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Les citoyens multiples face à la déchéance de citoyenneté : une plus haute vulnérabilité que les citoyens uniques

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© Christophe Achdjian, 2018

Les citoyens multiples face à la déchéance de

citoyenneté : une plus haute vulnérabilité que les

citoyens uniques

Mémoire

Christophe Achdjian

Maîtrise en droit - avec mémoire

Maître en droit (LL. M.)

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Les citoyens multiples face à la déchéance de

citoyenneté : une plus haute vulnérabilité que les

citoyens uniques

Mémoire de maîtrise

Christophe Achdjian

Sous la direction de :

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iii. RÉSUMÉ

Les citoyennetés multiples ne sont pas protégées par le droit international. Celui-ci n’a que pour vocation de protéger les citoyens uniques de l’apatridie. Cet état de fait serait justifié en ce que les citoyens multiples seraient placés dans une situation plus avantageuse que les citoyens uniques : lorsqu’on leur retire une citoyenneté, il leur en reste au moins une. Par conséquent, ils ont l’avantage de ne pas devenir apatrides.

Dans ce mémoire, nous remettons en question l’idée selon laquelle les citoyens multiples seraient nécessairement placés dans une situation plus avantageuse que les citoyens uniques. Sur le plan procédural, l’absence d’un droit au maintien des citoyennetés multiples mène les citoyens multiples à subir une plus haute vulnérabilité que les citoyens uniques quant à une éventuelle déchéance de citoyenneté.

Suivant la Convention sur la réduction des cas d’apatridie, il est très difficile pour un État signataire de retirer une citoyenneté unique. L’État signataire ne peut retirer une citoyenneté que lorsqu’il y a rupture du lien d’allégeance, lors de la perpétration d’un crime excessivement grave, et lorsque la déchéance de citoyenneté constitue un moyen proportionné de défendre ses intérêts essentiels.

À l’inverse, la pratique des États – le Canada (jusqu’en 2016) et la Grande-Bretagne – en matière de déchéance de citoyenneté multiple est nettement plus souple. Les procédures de déchéance de citoyenneté sont empruntées aux dispositions exceptionnelles concernant le droit interne relatif au maintien du statut des étrangers en territoire national. Ces États s’autorisent un très large pouvoir discrétionnaire en la matière. Ce pouvoir va de la possibilité de décider si l’individu aura droit à un procès en droit canadien, ou à procéder à une déchéance de citoyenneté pour une infraction de droit commun en droit britannique. Dans les deux cas, la possibilité de contester une déchéance de citoyenneté est ouverte, mais elle s’avère inaccessible en pratique.

(4)

iv.

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... iv

LISTE DES ABRÉVIATIONS ... vi

INTRODUCTION ... 1

1. Le droit au maintien d’une citoyenneté unique dans le contexte de la déchéance de citoyenneté en droit international ... 11

1.1. Le motif de déchéance de citoyenneté : le préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État ... 13

1.1.1. Au fondement du préjudice : le manquement au devoir de loyauté ... 13

1.1.2. Le manquement au devoir de loyauté : la trahison ... 15

1.1.3. La conformité de la déchéance de citoyenneté à la loi ... 17

1.2. La proportionnalité de la déchéance de citoyenneté à l’aune du préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État ... 21

1.2.1. Le rapport d’adéquation entre la déchéance de citoyenneté et le préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État ... 22

1.2.1.1. L’évaluation de l’adéquation entre la déchéance de citoyenneté et le préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État ... 22

1.2.1.2. Les garanties procédurales... 27

1.2.2. Le caractère nécessaire stricto sensu de la déchéance de citoyenneté ... 29

1.2.3. Le caractère proportionnel stricto sensu entre la déchéance de citoyenneté et le préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État ... 32

1.2.3.1. La prise en compte des intérêts des États tiers ... 32

1.2.3.2. La prise en compte des intérêts individuels ... 34

1.3. Conclusion préliminaire ... 38

2. Le droit au maintien d’une citoyenneté multiple dans le contexte de la déchéance de citoyenneté en droit canadien et britannique ... 40

2.1. La déchéance de citoyenneté en droit canadien ... 41

2.1.1. La déchéance de citoyenneté pour cause d’atteinte à la sécurité nationale .. 42

2.1.1.1. La citoyenneté supplémentaire envisagée en tant que privilège... 43

2.1.1.2. Le manquement au devoir de loyauté ... 46

2.1.1.3. Les garanties empruntées à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ... 48

2.1.2. La déchéance de citoyenneté pour cause d’engagement dans un conflit armé avec le Canada ... 50

2.1.3. L’exécution de la déchéance de citoyenneté ... 54

2.1.4. L’après projet de loi C-24 : les changements apportés par le projet de loi C-6 et l’affaire Hassouna ... 55

2.2. La déchéance de citoyenneté en droit britannique ... 58

2.2.1. Les motifs de déchéance de citoyenneté... 59

2.2.1.1. Le comportement de nature à engendrer un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État ... 60

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v.

2.2.2. Les procédures de contestation ... 66

2.2.2.1. L’effet automatique de la déchéance ... 67

2.2.2.2. Le déroulement de l’instance ... 72

2.2.2.3. La preuve du statut d’apatride ... 73

2.2.3. La déchéance de citoyenneté unique obtenue par voie de naturalisation ... 76

2.3. Conclusion préliminaire ... 79

CONCLUSION ... 82

(6)

vi.

LISTE DES ABRÉVIATIONS

British Nationality Act La BNA

Convention européenne des droits de l’homme

La CEDH

Convention européenne sur la nationalité La CEN

Convention sur la réduction des cas d’apatridie

La Convention de 1961

Convention relative au statut des apatrides

La Convention de 1954

Charte canadienne des droits et libertés La Charte canadienne

Cour de justice de l’Union européenne La Cour de justice

Cour européenne des droits de l’homme La Cour européenne

Cour internationale de justice La CIJ

English and Wales Court of Appeal La EWCA

Groupe armé État islamique L’ÉI

Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés

Le HCR

Loi sur la citoyenneté La LC

Loi sur la citoyenneté canadienne La loi de 1947

Loi modifiant la loi sur la citoyenneté et une autre loi en conséquence

Le projet de loi C-6

Loi modifiant la citoyenneté et d’autres loi en conséquence

Le projet de loi C-24

Loi sur la protection et l’immigration des réfugiés

La LIPR

Projet d’articles sur la responsabilité des États

Le Projet d’articles

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Le Pacte

Special Immigration Appeal Commission La SIAC

Special Immigration Appeal Commission Act

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1

INTRODUCTION

En mai 2010, une voiture contenant une bombe prête à exploser fut désamorcée à Times Square. Les autorités ont ensuite découvert que le suspect ayant installé la bombe, Faisal Shahzad, était un citoyen étatsunien naturalisé d’origine pakistanaise. Celui-ci possédait à la fois les citoyennetés étatsunienne et pakistanaise. Suite à cette information, le sénateur Joseph Lieberman a proposé la Terrorist Expatriation Act1, un projet de loi menant à la déchéance de citoyenneté de toute personne appuyant une organisation terroriste. Le projet n’est finalement jamais devenu loi, faute d’appui2.

En novembre 2015 cependant, les autorités françaises n’ont pu empêcher des attentats à Paris revendiqués par le groupe armé État islamique (ci-après, l’ÉI). Le président français de l’époque, François Hollande, a réagi à ces attentats en se déclarant en faveur de la déchéance de citoyenneté pour les Français se livrant à des actes de terrorisme. À la différence du sénateur Lieberman, la déchéance de citoyenneté proposée visait tout Français en autant qu’il possède plus d’une citoyenneté. En d’autres termes, l’initiative ne visait que les citoyens multiples. Le président Hollande a ensuite décidé de renoncer à la réforme proposée3. En Grande-Bretagne et au Canada, toutefois, les initiatives concernant la déchéance de citoyenneté des citoyens multiples ont connu un dénouement différent. En droit britannique, la British Nationality and Asylum Act (ci-après, la BNA), qui prévoyait la déchéance de citoyenneté unique, a été amendée en 2002 de manière à ce qu’elle vise exclusivement les citoyens multiples4.

