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La déchéance de citoyenneté pour cause d’engagement dans un conflit armé

2. Le droit au maintien d’une citoyenneté multiple dans le contexte de la déchéance

2.1. La déchéance de citoyenneté en droit canadien

2.1.2. La déchéance de citoyenneté pour cause d’engagement dans un conflit armé

La comparaison entre la citoyenneté multiple et le statut d’étranger ne s’arrête pas là : la LC empruntait à la LIPR une autre forme de déchéance de citoyenneté, qui elle, ne reposait pas sur une quelconque condamnation ultérieure. Le paragraphe 10.1(2) de la LC se lisait en effet comme suit :

Si le ministre a des motifs raisonnables de croire qu’une personne, avant ou après l’entrée en vigueur du présent paragraphe, a servi, alors qu’elle était un citoyen, en tant que membre d’une force armée d’un pays ou en tant que membre d’un groupe armé organisé qui étaient engagés dans un conflit armé avec le Canada, la citoyenneté ne peut être révoquée que si, à la demande du ministre — présentée après que celui-ci ait donné un avis à cette personne —, la Cour déclare, dans une action intentée par celui-ci, que la personne, avant ou après l’entrée en vigueur du présent paragraphe, a ainsi servi alors qu’elle était un citoyen.

Ce paragraphe était en quelque sorte l’équivalent du paragraphe 10(2), mais pris à rebours : dans le premier cas, le ministre pouvait révoquer la citoyenneté d’une personne suite à une condamnation pour l’un des motifs énumérés. Dans le second cas, le ministre pouvait révoquer la citoyenneté avant même que le citoyen multiple n’ait été condamné pour quoi que ce soit. Tout dépendant du cas, sa décision devait être confirmée par la Cour fédérale. Cette disposition n’était pas sans rappeler les paragraphes 33 et 34(1)f) de la LIPR, qui se lisent respectivement comme suit :

Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir […]

Être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c) [nous soulignons]

266 Id., art. 7.2(b). 267 Id., art. 7.2(c).

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Ainsi, le ministre avait le pouvoir discrétionnaire de déchoir un individu s’il avait des motifs raisonnables non seulement de croire qu’il était membre d’un groupe armé, mais également s’il avait des motifs raisonnables de penser que le groupe est en conflit avec le Canada. La portée de cette disposition était loin d’être évidente puisqu’aucun critère d’interprétation n’était proposé par la LC268. Dans l’affaire Mugesera, la Cour suprême a jugé que les motifs raisonnables « exigeaient davantage qu’un simple soupçon, mais restaient moins stricts que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile »269. Néanmoins, cette norme ne s’applique qu’aux questions de fait, et non aux questions de droit. Par exemple, la prononciation d’un discours encourageant des crimes contre l’humanité est un élément de fait, tandis que l’analyse du contenu du message relève du droit270.

Selon la jurisprudence inspirée de la LIPR, le ministre n’est pas tenu de faire la preuve que son opinion par laquelle un individu est membre d’un groupe armé organisé en conflit avec le Canada est objectivement corroborée par les faits. Il lui suffit de prouver qu’il a raisonnablement interprété les éléments en cause. Comme l’a affirmé la Cour fédérale dans l’affaire Jolly,

la question à trancher consistait à déterminer s'il y avait raisonnablement lieu de croire qu'on préconisait le renversement par la force, etc., et non pas si on le préconisait effectivement […] le Ministre était simplement tenu d'apporter des preuves démontrant l'existence de motifs raisonnables de croire le fait et il ne lui était pas nécessaire d'aller plus avant et d'établir l'existence réelle du caractère subversif de l'organisation271 [nous soulignons]

Plus spécifiquement, le droit canadien donne à la notion de membre une interprétation très large272. Ainsi, il suffit d’établir qu’une personne a été membre d’un groupe, même pendant des périodes raccourcies, pour que sa responsabilité soit engagée au sens de la LIPR (ou incidemment, de la LC telle que réformée à l’époque)273. De plus, une personne peut être jugée en tant que « membre » en droit canadien même si elle ignore les activités véritables

268 THE CANADIAN BAR ASSOCIATION, préc. note 236, p. 21.

269 Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), R.C.S. 100, par. 114. 270 Id., par. 116.

271 Canada (Procureur général) c. Jolly, 1975 C.F. 216, par. 21.

272 Christa Kozonguizi c. Le ministre de la citoyenneté et de l’immigration, 2010 C.F. 308, par. 13.

273 Issam Al Yamani c. Le ministre de la sécurité publique et de la protection civile au Canada, 2006 C.F. 1457,

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de l’organisation, par exemple si celle-ci se livre à la violence armée pour fins de sécession274. D’ailleurs, dans l’affaire Poshteh, il a été jugé qu’il n’est pas nécessaire qu’une personne soit « officiellement » membre d’un groupe : ses activités peuvent mener à la conclusion qu’elle en fait bel et bien partie275. Enfin, le fait qu’une personne se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, parce qu’elle a de mauvaises fréquentations, n’empêche pas de la désigner en tant que membre276.

