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Oncologie : Article pp.75-77 du Vol.8 n°2 (2014)

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ARTICLE ORIGINAL /ORIGINAL ARTICLE DOSSIER

Le temps est désormais compté

Time is running out

Y. Constantinidès

Reçu le 02 juin 2014 ; accepté le 12 juin 2014

© Springer-Verlag France 2014

RésuméLe temps est parfois compté pour le patient cancé- reux, mais il compte également beaucoup plus pour lui que pour ceux qui sont épargnés par la maladie. S’il peut prendre parfois les traits grimaçants d’un ennemi, il est enfin perçu de manière subtile et profonde. Le temps douloureusement vécu prend le pas sur la durée superficielle et quantifiable.

Une phénoménologie de la conscience intime que le malade a du temps permet ainsi d’en saisir l’essence véritable.

Mots clésMaladie chronique · Temps vécu · Oncologie · Phénoménologie · Mort

AbstractPrecisely because it is running out for him, time becomes much more important for a patient with cancer than for the rest of us. Sometimes his worst enemy, time can also be of great help for a better understanding of himself and his disease. Subjective time is indeed far more revealing than objective time. A precise phenomenology of internal time- consciousness when one suffers from cancer is therefore needed in order to seize the true nature of time.

KeywordsChronic disease · Subjective time · Oncology · Phenomenology · Death

« Si tu connaissais le Temps aussi bien que moi, dit le Chapelier, tu ne parlerais pas de le perdre, comme une chose. Le Temps est un être vivant. »

Lewis Carroll,Alice au pays des merveilles

Rien de plus facile que de mesurer le temps objectif (en minutes, en secondes et même en fractions de secondes), mais la durée intime, elle, ne se laisse guère compter. Tenter de la quantifier ne serait pas moins absurde que de voir un

lapin blanc dire, en regardant sa montre : « Je vais être en retard ! » alors même qu’il tourne en rond sans avancer.

La distorsion de la réalité dans le monde enchanté d’Alice prend d’abord la forme d’une distorsion du temps. C’est évi- demment aussi le cas dans la maladie chronique, qui entraîne une profonde altération de la conscience du temps [1] [2]1. La philosophe Claire Marin, elle-même atteinte d’une mala- die chronique, y voit à juste titre une pathologie du temps lui-même : « C’est une maladie où le temps est une donnée essentielle et ambiguë : parce que le temps est à la fois un allié qui permet de comprendre la maladie dans sa singula- rité, d’observer la forme spécifique qu’elle prend chez le patient, ses cycles, sa logique propre, ce qui la fragilise, la réactive, le rythme particulier de l’organisme malade. (…) Mais le temps est aussi et surtout un obstacle parce qu’il décourage le malade, le démotive. La difficulté centrale est celle de la constance, en particulier dans les profils patho- logiques où les efforts du patient n’engendrent pas de mieux- être, ni de véritable amélioration mais permettent tout au mieux d’espérer un statu quo, qui peut prendre la forme d’une rémission durable, toujours travaillée par la menace de la rechute. » [3]2

Cette temporalité douloureuse, subie tranche fortement avec notre perception habituelle et désinvolte du temps qui passe sans encombre. Le malade se retrouve hors du temps dit réel mais en réalité abstrait des horloges, prisonnier de la durée poisseuse et fluctuante de la maladie. La preuve, c’est qu’il doit renoncer à un emploi du temps ordinaire pour se plier au rythme particulier de sa pathologie. Letempo per- turbé des échanges organiques ne lui laisse aucun répit : ses organes ne sont plus silencieux, mais étouffent péniblement leurs cris comme dans le célèbre tableau d’Edvard Munch.

Si le temps vécu ne peut être mesuré avec précision, il est en revanchecomptépour le patient cancéreux même si ses chances de survie sont importantes. La finitude n’est plus

Y. Constantinidès (*)

Professeur de philosophie à lÉcole Boulle, formateur en éthique médicale,

43 bis, rue Desnouettes (B 241), F-75015 Paris, France e-mail : constantinides@free.fr

1« [] le phénomène du temps et probablement aussi celui de lespace se situent et s’organisent dans la conscience morbideautrementque nous ne les concevons dhabitude » [2] p. 6

2[3] p. 126 Psycho-Oncol. (2014) 8:75-77

DOI 10.1007/s11839-014-0470-6

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pour lui un horizon lointain mais une réalité presque pal- pable. Il ne peut plus se permettre le luxe de « perdre » son temps parce qu’il sait qu’il n’en a plus forcément beaucoup.