En droit canadien, c’est en 2014 que fut déposée devant la Chambre des Communes la Loi

modifiant la citoyenneté canadienne et d’autres loi en conséquence (ci-après, le « projet de

loi C-24 »), qui visait, entre autres objectifs, à réinstaurer la déchéance de citoyenneté en droit canadien (pour plus de précisions, voir le point 2.1.). La réforme ne visait, comme en

1 S. 3327 – Terrorist Expatriation Act, 111th Congress (2009-2010).

2 Jorunn BRANDVOLL, « Deprivation of nationality », dans Alice EDWARDS et Laura VAN WAAS (dir.),

Nationality and Statelessness under International Law, Cambridge University Press, Cambridge, 2014,

p. 194‑216 à la page 194.

3 « François Hollande renonce à la déchéance de nationalité et au Congrès », Le Monde 30 mars 2016, en ligne :

<http://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2016/03/30/francois-hollande-renonce-a-la-decheance-de-nationalite-et-au-congres_4892426_4809495.html> (consulté le 7 mars 2018).

4 Matthew J. GIBNEY, « The Deprivation of Citizenship in the United Kingdom: A Brief History », (2014)

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2

droit britannique, que les citoyens multiples. Le Canada a cependant abandonné la déchéance de citoyenneté multiple en 2016 par l’effet de la Loi modifiant la loi sur la citoyenneté

canadienne et une autre loi en conséquence (ci-après, le projet de loi C-6).

De toute évidence, de multiples États sont tentés d’utiliser la déchéance de citoyenneté en tant que réponse à la menace terroriste, et ce, particulièrement depuis la montée de l’ÉI. Hormis l’exception étatsunienne, ce sont systématiquement les citoyens multiples qui ont été visés. Au Canada, d’après le recensement de 2016, près de 1,4 million de personnes entraient dans le champ d’application du projet de loi C-245.

Mais juridiquement, qu’entend-on par la « déchéance de citoyenneté » ? Distinguons d’abord la notion de « citoyenneté » de celle de « nationalité ». D’après la Cour internationale de justice (ci-après, « la CIJ »), la nationalité désigne « l'expression juridique du fait que l'individu auquel elle est conférée, soit directement par la loi, soit par un acte de l'autorité, est, en fait, plus étroitement rattaché à la population de l’État qui la lui confère qu'à celle de tout autre État »6. Elle renvoie donc à un statut fondé sur la relation de l’individu avec l’État7. Dans la sentence arbitrale George Pinson, la nationalité est définie en tant que « lien juridique entre l'individu et l'État, essentiellement de droit public, mais qui produit ses contrecoups dans le droit privé »8. Par l’emploi du terme « contrecoups », les arbitres renvoient implicitement à la notion de citoyenneté, c’est-à-dire à la possession des droits offerts par l’État au national9, par exemple le droit de vote10.

5 STATISTIQUES CANADA, Tableau de données, Recensement de 2016, en ligne

<http://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/dp-pd/dt-td/Rp-fra.cfm?LANG=F&APATH=3&DETAIL=0&DIM=0&FL=A&FREE=0&GC=0&GID=0&GK=0&GRP=1& PID=110525&PRID=10&PTYPE=109445&S=0&SHOWALL=0&SUB=0&Temporal=2017&THEME=120 &VID=0&VNAMEE=&VNAMEF=> (consulté le 7 mars 2018).

6 Affaire Nottebohm (deuxième phase), Arrêt du 6 avril 1955 : C. I. J. Recueil 1955, p. 4

7 Alfred M. BOLL, Multiple Nationality and International Law, Pays-Bas, Martinus Nijhoff Publishers, 2007,

p. 71.

8 Georges Pinson (France) v. United Mexican States, 1928, Recueil des sentences arbitrales, Volume V,

327-466, 364.

9 A. M. BOLL, préc., note 7, p. 71.

10 Au Canada, la Charte canadienne des droits et libertés prévoit, à son paragraphe 3, que le droit de vote n’est

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3

Cependant, la distinction entre ces termes n’est pas aussi nette. Dans la doctrine, la nationalité est un terme souvent utilisé de manière interchangeable avec la citoyenneté11. En pratique, bien que certains États – par exemple, la France12 – prévoient dans leur droit interne une distinction entre la nationalité et la citoyenneté, d’autres États – par exemple, le Canada – ne la font pas13. Ces termes ayant une portée de plus en plus floue14, nous préférons suivre l’approche canadienne en nous référant exclusivement à la « citoyenneté », qui pour les fins de ce texte, doit être comprise au même titre que la « nationalité ».

Ensuite, que signifie une « déchéance de citoyenneté » ? Afin de comprendre cette expression, il faut la replacer dans son contexte. Selon la Cour interaméricaine des droits de l’homme, la citoyenneté « has an important bearing on the individual's legal capacity »15. En effet, lorsqu’un individu est privé de sa citoyenneté alors qu’il n’en possède aucune autre, il est désigné en tant qu’apatride.

La Convention relative au statut des apatrides (ci-après, « la Convention de 1954 ») définit l’apatride comme un individu qu’« aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation »16. La citoyenneté étant le droit d’avoir des droits, la Convention

sur la réduction des cas d’apatridie (ci-après, la Convention de 1961) la protège : elle

cherche à prévenir la multiplication des cas d’apatridie en posant un cadre juridique à cet

11 Bryan A. GARNER (dir.), Black’s Law Dictionary, 10e éd., Saint-Paul, Thomson West, 2014, v°

« Nationality ». Voir également, entre autres exemples, M. J. GIBNEY, préc., note 4.

12 Code civil français, art. 21-28. Le droit français prévoit une cérémonie d’accueil à la citoyenneté française

suite à l’acquisition de la nationalité.

13 Voir la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29.

14 Bien que les auteurs précités utilisent les termes « citoyenneté » et « nationalité » de manière interchangeable,

d’autres privilégient l’un ou l’autre de ces termes pour des motifs autres que juridiques. L’utilisation du terme « citoyenneté » renverrait à privilégier la protection de l’individu, tandis que la « nationalité » mettrait davantage l’accent sur le sentiment d’appartenance et les devoirs envers la communauté nationale. Pour un exemple de ce propos, voir l’utilisation de la notion de citoyenneté dans Peter J. SPIRO, « A new international law of citizenship », (2011) 105-4 The American Journal of International Law 694‑746. Voir également l’utilisation de la notion de nationalité dans Thierry BAUDET, Indispensables frontières. Pourquoi le

supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie, France, Éditions du Toucan, 2015.

15 Proposed Amendments to the Naturalization Provision of the Constitution of Costa Rica, Advisory Opinion

OC-4/84 of January 19, 1984, par. 32 (Inter-American Court of Human Rights).

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effet17. La règle générale qu’elle prévoit est le droit au maintien de sa citoyenneté, tandis que l’apatridie est l’exception18.

D’après la Convention de 1961, il existe deux grandes manières d’octroyer la citoyenneté pour éviter l’apatridie : celle acquise par le lieu de naissance, c’est-à-dire le jus soli19, et celle acquise par filiation, soit le jus sanguinis20. Lorsqu’une de ces options ne mène pas à l’acquisition d’une citoyenneté, l’autre le permet21. Notons qu’il est également possible de devenir citoyen par voie de naturalisation, mais la Convention de 1961 n’en traite pas : il ne s’agit pas d’un code international de la citoyenneté22.