Quant aux notions de « groupe armé organisé » et de « conflit armé », celles n’étaient pas définies par la LC277. Elles ne le sont pas davantage dans la LIPR, puisqu’elles n’y sont pas prévues. Il serait cependant possible de soutenir qu’elles font appel au droit international humanitaire, puisqu’elles y sont énoncées à l’article premier du Protocole additionnel 1 aux

Conventions de Genève278. Bien que les questions concernant le droit international humanitaire soient distinctes de celles du terrorisme, il n’en demeure pas moins qu’elles connaissent certains chevauchements dans les faits279, ne serait-ce que parce qu’il est interdit d’utiliser la terreur dans le cadre d’un conflit armé280.

La nuance est ici importante : à partir du moment où le ministre avait des motifs raisonnables de croire qu’une personne était membre d’un groupe armé, il avait le pouvoir de la déchoir sans procès. Or, nous avons vu que le paragraphe 10(2) prévoyait qu’en cas d’infraction de nature terroriste, il doit attendre le verdict des tribunaux.

En l’absence d’une distinction entre les notions de conflit armé et de terrorisme en droit interne, il semblait bien que la loi C-24 accordait au ministre le pouvoir discrétionnaire de décider si un citoyen multiple subirait ou non un procès de droit pénal. Par exemple, si une personne était arrêtée pour une infraction liée au terrorisme, mais que les preuves l’accablant

274 Christa Kozonguizi c. Le ministre de la citoyenneté et de l’immigration, préc., note 272, par. 29. 275 Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), R.C.F. 487, par. 35‑36. 276 Thanaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 R.C.F. 474, par. 37. 277 D. NAKACHE et Y. LE BOUTHILLIER, préc., note 230, p. 253.

278 Nous retenons l’extrait suivant de l’article cité : « des groupes armés organisés qui, sous la conduite d'un

commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu'il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées »

279 « Droit international humanitaire et terrorisme : questions et réponses », Comité international de la Croix

rouge, en ligne : <https://www.icrc.org/fre/resources/documents/faq/terrorism-faq-050504.htm> (consulté le

15 août 2017).

280 Protocole additionnel II aux Conventions de Genève, 1977, art. 13(2) ; « Sont interdits les actes ou menaces

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n’étaient pas suffisantes pour convaincre de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable, rien n’interdisait au ministre de lui retirer sa citoyenneté au motif qu’elle faisait partie d’un groupe armé en conflit avec le Canada. Dans ce cas, la procédure aurait été justifiée en raison d’un fardeau de preuve nettement moins contraignant, celui des « motifs raisonnables ».

On peut également se demander s’il aurait été possible de retirer la citoyenneté d’une personne en vertu du paragraphe 10.1(2) dans un contexte où elle ne pouvait pas être déchue par le paragraphe 10(2), parce qu’elle aurait préalablement été acquittée dans un procès de droit pénal. Cette possibilité paraît ouverte pour les mêmes motifs que précédemment : le fardeau de preuve des « motifs raisonnables » est nettement moins contraignant que la « présomption d’innocence ». Les tribunaux ont certes refusé cette possibilité dans l’affaire

Smith281, mais celle-ci portait sur un trafic de stupéfiants plutôt que d’une atteinte à la sécurité nationale282.

Ensuite, en supposant qu’une personne eut été désignée comme étant membre d’un groupe armé parce qu’elle s’était livrée à des activités qualifiées de terroristes, les tribunaux ne sont pas liés par la définition du terrorisme prévue à l’article 83.01 du Code criminel. En effet, la Cour fédérale a établi comme principe que la définition pénale du terrorisme ne s’applique pas dans le cadre de la LIPR. Dans ce contexte, la définition est nettement plus large :

As Parliament did not define the term "terrorism" with respect to the Immigration Act, it is not incumbent upon this Court to define it. […] The term "terrorism" must therefore receive an unrestrictive interpretation and will unavoidably include the political connotations which it entails283.

Au surplus, lorsque le paragraphe 10.1(2) constitue le motif de déchéance de citoyenneté, un droit d’appel est prévu. Cet appel est cependant conditionné à ce que « l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle-ci ». Il s’agit d’un cas où la Cour constate « un problème qui transcende les intérêts des parties et relève de questions de grande

281 Smith c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 R.C.F. 144.

282 Notons qu’en droit britannique, une personne acquittée pour une infraction de terrorisme ne voit pas

nécessairement une mesure d’expulsion prise à cet effet être annulée. Voir Josh HALLIDAY et Alan TRAVIS, « Abu Qatada will not be allowed back in UK, says Theresa May », The Guardian (24 september 2014), en ligne : <https://www.theguardian.com/world/2014/sep/24/abu-qatada-not-allowed-back-uk-theresa-may- jordan-acquittal-terror> (consulté le 22 août 2017).

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importance ou d’application générale, et qui est également déterminant dans l’affaire »284. Une fois de plus, cette condition était empruntée aux dispositions exceptionnelles de la LIPR, tel que le prévoit son article 79 :

La décision n’est susceptible d’appel devant la Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle-ci; toutefois, les décisions interlocutoires ne sont pas susceptible d’appel.

Au premier regard, on pourrait penser que la portée du paragraphe 10.1(2) LC était raisonnable dans la mesure où la déchéance de citoyenneté ne pouvait avoir lieu que si elle était confirmée par une Cour. En réalité, son application est extrêmement large285. Les tribunaux intervenaient certes dans le processus, mais pour déclarer si le ministre pouvait croire qu’une personne est membre d’un groupe en fonction de critères qu’il a lui-même définis, avant ou après l’entrée en vigueur de ce paragraphe.