Du coup, le temps compte aussi beaucoup plus pour lui qu’a- vant, où il était denrée apparemment inépuisable. Le rapport, jusque-là neutre et apaisé, à la dimension temporelle de l’existence devient subitement dramatique, comme dans les films d’action lorsque s’enclenche le compte à rebours pour le héros. On ne peut plus traîner ni tergiverser, il faut s’em- presser d’agir. L’annonce de la maladie grave fait de la sorte office de déclic, l’essentiel devenant enfin urgent. Il est temps alors de reprendre la liste des choses à faire avant de mourir, que l’on avait négligemment dressée quand la pers- pective était encore lointaine.

C’est ainsi que dans le film de Rob Reiner, The Bucket List(Sans plus attendre, 2007), deux vieux patients atteints d’un cancer des poumons en phase terminale décident de faire le tour du monde et de satisfaire leurs derniers souhaits.

Ce n’est certes que du cinéma, tous les mourants n’ayant pas les moyens financiers de réaliser leurs fantasmes, à supposer qu’ils aient encore l’énergie de le faire, mais cette volonté désespérée de rattraper le temps perdu est en revanche bien réelle. C’est comme si l’on tentait d’assassiner le temps, comme le chapelier fou d’Alice[4], avant d’être tué par lui.

Le temps n’est plus seulement la forme interne de notre sensibilité, pour reprendre la célèbre définition kantienne, mais une sorte d’entité hostile, une abstraction personnifiée comme l’était le dieu Chronos. On est loin en tout cas de l’idéalité du temps et de l’espace affirmée par Kant : le temps du malade se rétrécit à mesure que son espace se réduit.

De fait, se heurter au « mur du temps » [5] est une épreuve de réalité aussi douloureuse que de rester longtemps confiné dans une chambre d’hôpital. Le temps ne nous paraît plus illimité, sans fin, presque réversible, mais tout entier tendu vers le terme inéluctable de la vie. Celui que Heidegger appellel’être-vers-la mort(Sein zum Tode) n’est plus tout à fait un être immergé dans le temps, mais un existant dont la vie est pour ainsi dire suspendue dans l’attente angoissée de sa mort. Cette anticipation de sa propre annihilation est pour l’auteur d’Être et tempsla conditionsine qua nond’une vie authentique et aussi ce qui nous révèle la véritable nature du temps, avenir et passé se rejoignant dans la présence à soi du Dasein [6].

Voir comme Heidegger dans le temps, d’ordinaire incons- tant, éphémère, un autre nom de l’Être est une percée capi- tale dans la mesure où il n’y a plus à opposer la dimension temporelle de notre existence à une illusoire éternité. Cette compréhension profonde du temps est justement facilitée chez le malade chronique, qui est confronté à tout moment à la possibilité de mourir. Il ne peut plus en rester à l’idée d’un écoulement tranquille, inoffensif dans laquelle se complaisent ceux qui ont au contraire « tout le temps du

monde ». C’est dans sa chair qu’il ressent le passage du temps, qui n’a rien d’agréable pour lui.

Cette modification radicale de la perception de la durée intime est en effet la conséquence directe d’« unevéritable rupture d’identitéourupture de l’illusion d’identité, rupture du lien avec soi-même et avec son propre corps » [7]3. Temps et identité étant étroitement liés, la crise d’identité provoquée par la pathologie durable n’oblige pas seulement le patient à une complète réorganisation psychique mais à une remise en cause radicale de tous ses repères temporels.

Il estdésorientédans le temps, au sens où l’entend Eugène Minkowski [2], c’est-à-dire débarrassé bien malgré lui de la succession plate d’instants qui constitue l’expérience commune et banale du temps.

