Du point de vue de notre recherche, il nous semblait pertinent de produire des données systématiques, grâce au partenariat scientifique avec la Fédération des CECOS, nous permettant, entre autres, d’évaluer la distribution des prises de position et des choix parentaux (notamment
quant à l’anonymat et au secret). Ce, afin d’inscrire aussi, le débat socioéthique dans un ensemble de réflexions qui intègre une compréhension des enjeux, du point de vue des personnes qui vivent la situation, et, en dehors, du recours aux seuls témoignages individuels (Mehl, 2008).
À ce stade de l’écrit, il est désormais loisible de faire le constat que nous sommes en présence d’une pluralité d’objets, de phénomènes représentationnels, problématiques, posant question. Le social n’en est pas absent, bien qu’il puisse s’agir de phénomènes dont la valeur dans le sens commun peut être assimilée à l’évidence du naturel et de l’intime (la sexualité, la procréation, la parenté) (cf. Kalampalikis et al., 2009). À la confluence de cette pluralité conflictuelle, mouvante, la parenté avec recours au don de spermatozoïdes nous apparaît comme un phénomène socialement sensible, dont l’appropriation importe et implique, en ce qu’elle est investie axiologiquement, symboliquement et idéologiquement sur la scène sociale. Elle constitue donc un phénomène socialement complexe dont les multiples facettes sont élaborées par une diversité d’acteurs sociaux, s’en disputant, dans la communication sociale, la dotation de sens, à la rencontre dynamique et génératrice d’un ensemble de connaissances sociales (folk-‐science, sens commun, attendus culturels…). Ces caractéristiques justifient selon nous la mobilisation d’une approche psychosociale, substituant au binaire des attitudes pro ou contra (ciblant le don de gamètes, son recours, l’anonymat…) une unité d’analyse qui soit une relation ternaire (le lien entre ego et alter, en relation avec un objet commun), à même de rendre compte du complexe, du dynamique et du contextualisé que nous souhaitons ici mieux appréhender. Cette unité d’analyse est communicationnelle (que la communication soit informelle ou médiatisée par une communication formelle), et au sein de celle-‐ci se manifeste la « mentalité », ses consensus et ses conflits (Moscovici, 1984). De cette interaction, le phénomène, social, représentationnel, émerge, étant entendu que la diversité des perspectives des sujets sociaux donne une tension dynamique à ce triangle de base (Moscovici, 1984 ; Farr, 1997 ; Marková, 2008, cités in Bauer, 2015). Plus particulièrement à la lumière de l’approche des représentations sociales, nous souhaitons ici nous donner les moyens conceptuels d’étudier contenus, formes, structures et fonctions de la pensée sociale, représentationnelle (Bauer & Gaskell, 1999 ; Apostolidis, 2006 ; Kalampalikis & Haas, 2008) concernant les appréhensions de la parenté par recours au don de spermatozoïdes, en ce qu’elles sont expressives des sujets qui les construisent et de leurs liaisons à l’énergétique sociale (Jodelet, 1989, 2015).