Quelle que soit la manière dont la citoyenneté a été acquise, la Convention de 1961 envisage deux circonstances dans lesquelles la citoyenneté d’un individu peut prendre fin : la « perte » de citoyenneté, prévue aux articles 5 et 7, et la « privation » de citoyenneté, établie à l’article 8. Les termes « perte » et « privation » renvoient à des hypothèses différentes : dans le premier cas, la terminaison de citoyenneté a lieu de manière automatique, de par le seul effet de la loi. Dans le second cas, la terminaison de citoyenneté est engendrée par les autorités étatiques en fonction d’une évaluation individualisée23. Cette interprétation est corroborée par le paragraphe 8(4), qui prévoit que l’individu doit pouvoir faire valoir tous ses moyens de défense, mais seulement dans le cas où il serait privé de sa citoyenneté. Aucune disposition équivalente n’est prévue en cas de perte, ce qui confirme la distinction entre ces termes. La perte de citoyenneté peut avoir lieu en des circonstances limitées : par changement de statut24 (par exemple, le mariage), par répudiation25 (c’est-à-dire par renonciation

17 Romuald LIKIBI, Le droit de l’apatridie. Pratiques et controverses, Paris, Publicook, 2013, p. 156‑157. 18 Droits de l’homme et privation arbitraire de la nationalité. Rapport du Secrétaire général, Rapport annuel

du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et rapports du Haut-Commissariat et du Secrétaire général, Conseil des droits de l’homme, 2009, par. 21.

19 Convention sur la réduction des cas d’apatridie, art. 1(1)a). 20 Id., art. 4(1)a).

21 Paul WEIS, « The United Nation Covnention of the Reduction of Statlessness, 1961 », (1962) 11-4 Cambridge

L.J. 1073‑1096, 1082. Laura VAN WAAS, Nationality Matters. Statelessness Under International Law, 29, Mortsel, Intersentia, 2008, p. 55.

22 L. VAN WAAS, préc., note 21, p. 58.

23 Interpreting the 1961 Statelessness Convention and Avoiding Statelessness resulting from Loss and

Deprivation of Nationality. Summary Conclusions, Tunis, UNCHR, 2013, par. 9.

24 Convention sur la réduction des cas d’apatridie, préc., note 19, art. 5. 25 Id., art. 7(1)a).

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5

volontaire26), par obtention d’une citoyenneté étrangère27 ou par séjour prolongé dans un pays étranger28. Dans ce dernier cas, la procédure ne vise que l’individu ayant acquis sa citoyenneté par voie de naturalisation ou si l’individu est né hors de l’État contractant. La privation, quant à elle, peut avoir lieu dans les circonstances prévues au paragraphe 8. Il s’agit d’abord du cas où un individu « a obtenu [sa] nationalité au moyen d'une fausse déclaration ou de tout autre acte frauduleux ». Comme l’indique l’affaire Crisanto Medina

& Sons, c’est respecter la souveraineté des États que de mettre fin à une citoyenneté obtenue

par dissimulation de la vérité, car il ne peut être dans l’intention du législateur qu’on puisse contourner ses lois29.

Dans cette optique, la citoyenneté est nulle ab initio30 : n’eût été de la manœuvre dolosive,

l’individu n’aurait jamais obtenu sa citoyenneté. En conséquence, pour reprendre les termes du droit civil québécois, le « contrat social » que constitue la citoyenneté31 « est réputé n’avoir jamais existé »32. Ce n’est donc pas un geste à titre de citoyen qui est reproché à l’individu, mais bien celui qui lui a permis d’avoir son statut33.

À l’inverse, dans les cas prévus par le paragraphe 8(3), la terminaison s’apparenterait plutôt à la résolution du contrat social. Une résolution consiste en effet en un geste de rupture au contrat qui n’est pas lié à sa formation : c’est l’exécution de l’obligation qui est en cause, et non pas son existence. C’est cette forme particulière de privation que constitue la « déchéance de citoyenneté ».

Un État voulant utiliser la déchéance de citoyenneté doit expressément déroger à la

Convention de 1961 au moyen d’une réserve « au moment de la signature, de la ratification

ou de l'adhésion », et non à une date ultérieure. Autrement, il perd cette faculté tant qu’il

26 P. WEIS, préc., note 21, 1087.

27 Convention sur la réduction des cas d’apatridie, préc., note 19, art. 7(2). 28 Id., art. 7(4).

29 Case of Crisanto Medina & Sons v. Costa Rica, 1860 Commission mixte établie en vertu de la Convention

conclue entre les États-Unis d’Amérique et le Costa Rica 75, 76.

30 Conclusions de Tunis, préc., note 23, par. 64. P. WEIS, préc., note 21, 1084. Guy GOODWIN-GILL, Mr

Al-Jedda, Deprivation of Citizenship, and International Law, Revised draft of a paper presented at a Seminar at

Middlesex University on 14 February 2014, n. 3.

31 Il s’agit d’une métaphore souvent employée pour traiter de nationalité. Voir par exemple les relations entre

l’État et l’individu élaboré dans Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat social, Saint-Amand, Gallimard, 2012.

32 Code civil du Québec, art. 1422.

33 Audrey MACKLIN, « Citizenship revocation, the privilege to have rights and the production of the alien »,

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demeure partie à la convention. D’ailleurs, on constate que les motifs de déchéance peuvent être justifiés en vertu des paragraphes 8(3), mais seulement si ceux-ci faisaient partie de sa législation à cette date. Ensuite, les motifs doivent être liés aux paragraphes 8(3)a) ou 8(3)b). Le paragraphe 8(3)a)i) traite d’un individu qui « a, au mépris d'une interdiction expresse de cet État, apporté ou continué d'apporter son concours à un autre État, ou reçu ou continué de recevoir d'un autre État des émoluments ». Pour sa part, l’option prévue au paragraphe 8(3)a)ii) vise un individu qui « a eu un comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l'État ». Enfin, le paragraphe 8(3)b) traite du cas où un individu « a prêté serment d'allégeance, ou a fait une déclaration formelle d'allégeance à un autre État, ou a manifesté de façon non douteuse par son comportement sa détermination de répudier son allégeance envers l'État contractant ». L’individu doit avoir la possibilité de contester la déchéance de citoyenneté en vertu du paragraphe 8(4).

En clair, la déchéance de citoyenneté consiste en ce qu’un État prive un individu de sa citoyenneté afférente, dans les circonstances limitées par le paragraphe 8(3). Plus précisément, en matière de lutte contre le terrorisme, c’est le paragraphe 8(3)a)ii) qui a vocation de s’appliquer.

En 2013, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (ci-après, « le HCR ») s’est penché sur les exemples évoqués plus haut en droit étatsunien, français, britannique et canadien. Il s’est demandé si la déchéance de citoyenneté des citoyens multiples est couverte par les garanties devant être accordées par les paragraphes 8(3)a)ii) et 8(4) de la Convention

de 1961. D’après le consensus élaboré dans son rapport, toutes les citoyennetés doivent

recevoir la même protection légale, peu importe si leur perte entraîne ou non l’apatridie34. Le positionnement du HCR relève sans doute davantage d’une approche prescriptive plutôt que normative. En effet, le droit régissant l’apatridie est le droit d’avoir une citoyenneté pris à rebours35. Ainsi, si une personne possède plus d’une citoyenneté, le retrait de l’une d’entre

34 Conclusions de Tunis, note 23, par. 15. 35 R. LIKIBI, préc., note 17, p. 102.

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elles ne peut la rendre apatride. Par conséquent, les citoyennetés multiples échappent à la portée d’une convention qui sert à réduire les cas d’apatridie36.