Le malade est justement privé de tout temps libre, non qu’il manquerait de loisir (il s’ennuie en fait beaucoup plus souvent que le bien portant), mais au sens où son temps ne lui appartient plus, entièrement employé qu’il est à la lutte contre « l’ennemi invisible ». La dépossession du temps vécu suit la dépossession du corps comme son ombre portée.

C’est d’ailleurs paradoxalement la maladie qui nous fait mieux connaître l’un et l’autre. Elle nous révèle des aspects et des fonctions du corps dont on ne savait rien auparavant sans s’en porter plus mal, bien au contraire. Comme le fait remarquer un chercheur décédé d’un cancer en 1998, il est

« étrange d’avoir vécu si longtemps en ignorant les noms de tous ces muscles. C’est lorsqu’ils ne fonctionnent plus que leurs noms deviennent obsédants » [8]4.

Le sentiment d’être exilé hors de son corps et hors du temps est si prégnant qu’il donne sens à la question tout sauf rhétorique que se pose Jean-Michel Palmier : « En réalité, suis-je encore vivant ? » [8]5On ne se sent plus pleinement vivant quand font défaut la fluidité du temps et la continuité des états du corps. Dans cette « vie mutilée » du cancéreux, le temps se désagrège et « l’existence n’est plus vécue que comme fragments d’existence » [8]6. Or, la rupture existen- tielle qu’entraîne la maladie–l’aprèscontredisantl’avant– ne peut être prise en charge par la médecine technique, même si elle traite par ailleurs efficacement le cancer. La subjectivité du patient comme d’ailleurs celle du médecin, qui se contente en général d’exécuter le protocole recom- mandé pour tel type de cancer, sont évidemment mises à mal par le traitement impersonnel qui est appliqué.

Difficile dès lors de débarrasser le patient des sentiments négatifs et « irrationnels » qu’il éprouve malgré les explica- tions rassurantes des soignants. On a beau savoir que le can- cer est « sans pourquoi », comme la rose d’Angelus Silesius, on en tire tout de même des enseignements personnels. C’est

3[7] p. 238

4[8] p. 26

5[8] p. 19

6[8] p. 23

76 Psycho-Oncol. (2014) 8:75-77

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que l’on ne peut se résigner à l’idée plate que le cancer n’est qu’un grave dysfonctionnement du corps ; voir en lui un ennemi ou même le mal incarné permet au fond de l’appri- voiser, d’en fairesoncancer.

On pourrait même soutenir sans goût excessif du paradoxe que le cancer est une maladie de l’âme plus encore que du corps. Fritz Zorn, mort à 32 ans d’un lymphome malin, parlait ainsi de « cancer psychique » dans son terrible témoignage littéraire,Mars[9]. De fait, même s’il est difficile de les dis- tinguer, la souffrance morale est souvent encore plus vive que les douleurs somatiques. D’où la nécessité d’unetopiquedu cancer qui tienne pleinement compte des représentations plus ou moins conscientes du malade, de leur contexte d’appari- tion et de leur évolution. L’enjeu majeur de la toute jeune psycho-oncologie est peut-être de prendre pleinement la mesure de la temporalité toujours très particulière du cancer.

Adorno disait que « la prison est comme une maladie incurable ». On pourrait tout aussi bien inverser la formule et voir dans la maladie incurable une prison. La sensation d’enfermement y est en effet multiple : on est à la fois pri- sonnier de son corps défaillant, d’un présent morne et mono- tone et d’un milieu de vie étriqué. Évoquant en ce sens les nuits interminables qu’il passait dans sa chambre d’hôpital, Jean-Michel Palmier fait remarquer à juste titre que « l’hôpi- tal, la vie dans cette chambre-cellule mériteraient une longue analyse phénoménologique de l’espace et du temps » [8]7.

