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Le caractère nécessaire stricto sensu de la déchéance de citoyenneté

1. Le droit au maintien d’une citoyenneté unique dans le contexte de la déchéance

1.2. La proportionnalité de la déchéance de citoyenneté à l’aune du préjudice

1.2.2. Le caractère nécessaire stricto sensu de la déchéance de citoyenneté

Dans le cadre de l’affaire Projet Gabcikovo-Nagymaros, la CIJ en est venue à la conclusion que lorsqu’un État dispose de plusieurs moyens lui permettant de parvenir au même résultat, il ne peut prétendre que la mesure exceptionnelle qu’il a choisie était nécessaire stricto

sensu164,

En pratique cependant, « il est très rare qu’un État en situation de nécessité ne dispose d’aucun choix et le critère du seul moyen rendrait l’état de nécessité quasiment inapplicable. Il faut plutôt l’entendre comme le meilleur moyen permettant de sauvegarder des intérêts essentiels »165. En ce sens, il s’agit davantage d’une économie de moyens que d’une condition du seul moyen166. Nous verrons que c’est cette perspective que suit la jurisprudence de la Cour européenne.

163 Rapport annuel du HCR, note 40, par. 33.

164 Projet Gabčikovo-Nagymaros, préc., note 117, par. 56. 165 S. CASSELLA, préc., note 57, p. 341.

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Au soutien de notre propos, observons l’affaire Lawless c. Irlande. En l’espèce, suite aux actes terroristes commis par l’I.R.A., le gouvernement irlandais avait adopté une loi par laquelle le ministre obtenait le pouvoir d’arrêter et de détenir une personne sans jugement lorsqu’il estimait que celle-ci portait atteinte à la paix et à la sécurité publique de l’État167. Lawless, un membre de l’I.R.A., avait été arrêté et détenu en 1957 sous la base de cette loi168. Il plaida qu’à défaut de procéder à de telles arrestations, le gouvernement irlandais aurait pu fermer sa frontière avec l’Irlande du Nord en vue de limiter la perpétration d’actes terroristes169. La Cour répondit à cet argument de la manière suivante :

la fermeture complète de la frontière aurait entrainé, pour l'ensemble de la population, des répercussions fort graves qui auraient dépassé les exigences de l'état d'urgence […] Il résulte de ce qui précède qu'aucun des moyens susmentionnés n'aurait pu permettre de faire face de manière efficace à la situation existant en Irlande en 1957; que, dans ces conditions, la détention administrative […] des individus soupçonnés de vouloir participer à des entreprises terroristes, se présentait, malgré sa gravité, comme une mesure exigée par les circonstances170.

Dans le même ordre d’idées, il ressort de la jurisprudence européenne que la nécessité

stricto sensu doit être évaluée dans le moment et dans le contexte où elle a été édictée171. Cela signifie que pour une situation donnée, il n’y a pas toujours un seul moyen disponible : celui-ci peut émerger ou évoluer en fonction d’un changement de circonstances particulières172. En conséquence, comme l’indique l’affaire Irlande c. Royaume-Uni, la nécessité stricto sensu ne limite pas nécessairement l’État à une mesure exclusive et prédéterminée :

Il eût assurément été souhaitable d'instaurer dès le début de meilleures garanties, judiciaires ou pour le moins administratives […] mais on manquerait de réalisme si l'on isolait la phase initiale de celles qui ont suivi. Quand un État lutte contre un danger public menaçant la vie de la nation, on le désarmerait si l'on exigeait de lui de tout faire à la fois, d'assortir d'emblée chacun des moyens d'action dont il se dote de chacune des sauvegardes conciliables avec les impératifs prioritaires du fonctionnement des pouvoirs publics et du rétablissement de la paix civile. En

167 Lawless c. Irlande, préc., note 76, par. 12. 168 Id., par. 20.

169 Id., 35. 170 Id.

171 Handyside c. Royaume-Uni, préc., note 113, par. 54. 172 S. CASSELLA, préc., note 57, p. 396.

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interprétant [la nécessité stricto sensu], il faut laisser place à des adaptations progressives173.

À la lumière de ces précédents, on constate que la Cour européenne n’interdit pas à un État d’opter pour une mesure si d’autres moyens lui sont disponibles. En réalité, comme on peut le voir dans les affaires Cassis de Dijon174 ou McCann175, elle « exige qu’entre divers moyens également capables d’atteindre l’objectif visé, soit retenu celui qui est le moins onéreux pour le sujet visé »176. Par conséquent, entre divers moyens d’efficacité équivalente, soit de bénéfice équivalent, il devrait choisir la moins restrictive, c’est-à-dire celle qui porte le moins atteinte aux intérêts en cause177.

À tout le moins, la déchéance de citoyenneté ne peut être considérée nécessaire si elle aggrave l’atteinte par rapport à laquelle l’État est confronté, puisqu’on ne peut envisager dans ce cas un bénéfice quelconque pour l’État de déchéance. Il s’ensuit que l’État devrait s’assurer qu’une personne ne profitera pas de son statut d’apatride pour faciliter les ambitions qui l’ont mené à être déchu. Si tel est le cas, la peine d’emprisonnement est nettement mieux envisageable à elle seule178. La meilleure illustration de ce propos consiste sans doute en le cas d’Oussama Ben Laden, dont la terminaison de la citoyenneté saoudienne a facilité ses projets terroristes :

la capacité de O. Ben Laden à mobiliser des forces parmi le monde arabo- musulman est nettement supérieure aux essais sans succès de diverses personnalités, pour la plupart des chefs d’État, au cours des cinquante dernières années. C’est précisément le fait que O. Ben Laden ne soit pas attaché à un quelconque État (il a même, rappelons-le, été déchu de sa nationalité saoudienne) qui lui assure son succès constaté, car personne ne peut lui reprocher d’agir pour le compte d’un État, qui souhaiterait s’afficher comme le leader pan-arabe179 [Nous soulignons].

Au surplus, si un État choisit de rendre une personne apatride sans l’expulser par la suite (sous réserve des développements à venir au point 1.2.3.), on peut difficilement concevoir

173 Irlande c. Royaume-Uni, préc., note 116, par. 220.

174 Rewe-Zentral AG c. Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, 1979, 120/78 C.J.U.E., par. 13. 175 McCann et autres c. Royaume-Uni, 1995, Requête n. 18984/91, C.E.D.H., par. 213.

176 R. KOLB, préc., note 102, p. 323. 177 S. CASSELLA, préc., note 57, p. 347. 178 J. BRANDVOLL, préc., note 2 à la page 212.

179 Barthélémy COURMONT, Les guerres asymétriques. Conflits d’hier et d’aujourd’hui, terrorisme et nouvelles

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en quoi la déchéance de citoyenneté était nécessaire dans la mesure où encore une fois, on n’envisage pas de bénéfice particulier pour l’État180.

Il ressort de l’ensemble de ces développements qu’à l’étape de la nécessité stricto sensu, la déchéance de citoyenneté est au pire impossible, au mieux difficile. Mais dans la mesure où l’État doit procéder à une pesée des intérêts en cause en vue de déterminer le coût de la mesure par rapport au bénéfice anticipé, l’étape de la proportionnalité stricto sensu permet de compléter les incertitudes éventuelles de la nécessité au sens strict181.

1.2.3. Le caractère proportionnel stricto sensu entre la déchéance de citoyenneté