Au surplus, à l’époque de la rédaction de la Convention de 1954 et de la Convention de 1961, le droit reflétait une forte méfiance à l’endroit du cumul de citoyennetés37. Ce propos trouve de multiples illustrations. Par exemple, dans l’affaire Nottebohm, la CIJ affirme que « [la naturalisation] comporte rupture d'un lien d'allégeance et établissement d'un autre lien d'allégeance » [nous soulignons]38. De même, le préambule de la Convention de la Haye, qui visait à accorder des droits aux apatrides avant l’émergence de la Convention de 1954, se lisait comme suit :

Convaincus qu'il est de l’intérêt général de la communauté internationale de faire admettre par tous ses membres que tout individu devrait avoir une nationalité et n'en posséder qu'une seule

Reconnaissant par suite que l’idéal vers lequel l'humanité doit s'orienter dans ce domaine consiste à supprimer tout ensemble les cas d'apatridie et ceux de double nationalité39 [Nous soulignons]

Cette interprétation de la Convention de 1961 est corroborée par celle du Conseil des droits de l’homme, qui précise que les citoyennetés multiples ne sont protégées par aucune norme internationale claire. Celui-ci justifie l’absence d’un droit au maintien de la citoyenneté multiple en soutenant que cette absence crée « une forme d’inégalité [entre citoyens multiples et uniques, mais] qui doit être évaluée à la lumière des conséquences graves de l’apatridie en termes d’exercice des droits de l’homme »40. En d’autres termes, les citoyens multiples seraient intrinsèquement dans une situation plus favorable que les citoyens uniques puisque la déchéance de citoyenneté n’a pas, dans un cas et dans l’autre, la même conséquence41.

36 Kim RUBENSTEIN et Niamh LENAGH-MAGUIRE, « More or less secure? Nationality questions, deportation

and dual nationality », dans Alice EDWARDS et Laura VAN WAAS (dir.), Nationality and Statelessness under

International Law, Cambridge University Press, Cambridge, 2014, p. 264‑291 à la page 271.

37 Michel VERWILGHEN, Conflits de nationalités : plurinationalité et apatridie, Recueil de cours La Haye, 1999,

p. 174.

38 Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala), préc., note 6, 24.

39 Convention concernant certaines questions relatives aux conflits de loi sur la nationalité 1930.

40 Droits de l’homme et privation arbitraire de la nationalité. Rapport du Secrétaire général, Rapport annuel

du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et rapports du Haut-Commissariat et du Secrétaire général, Conseil des droits de l’homme, 2013, par. 6.

41 Selon le philosophie Alain Finkielkraut, la déchéance de citoyenneté visant exclusivement les citoyens

multiples se justifie en ce que « si vous avez deux passeports, vous avez d’une certaine manière un privilège sur moi puisque je n’en ai qu’un ». Voir Des paroles et des actes. Daniel Cohn-Bendit et Alain Finkielkraut

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Cette lecture du droit s’inscrit sous une perspective conséquentielle que nous ne remettons pas en question. Cependant, il n’en demeure pas moins qu’elle nous paraît atteinte d’un angle mort : étant donné que les citoyens multiples ne sont pas exposés aux mêmes conséquences que les citoyens uniques, on ne se questionne pas à savoir si les garanties procédurales qui sont accordées de part et d’autre sont équivalentes. Pourtant, même si la conséquence n’est pas la même pour tous les citoyens, la décision prise – l’exclusion de la communauté étatique – est, elle, identique.

Ce raisonnement nous mène à nous poser la question de recherche suivante : sous une perspective procédurale plutôt que conséquentielle, les citoyens multiples sont-ils placés dans une situation plus avantageuse que les citoyens uniques ? Nous posons comme hypothèse principale que ce n’est pas le cas. Pour les motifs qui suivent, l’absence d’un droit au maintien de la citoyenneté multiple expose les citoyens multiples à une plus haute vulnérabilité quant à la terminaison de leur citoyenneté que les citoyens uniques.

La première question que génère notre hypothèse est la suivante : dans quelle mesure les citoyennetés uniques sont-elles protégées par la Convention de 1961 ? L’article 8(3) commande une interprétation très restrictive de la déchéance de citoyenneté. Plus précisément, l’État signataire ne doit pas créer d’apatrides, à moins qu’un crime exceptionnellement grave soit commis et que la déchéance de citoyenneté constitue un moyen proportionné pour y répondre. Nous verrons ainsi qu’en pratique, la déchéance de citoyenneté unique est difficilement justifiable.

Ces développements nous mènent vers une seconde question : quelles sont les conséquences de l’absence d’un droit au maintien d’une citoyenneté multiple ? En droit canadien, les garanties procédurales menant à la déchéance de citoyenneté multiple étaient empruntées aux procédures de droit interne menant à l’expulsion d’étrangers. Autrement dit, ces garanties procédurales n’accordaient pas davantage de protection au maintien de certaines citoyennetés canadiennes qu’elles n’en accordaient au maintien du statut des étrangers qui sont au Canada. Au soutien de la démonstration, nous nous référons à la dichotomie entre la fonction de « bouclier » ou d’« épée » des droits de l’homme telle que présentée par le professeur Michel

26/01/2016, Des paroles et des actes, en ligne : <https://www.youtube.com/watch?v=lqWwExUwqsg>

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van de Kerchove. Sous cette perspective, il s’agit de reconnaître que « les droits de l’homme peuvent tout autant protéger contre [des] excès potentiels que favoriser son déploiement en lui fournissant une légitimation »42. Ainsi, lorsque la fonction de « bouclier » est invoquée, les droits en cause servent à poser un regard critique sur une décision permettant de limiter sa portée. À l’inverse, la fonction « épée » sert plutôt à donner « bonne conscience » quant à l’établissement d’une décision, en ce que celle-ci paraît justifiée au regard des principes dont elle se réclame43.

La Convention de 1961 est confrontée à cette dichotomie, en ce qu’elle sert à la fois de « bouclier » contre la déchéance de citoyenneté et d’« épée » la justifiant. En effet, lorsque des citoyens uniques sont en cause, la convention est à leur endroit un « bouclier » : elle sert à les protéger d’une conséquence néfaste, l’apatridie. Or, lorsque des citoyens multiples sont en cause, c’est la fonction d’« épée » qui prend le dessus : le fait que ceux-ci ne deviennent pas apatrides est un facteur légitimant l’absence de protection quant au maintien de leur citoyenneté. En d’autres termes, la disparité quant au droit à la protection des citoyennetés est rationnalisée à l’aune de la volonté de prévenir l’apatridie.

Cela étant dit, la démonstration de nos hypothèses est confrontée à deux difficultés : outre le fait qu’il n’existe qu’une très petite jurisprudence internationale quant à la déchéance de citoyenneté, cette procédure n’a jamais fait l’objet de jugements en droit canadien depuis son instauration (et qui, rappelons-le a depuis été révoquée). L’approche de droit comparé permet cependant de remédier à ces limites44.

La première partie de cette étude permettra essentiellement de comparer la Convention de

1961 et la Convention européenne sur la nationalité (ci-après, la CEN), et ce, pour trois

raisons. Premièrement, le libellé du paragraphe 7(d) de la CEN est pour ainsi dire identique à celui du paragraphe 8(3)a)ii) de la Convention de 1961. Deuxièmement, la jurisprudence

42 Michel VAN DE KERCHOVE, « Les caractères et les fonctions de la peine, noeud goerdien des relations entre

droit pénal et droit de l’homme », dans Yves CARTUYVELS, Hugues DUMONT, François OST, Michel VAN DE KERCHOVE et Sébastien VAN DROOGHENBROECK, Les droits de l’homme, bouclier ou épée du droit pénal?, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 337‑363 à la page 354.

43Id. à la page 356.