L’approche phénoménologique de la conscience intime que le malade a du temps a ceci d’intéressant qu’elle nous éclaire sur sa perception de la maladie elle-même. La pré- sence du passé, pour parler comme Saint Augustin [10], s’estompe généralement chez lui au profit de la présence, le plus souvent intolérable, du présent. L’entre-temps n’a plus lieu d’être, l’attention se portant tout entière sur l’ici et le maintenant. Certes, le malade est parfois tenté de se pro- jeter en avant, dans l’espoir d’une hypothétique guérison ou de la délivrance finale, mais il ne fait alors que redoubler inutilement sa souffrance comme Épicure le notait déjà. La psychothérapie de ce dernier enjoint ainsi de se contenter de l’instant présent, même s’il est douloureux. Et on ne peut pas lui reprocher de ne pas savoir de quoi il parle puisqu’il souffrait lui-même d’une maladie chronique, la maladie de la pierre.

Mais ce courageuxcarpe diemn’est au fond qu’uncarpe dolorem! Le malade ne choisit pas librement d’investir le présent, c’est la souffrance qui l’y rive et l’empêche de s’évader de son corps et du temps. Tout projet de longue haleine lui est désormais interdit ; l’instant s’allonge indéfi- niment pour lui sans être pour autant propice. De là l’expé- rience dramatique et récurrente de l’ennui que décrivent sou- vent les malades au long cours : le temps semble s’être arrêté

pour eux alors même qu’il se raréfie. Ce n’est plus le passé mais le présent qui est retenu comme s’il refusait de dispa- raître à son tour et de laisser le temps reprendre son cours.

La modalité particulière de la temporalité pour un malade est donc la suspension :maintenantdouloureux qui se pro- longe et se répète, attente interminable à l’hôpital, souvenirs ressassés... Le temps ne fuit plus, mais hoquète, fait du sur- place alors que la maladie, elle, progresse au rythme soutenu des métastases. Bref, le temps n’est plus de notre côté mais de celui du cancer, qui accomplit lentement mais sûrement son travail de sape. Un peu à la manière du démon Azazel dans le film de Gregory Hoblit,Fallen(Le Témoin du Mal, 1998), qui chante ironiquementTime is on my sidedes Rol- ling Stones en s’éloignant pendant qu’expire le personnage qu’il possédait jusque-là.

Mais le rétrécissement du temps a tout de même l’avan- tage de nous libérer de l’illusion d’immortalité. Le cancer est certes une expérience dont on se passerait volontiers, mais il révèle crûment l’absurdité de la « gestion » et de l’« optimi- sation » du temps, qui déréalisent le tissu temporel de l’exis- tence. La conscience aiguë de notre finitude donne enfin chair au temps, le rend plus tranchant.

La maladie, qui nous soustrait à la vie « normale », nous ramène ainsi à la raison, comme l’écrit Nietzsche dansEcce homo. Le malade n’est, tout compte fait, pas perdu dans le temps mais au contraire recentré sur sa temporalité propre comme dans le rêve. Temps difficilement mesurable, qui peut paraître démesurément long alors qu’il est objective- ment de plus en plus court.

Dans l’adaptation récente de Tim Burton, Alice demande au lapin blanc combien dure l’éternité (How long is for- ever?) et celui-ci répond, de manière somme toute logique :

« Quelquefois, juste une seconde ».

Conflit d’intérêt :l’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêt.

Références

1. Constantinidès Y (2013) Philosophie et éthique de la maladie chronique. Diabète & Obésité 72:202206

2. Minkowski E (1995) Le Temps vécu. PUF, Paris

3. Marin C (2010) La maladie chronique ou le temps douloureux.

In: Hirsch E. (ed), Traité de bioéthique, t. III. Érès, Toulouse, p. 119–129

4. Carroll L (2009) Alice au pays des merveilles. Le Livre de poche, Paris

5. Jünger E (1994) Le mur du temps. Gallimard, Paris 6. Heidegger M (1985) Être et temps. Authentica, Paris

7. Derzelle M (2003) Temps, identité, cancer. Cliniques méditerra- néennes 68:233–243

8. Palmier JM (1999) Fragments sur la vie mutilée. Sens & Tonka, Paris

9. Zorn F (1980) Mars. Gallimard, Paris

10. Augustin (1993) Confessions. Garnier-Flammarion, Paris

7[8] p. 58

Psycho-Oncol. (2014) 8:75-77 77

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