44 Imre ZAJTAY, « Problèmes méthodologiques de droit comparé », dans Aspects nouveaux de la pensée

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européenne utilise ces deux conventions de manière interchangeable45. En effet, la CEN a été rédigée en vue de faire la synthèse du droit international dans le domaine de la citoyenneté46. Enfin, dans l’affaire Rottman, la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, la Cour de justice) établit que le droit de l’Union européenne a pour vocation de s’appliquer à une terminaison de citoyenneté, puisque celle-ci entraine la perte d’un autre droit protégé par le droit de l’Union47. Par conséquent, les tribunaux européens sont compétents en la matière. Afin d’offrir un portrait plus précis du droit de la citoyenneté, qui a été influencé par des sources disparates, nous ferons également appel à quelques sentences arbitrales, qui, si elles n’ont pas de force obligatoire a priori – à part pour les parties en cause – permettent néanmoins de convaincre de l’existence de tendances générales en droit international, sinon de corroborer les verdicts des tribunaux européens. Nous nous référons à cet effet à l’opinion individuelle du juge Fitzmaurice dans l’affaire Barcelona Traction :

les opinions qui émanent d'une manière ou d'une autre d'une instance judiciaire constituent, tant qu'il ne sera pas possible d'édicter, dans le domaine juridique international, des textes législatifs exprès ayant un effet obligatoire direct, le principal moyen de préciser et de développer le droit de façon quelque peu concrète48.

Ensuite, en deuxième partie, nous comparerons le droit canadien de la citoyenneté au droit britannique de la citoyenneté. Cette comparaison se justifie premièrement en ce que les fondements de la citoyenneté canadienne émergent du statut de sujet britannique49. Deuxièmement, la pratique britannique en matière de déchéance de citoyenneté constitue sans doute l’une des plus élaborées parmi les États occidentaux. La déchéance de citoyenneté est en effet apparue en droit en 1914, et cent ans plus tard, elle continue d’être réformée (la dernière réforme majeure date en effet de 2014)50.

45 Janko Rottman contre Freistaat Bayern, 2010, C-135/08 C.J.U.E. Case of Ramadan v. Malta, 2016,

Application n. 76136/12, E.C.H.R.

46 COUNCIL OF EUROPE, Details of Treaty No. 166, en ligne <

http://www.coe.int/en/web/conventions/full-list/-/conventions/treaty/166?_coeconventions_WAR_coeconventionsportlet_languageId=fr_FR> (consulté le 15 mai 2017).

47 Janko Rottman contre Freistaat Bayern, préc., note 45, par. 42.

48 Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 3); Opinion séparée

du juge Sir Gerald Fitzmaurice, par. 2.

49 A. MACKLIN, préc., note 33, 21.

50 Matthew J. GIBNEY, « Should citizenship be conditional? Denationalisation and liberal principles », (2011)

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Sous cette perspective, l’interprétation selon laquelle le projet de loi C-24 assimilait les procédures de déchéance de citoyenneté multiple à celles concernant l’expulsion d’étrangers, pourra être confirmée à la lumière du riche historique législatif de la Grande-Bretagne en matière de déchéance de citoyenneté51.

Par ailleurs, considérant que nos hypothèses commandent de mettre en lumière la disparité générée par l’absence d’un droit au maintien de la citoyenneté multiple, l’analyse exégétique traditionnelle du droit est sans doute le type le plus conforme à nos visées. En effet, une analyse exégétique consiste en une « recherche visant à recueillir et agencer des donner juridiques, à interpréter le droit positif et à faire l’analyse ou l’exégèse de sources juridiques fiables »52.

Nos hypothèses seront démontrées en étudiant d’abord la portée du droit au maintien d’une citoyenneté unique en droit international, qui constitue d’une certaine manière un « bouclier » visant à prévenir l’apatridie (1.). Nous étudierons ensuite la portée du droit au maintien de la citoyenneté multiple en droit canadien et britannique, qui est plutôt envisagée en tant qu’« épée » envers les citoyens multiples (2.).

1. Le droit au maintien d’une citoyenneté unique dans le contexte de la déchéance de citoyenneté en droit international

Bien que la Convention de 1961 ne contient qu’une possibilité limitée aux États d’utiliser l’article 8(3), le paragraphe 8(3)a)ii) n’offre aucune définition quant à ce qui pourrait constituer un « comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État ». Néanmoins, le HCR a proposé les définitions suivantes quant aux expressions « préjudice grave » et « intérêts essentiels » :

The ordinary meaning of the terms “seriously prejudicial” and “vital interests” indicate that the conduct covered by this exception must threaten the foundations and organization of the State whose nationality is at issue. The term “seriously prejudicial” requires that the individuals concerned have the capacity to impact

51 M. J. GIBNEY, préc., note 4.

52 CONSEIL DE RECHERCHE EN SCIENCES HUMAINES DU CANADA, « Perspectives de la recherche juridique », dans

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negatively the State. Similarly, “vital interests” sets a considerably higher threshold than “national interests”53.

Le HCR justifie ces définitions en ce que l’apatridie constitue l’exception au droit au maintien de la citoyenneté unique. Ainsi, le paragraphe 8(3)a)ii) doit être interprété restrictivement et ne peut être invoqué qu’en des circonstances exceptionnelles54. Mais lesquelles ?

Les « intérêts essentiels » constituent une dimension de la notion « d’état de nécessité »55. On en trouve par exemple une mention au paragraphe 25(1)a) du Projet d’articles sur la

responsabilité des États (ci-après, le Projet d’articles)56. Bien que cet article ait été rédigé dans le contexte de la responsabilité des États, l’état de nécessité trouve une application plus large en droit international : « l’état de nécessité se présente en droit international comme un mécanisme de limitation des obligations juridiques des États dans le but d’éviter un coût social excessif issu de l’application du droit »57.

Les circonstances exceptionnelles dont nous faisions mention plus haut deviennent ainsi plus claires. Sans entrer dans les considérations relatives à la responsabilité des États codifiées par le Projet d’articles, le HCR emprunte deux critères à l’état de nécessité permettant de circonscrire la portée du paragraphe 8(3)a)ii) de la Convention de 196158. Ainsi, il faut que le motif de déchéance de citoyenneté soit véritablement lié à un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État (1.1.), par rapport auquel elle constitue un moyen proportionné (1.2.). Ces critères mènent à une interprétation très restrictive du droit relatif à la déchéance de citoyenneté unique, ce qui permet d’envisager la Convention de 1961 à titre de « bouclier » à l’endroit des citoyens uniques.

53 Conclusions de Tunis, note 23, par. 68. Nous n’avons pas été en mesure de répertorier une version française

de cet extrait.

54 Id., par. 23.

55Attila TANZI, « Necessity », dans Oxford Public International Law, coll. Max Planck Encyclopedia of Public

International Law, Oxford, Oxford University Press.

56 « L’État ne peut invoquer l’état de nécessité comme cause d’exclusion de l’illicéité́ d’un fait non conforme à

l’une de ses obligations internationales que si ce fait […] constitue pour l’État le seul moyen de protéger un intérêt essentiel contre un péril grave et imminent »

57 Sarah CASSELLA, La nécessité en droit international : de l’état de nécessité aux situations de nécessité, Leyde,

Martinus Nijhoff Publishers, 2011, p. 21.

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1.1. Le motif de déchéance de citoyenneté : le préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État

Le paragraphe 8(3)a) de la Convention de 1961 contextualise le comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État « dans des conditions impliquant de sa part un manque de loyalisme envers l'État contractant » (1.1.1.). Le préjudice grave aux intérêts essentiels, mentionnée au paragraphe 8(3)a)ii), doit tenir compte de cette dimension lorsque la déchéance de citoyenneté est en cause (1.1.2.). Enfin, suivant le paragraphe 8(4), le motif de déchéance de citoyenneté doit être énoncé « conformément à la loi » (1.1.3.).

1.1.1. Au fondement du préjudice : le manquement au devoir de loyauté

Bien que la Convention de 1961 traite du devoir de loyauté de l’individu envers l’État, la loyauté est un terme pouvant être interprété de manière interchangeable avec l’allégeance59. Or, considérant que le droit international emprunte la notion de citoyenneté au droit interne, c’est vers celui-ci qu’il faut se tourner en vue de comprendre les rapports entre la citoyenneté et l’allégeance60.

C’est plus précisément le droit britannique qu’il faut examiner. En effet, la notion d’allégeance est apparue à l’époque féodale en Angleterre. Suite à l’écroulement de la pax

romana, les communautés locales cherchèrent une nouvelle manière d’assurer leur sécurité.

Ce rôle fut rempli par les suzerains, qui firent de leurs vassaux des individus protégés61. Ainsi, en contrepartie de cette protection, le vassal devait fidélité et obéissance à son protecteur. Ou pour le dire autrement, il lui devait allégeance62.

L’allégeance comportait trois caractéristiques essentielles : la réalité, la personnalité et la perpétuité. La réalité renvoyait à un régime strict de jus soli, au sens où les seules personnes placées sous allégeance étaient celles qui naissaient sur le territoire du suzerain. Pour sa part, la personnalité de l’allégeance supposait que l’allégeance était due au suzerain en tant que personne physique, et non en tant que représentant d’une autorité publique. Enfin,

59Convention de Vienne sur l’interprétation des traités, art. 21; Le petit druide des synonymes et des antonymes,

2e éd., « allégeance » ; Alfred M. BOLL, « Nationality and Obligations of Loyalty in International and Municipal

Law », (2005) 24 Aust. YBIL 37, 42.

60 M. VERWILGHEN, préc., note 37, p. 89. A. M. BOLL, préc., note 59, 38. 61 T. BAUDET, préc., note 14, p. 33‑34.

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comme son nom l’indique, la perpétuité de l’allégeance signifiait que le lien entre le vassal et le suzerain ne pouvait être ni suspendu, ni interrompu63.

Même si l’allégeance est une notion féodale, cela ne signifie pas pour autant qu’elle ait disparu avec le féodalisme. En effet, une transition dans la notion d’allégeance s’opère dès la centralisation des pouvoirs vers le roi. Pour être plus précis, la féodalité était caractérisée par un amas de relations sans véritable chaîne de commandement : le roi ne représentait pas l’autorité centrale et dépendait en ce sens de l’assentiment de ses seigneurs64. Mais suite à une longue évolution qui a fait l’objet de larges développements ailleurs65, cette interdépendance s’est mutée en une hiérarchie plaçant le roi au sommet de la « pyramide ». Il est dès lors devenu le seul bénéficiaire de la foi inconditionnelle de ses sujets66.

À partir de 1648, l’émergence du modèle de souveraineté westphalien détache l’allégeance de la personne du roi pour remplacer le lien de loyauté de l’individu envers le territoire67. C’est là l’émergence de l’identité nationale : le souverain unit la collectivité de par son pouvoir, lui permettant ainsi d’incarner non pas sa seule personne, mais bien l’autorité centrale68. Ce faisant, les individus ne sont plus liés à la puissance publique de par leurs relations personnelles avec l’autorité, mais plutôt parce qu’ils sont membres d’une collectivité unie derrière elle par une culture et des racines communes69. C’est ainsi que les individus sont devenus non plus des sujets, mais bien des nationaux, soit des personnes porteuses de citoyenneté.

En droit contemporain, les relations entre allégeance et citoyenneté sont énoncées par la CIJ dans l’affaire Nottebohm. La Cour indique en effet que « [la naturalisation] comporte rupture d'un lien d'allégeance et établissement d'un autre lien d'allégeance »70. La question se pose donc : de quelle manière un individu peut-il rompre son lien de loyauté envers l’État, outre l’exemple de la naturalisation ?

63 Id., p. 52‑53.

64 T. BAUDET, préc., note 14, p. 34.

65 À ce sujet, voir les développements dans Id., p. 31‑73. 66 A. M. BOLL, préc., note 59, 43.

67 A. M. BOLL, préc., note 7, p. 67. 68 T. BAUDET, préc., note 14, p. 99‑100.

69 George P. FLETCHER, « Ambivalence about treason », (2003) 82 N.C. L. Rev. 1611, 1616. 70 Nottebohm, préc., note 6, 24.

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1.1.2. Le manquement au devoir de loyauté : la trahison

La rupture au devoir de loyauté était définie, dans ses racines féodales, en tant qu’acte de haute trahison. Tout comme aujourd’hui, un État ne peut retirer la citoyenneté d’un individu qui ne la possède pas, il n’était pas possible de trahir quiconque en l’absence de lien d’allégeance à son endroit71. De plus, la haute trahison devait impérativement être commise à l’endroit d’une personne hiérarchiquement supérieure. Si cette personne ne faisait pas partie de la royauté, l’acte était désigné en tant qu’acte de « petite trahison ». Il s’agissait par exemple du meurtre de l’époux par sa femme. Cette forme particulière de trahison ne trouve cependant plus d’écho particulier en droit contemporain, puisqu’elle est subsumée par la notion d’homicide : il n’y a pas de hiérarchie entre les citoyens, qui sont tous égaux en droits72.

À l’inverse, lorsque l’acte de trahison visait le pouvoir royal, on parlait d’un acte de haute trahison. La Treason Act de 1351 en droit britannique identifiait les crimes de haute trahison comme suit :

When a Man doth compass or imagine the Death of our Lord the King, or of our Lady his Queen or of their eldest Son and Heir73; or if a Man do violate the King’s Companion, or the King’s eldest Daughter unmarried, or the Wife the King’s eldest Son and Heir; or if a Man do levy War against our Lord the King in his Realm, or be adherent to the King’s Enemies in his Realm, giving to them Aid and Comfort in the Realm, or elsewhere, and thereof be probably attainted of open Deed by the People of their Condition:… and if a Man slea the Chancellor, Treasurer, or the King’s Justices of the one Bench or the other, Justices in Eyre, or Justices of Assise, and all other Justices assigned to hear and determine, being in their Places, doing their Offices74.

71 Ce principe est confirmé dans l’affaire Joyce, bien qu’on y note une exception particulière. Pendant la

Deuxième Guerre mondiale, Joyce s’était livré à de la propagande antibritannique sur les ondes radio de l’État. Celui-ci était citoyen étatsunien plutôt que britannique et ne pouvait donc pas être poursuivi par la Grande-Bretagne pour trahison. Il possédait cependant un passeport britannique qu’il avait obtenu sous fausses déclarations. Dans la mesure où le passeport lui donnait droit à la protection de l’État, il a été jugé en tant que traître à son pays, et ce, même s’il n’aurait pas dû avoir de passeport. Voir Joyce and Director of Public

Prosecutions, [1946] A.C. 347 (House of Lords).

72 George P. FLETCHER, « The case for treason », (1981) 41 Md. L. Rev. 193, 194.

73 Les termes “compasses or imagine” laissent croire que la pensée de commettre un régicide pourrait être

interprété en tant qu’acte de haute trahison s’ils sont accompagnés de paroles. Cependant, cette interprétation n’a jamais été confirmée. Voir Id., 198‑199.

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On note, parmi ces multiples crimes, le fait de lever une guerre contre le roi ou son royaume, le fait d’accorder confort et refuge à ses ennemis, ou encore le fait de s’attaquer au pouvoir judiciaire ou monétaire. Ce sont tous des actes liés par un tronc commun : l’atteinte à l’autorité du roi par la volonté de rompre la continuité et la stabilité du pouvoir royal. En droit contemporain, c’est plutôt l’atteinte « aux fondations ou à l’organisation de l’État » que constitue la rupture du devoir d’allégeance75.

Dans l’affaire Lawless, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la Cour européenne) se prononce sur une notion analogue à celle des intérêts essentiels, celle « d’un danger public menaçant la vie de la nation ». Selon la Cour, cette notion renvoie à « une situation de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui affecte l'ensemble de la population et constitue une menace pour la vie organisée de la communauté composant l'État »76. Sous cette perspective, le danger doit comporter un seuil de gravité particulier qui dépasse les risques auxquels la société fait face au quotidien77.

À la lumière de ces développements, nous constatons que bien que la notion de haute trahison n’ait pas disparu du droit contemporain78, le fait de s’en prendre à l’autorité étatique ne devrait pas aujourd’hui constituer la seule possibilité de rupture du devoir d’allégeance. Ce serait plutôt le fait qu’un individu s’attaque de manière exceptionnellement grave à la communauté dont il est membre qui pourrait être assimilé à une rupture d’un tel devoir79. Les crimes de droit commun sont donc résolument exclus de ceux pouvant faire l’objet d’une déchéance de citoyenneté, peu importe à quel point ceux-ci peuvent paraître horribles, puisqu’ils ne sont pas de nature à générer une situation exceptionnellement grave80. Conformément à la jurisprudence élaborée sous l’affaire Klass, les crimes de nature à générer un préjudice grave aux intérêts essentiels doivent être désignés en vertu des considérations suivantes : a) le fait que le crime soit perpétré en vue d’atteindre l’existence de l’État ; b) le fait que le crime consiste en une menace potentielle pour l’ensemble de la

75 Conclusions de Tunis, préc., note 23, par. 68.

76 Lawless c. Irlande (N. 3), 1961, Requête n. 332/57, C.E.D.H., par. 28. 77 S. CASSELLA, préc., note 57, p. 163.

78 Voir par exemple l’article 46 du Code criminel canadien. 79 G. P. FLETCHER, préc., note 69, 1618.

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population ; c) le fait que le crime déstabilise le fonctionnement quotidien de l’État de par son caractère exceptionnel. Sans prétention d’exhaustivité, deux cas de figure sont envisagés par la Cour européenne : l’espionnage et le terrorisme81.

Dans le cadre d’un conflit armé international, est un espion « l'individu qui, agissant clandestinement ou sous de faux prétextes, recueille ou cherche à recueillir des informations dans la zone d'opérations d'un belligérant, avec l'intention de les communiquer à la Partie adverse »82. Aucune définition équivalente n’existe en temps de paix83.

Quant au terrorisme, il n’en existe aucune définition partagée en droit international84. Néanmoins, une définition peut être inférée du paragraphe 1(b) de la Convention

internationale pour la répression du financement du terrorisme, à laquelle sont parties tant

le Canada que la Grande-Bretagne85. Il s’agirait de « [Tout] acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s'abstenir d’accomplir un acte quelconque ».

1.1.3. La conformité de la déchéance de citoyenneté à la loi

Malgré l’absence de définitions faisant consensus en droit international quant à ces notions, cette carence est compensée par la notion de « conformité à la loi » prévue paragraphe 8(4) de la Convention de 1961.

Dans l’affaire Diallo, la CIJ définit la notion de conformité comme suit :

Le respect du droit interne conditionne, dans une certaine mesure, celui du droit international. Mais il est clair que, si la « conformité à la loi » ainsi définie est une condition nécessaire du respect des dispositions précitées, elle n’en est pas la

81Klass et Autres c. Allemagne, 1978, Requête n. 5029/71, C.E.D.H., par. 48.

82 Convention (II) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe: Règlement concernant

les lois et coutumes de la guerre sur terre, 1899, art. 29.

83 Fabien LAFOUASSE, « L’espionnage en droit international », (2001) 47 A.F.D.I. 63, 72. 84 Marie-Hélène GOZZI, Le terrorisme, Paris, Ellipse, 2003, p. 71.

85 NATIONS UNIES, « Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme », en

ligne :<https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src=IND&mtdsg_no=XVIII-11&chapter=18&lang=fr> (consulté le 24 mai 2017).

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condition suffisante. Il faut que la loi nationale applicable soit elle-même compatible avec les autres exigences [du droit international] [Nous soulignons]86. Afin que la déchéance de citoyenneté soit prononcée conformément à la loi, elle doit respecter deux critères. Premièrement, elle doit reposer sur ce que prévoit le droit interne de l’État de déchéance. Deuxièmement, elle doit être conforme avec les standards qu’impose le droit international en la matière.

Une illustration concrète du « respect du droit interne » se trouve dans l’affaire Bolat, de la Cour européenne. Dans cette affaire, un individu a été expulsé de la Russie vers la Turquie. L’expulsion eut lieu par des officiers, dont certains cagoulés, qui avaient pénétré son domicile sans s’identifier. Aucun mandat ni autre fondement à l’expulsion fut accordé87. Or, d’après le droit russe, une telle expulsion ne pouvait avoir lieu qu’après une décision judiciaire en bonne et due forme. Par conséquent, dans la mesure où les autorités n’avaient pas agi suite à une telle décision, ils ne pouvaient pas avoir agi conformément à la loi88.

Ensuite, les « autres exigences du droit international » visent pour l’essentiel à protéger la citoyenneté de toute ingérence de la part de l’État. Les travaux préparatoires de l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme concernant le droit de toute personne à une citoyenneté témoignent de ce propos. On y perçoit l’inquiétude des États quant à une définition trop restrictive du droit de ne pas être privé arbitrairement d’une citoyenneté. La mémoire des dénationalisations de masse perpétrées pendant la Seconde Guerre mondiale est encore vive au lendemain de celle-ci et teinte une bonne partie de la réflexion89.

Pendant ces travaux, l’U.R.S.S. soutenait que le domaine de la citoyenneté est une prérogative de l’État à laquelle le droit international ne saurait faire interférence. Cependant, elle ne s’opposait pas à l’idée d’interdire toute privation « arbitraire » de citoyenneté, mais soutenait qu’il fallait interpréter ce terme de manière à limiter sa portée aux cas où une personne ne recevrait pas les procédures prévues par le droit interne90. Or, selon la majorité

86 Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), fond, arrêt, C.I.J.

Recueil 2010, p. 639, par. 65.

87 Bolat v. Russia, 2006, Application n. 14139/03, E.C.H.R., par. 28. 88 Id., par. 82.

89 Voir de manière générale Parvez HASSAN, « The Word “Arbitrary” As Used In The Universal Declaration

Of Human Rights: “Illegal” Or "Unjust’? », (1969) 10-2 Harv. Int’l. L. J.

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des États membres, ce positionnement ne pouvait être maintenu, puisque l’utilité du mot est justement de prévenir une situation par laquelle les individus seraient victimes d’actes tout à fait légaux :

[The word "arbitrary"] was used to describe action for which the agent was not required to show just cause either before a court of law or before public opinion. The word was therefore stronger than either "illegally" or "unjustly"91.

D’une certaine manière, on trouve écho à l’ensemble de ce raisonnement dans l’affaire Geleri, où la Cour européenne ajoute deux conditions essentielles à la notion de « conformité à la loi ». Il s’agit des notions « d’accessibilité » et de « précision » :

La Cour relève que la première garantie accordée aux personnes visées par cet article prévoit que celles-ci ne peuvent être expulsées qu’« en exécution d’une décision prise conformément à la loi ». Le mot « loi » désignant la loi nationale, le renvoi à celle-ci concerne, à l’instar de l’ensemble des dispositions de la Convention, non seulement l’existence d’une base en droit interne, mais a trait aussi à la qualité de la loi : il exige l’accessibilité et la prévisibilité de celle-ci92. Ces considérations font référence à un « principe général implicite [qui] constitue l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit »93, à savoir la sécurité juridique94. Pour l’essentiel, le rôle de la sécurité juridique est de permettre aux individus de déterminer les circonstances dans lesquelles les droits qui leur sont garantis peuvent être affectés95, d’où l’exigence de normes accessibles et précises96 .

En ce qui concerne d’abord l’accessibilité, celle-ci consiste en ce que « le citoyen [dispose] de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné »97. L’accessibilité ne pose pas de problèmes dans la mesure où les lois sont publiées98. Cependant, la « loi » englobe tant le droit issu de textes législatifs

91 Id., 249.

92 Geleri c. Roumanie, 2006, Requête n. 33118/05, C.E.D.H., par. 44. 93 Baranowski c. Pologne, 2000, Requête n. 28358/95 C.E.D.H., par. 58.

94 Martin NADEAU, « Perspectives pour un principe de sécurité juridique en droit canadien : les pistes du droit

européen », (2009) 40 R.D.U.S. 512, 516.

95 C.G. et autres c. Bulgarie, 2008, Requête n. 1365/07, C.E.D.H., par. 39.

96 M. NADEAU, préc., note 94, par. 516.

97 Sunday Times c. Royaume-Uni, 1979, Requête n. 6538/74, C.E.D.H., par. 49. 98 Ebrahamian c. France, 2015, Requête n. 64846/11, C.E.D.H., par. 51.

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que de la jurisprudence99. En ce sens, la jurisprudence doit être également être publiée : lorsque tel est le cas, les justiciables connaissent les obligations qui y sont inscrites.

La précision de la loi est quant à elle une notion plus complexe. Elle a pour objet essentiel de permettre au citoyen « de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé »100 en vue de lui permettre de réguler sa conduite101. La vie en commun n’est en effet possible que parce que le droit l’empreint d’une certaine régularité. En ce sens, le fait que les individus aient des attentes sur le comportement des uns envers et des autres leur permet d’éviter d’envisager à chaque fois l’ensemble innombrable des possibilités102. Dans un contexte où l’état de nécessité rend la frontière en le droit et le non-droit quelque peu occulte103, il va sans dire que la précision de la norme de déchéance doit faire l’objet d’une évaluation attentive.

Déterminer si une loi est précise ou non dépend essentiellement du fait que l’individu puisse savoir, à partir du libellé de la loi, quels actes ou omissions engagent sa responsabilité104. La précision est de nature essentiellement contextuelle dans la mesure où elle dépend « du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires ». Elle ne s’oppose cependant pas au fait que la loi suscite des doutes devant être clarifiés par les tribunaux, puisque leur rôle est précisément de dissiper de tels doutes105. La certitude absolue des lois est donc souhaitable, mais hors d’atteinte en pratique106. Ce propos trouve écho dans l’affaire Kokkinakis, où des lois grecques interdisant le prosélytisme étaient contestées car elles étaient considérées trop vagues107. La Cour européenne ne s’est pas prononcée sur le bien-fondé d’un tel raisonnement, affirmant plutôt qu’il peut arriver que certaines lois soient rédigées de manière plus ou moins floue afin de leur permettre de s’adapter à des circonstances nouvelles. Dans ce cas d’espèce, le caractère

99 Sunday Times c. Royaume-Uni, préc., note 97, par. 47. 100 Geleri c. Roumanie, préc., note 92, par. 30.

101 Sunday Times c. Royaume-Uni, préc., note 97, par. 49.

102 Robert KOLB, Réflexions de philosophie du droit international, Bruxelles, Bruylant; Éditions de l’Université

de Bruxelles, 2003, p. 280‑281.

103 Julian UDICH, « Vital Interests », dans Oxford Public International Law, coll. Max Planck Encyclopedia of

Public International Law, Oxford, Oxford University Press, par. 25.

104 Kokkinakis c. Grèce, 1993, Requête n. 14307/88, C.E.D.H., par. 52. 105 Dogru c. France, 2008, Requête n. 27058/05, C.E.D.H., par. 57. 106 Sunday Times c. Royaume-Uni, préc., note 97, par. 49.

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flou de la loi était amenuisé par une jurisprudence constante, publiée et donc accessible, qui permettait de déterminer quels comportements relevant du prosélytisme sont prohibés par le droit grec108.

Dans le contexte particulier d’une atteinte à la sécurité nationale, la Cour européenne indique que s’il n’appartient pas aux tribunaux de déterminer quelles sont les meilleures manières de lutter contre le terrorisme ou l’espionnage, cela ne signifie pas pour autant que les États peuvent prendre n’importe quelle mesure qu’ils jugent appropriée109. Ils doivent plutôt offrir des garanties adéquates et suffisantes afin de convaincre les tribunaux que les mesures exceptionnellement prises ne feront pas l’objet d’abus110. Par exemple, lorsque les États s’octroient un pouvoir discrétionnaire fondé sur des impératifs de sécurité nationale, la loi doit indiquer la portée matérielle de cette discrétion en vue de protéger les personnes de toute entrave arbitraire à leurs droits111. Il s’agirait par exemple d’une loi autorisant des mesures de surveillances exceptionnelles, mais qui interdit les mesures exploratoires ou générales, entre autres garanties112.

1.2.La proportionnalité de la déchéance de citoyenneté à l’aune du préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État

La seule lecture du paragraphe 8(3)a)ii) de la Convention de 1961 pourrait mener à penser que le seul préjudice grave aux intérêts de l’État serait suffisant pour justifier une déchéance de citoyenneté. Or, tel n’est pas le cas. En effet, cette considération peut également être corroborée par l’existence d’un rapport de proportionnalité entre l’atteinte et les mesures choisies pour y répondre113. Plus spécifiquement, ces rapports concernent l’adéquation entre les intérêts essentiels menacés et la déchéance de citoyenneté (1.2.1.), la nécessité stricto

sensu de la déchéance de citoyenneté (1.2.2.) et la proportionnalité stricto sensu entre les

intérêts essentiels menacés et la déchéance de citoyenneté (1.2.3.)114.

108 Id., par. 40.

109 Klass et Autres c. Allemagne, préc., note 81, par. 49. 110 Id., par. 50.

111 Malone c. Royaume-Uni, 1984, Requête n. 8691/79, C.E.D.H., par. 68‑69. 112 Klass et Autres c. Allemagne, préc., note 81, par. 45, 51.

113 Handyside c. Royaume-Uni, 1976, Requête n. 5493/72, C.E.D.H., par. 49. 114 S. CASSELLA, préc., note 57, p. 339.

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1.2.1. Le rapport d’adéquation entre la déchéance de citoyenneté et le préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État

Le rapport d’adéquation vise essentiellement à déterminer si l’État peut subjectivement en venir à la conclusion que la déchéance de citoyenneté est nécessaire afin de préserver ses intérêts essentiels (1.2.1.1.). À cette fin, les garanties procédurales accordées à la personne déchue peuvent éclairer les intentions véritables de l’État de déchéance (1.2.1.2.).

1.2.1.1.L’évaluation de l’adéquation entre la déchéance de citoyenneté et le préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État

Le simple fait d’être en présence d’un acte s’apparentant à l’espionnage ou au terrorisme ne suffit pas pour qu’un tribunal en vienne à conclure à un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État. On ne saurait en effet déduire l’existence d’une atteinte si l’acteur principal qui est y confronté, à savoir l’État, ne conclut pas à son existence. Il s’agira donc d’évaluer si l’État confronté à des circonstances particulières pouvait estimer que ses intérêts étaient menacés au point où il devait agir de manière exceptionnelle115 de par la création d’apatrides.

À cette étape de l’analyse, les tribunaux concèdent généralement une grande marge d’appréciation à l’État. En effet, comme l’indique la Cour européenne dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni, « les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la présence de pareil danger »116.

Il ne faut pas pour autant déduire que cette marge de manœuvre est illimitée. Comme toute disposition de tout traité, l’État doit utiliser le paragraphe 8(3)a)ii) de la Convention de 1961 de bonne foi, c’est-à-dire de manière raisonnable117. Plus précisément, il s’agira de déterminer en quoi l’État pouvait « raisonnablement estimer que les ressources de la législation ordinaire ne suffisaient pas » 118.

En vertu de ce critère de raisonnabilité, un État ne peut se contenter de simplement invoquer ses perceptions119 pour déchoir un individu de sa citoyenneté. Il doit également être en mesure de fournir les preuves qui l’ont mené à croire qu’il était justifié de faire exception au

115 Id., p. 294.

116 Irlande c. Royaume-Uni, 1978, Requête n. 5310/71, C.E.D.H., par. 207.

117 Projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C. I. J. Recueil 1997, p. 7, par. 142. 118 Irlande c. Royaume-Uni, préc., note 116, par. 212.

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