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1. Le droit au maintien d’une citoyenneté unique dans le contexte de la déchéance

1.2. La proportionnalité de la déchéance de citoyenneté à l’aune du préjudice

1.2.3. Le caractère proportionnel stricto sensu entre la déchéance de citoyenneté et

1.2.3.2. La prise en compte des intérêts individuels

La Cour européenne établit dans l’affaire Dudgeon que le principe de proportionnalité fait en sorte que les tribunaux doivent accorder une grande importance aux conséquences d’une mesure sur un individu visé par elle :

On ne saurait parler d’un "besoin social impérieux" […] faute d’une justification suffisante fournie par le risque de nuire à des individus vulnérables à protéger ou par des répercussions sur la collectivité. Du point de vue de la proportionnalité, les conséquences dommageables que l’existence même des dispositions législatives en cause peut entraîner sur la vie d’une personne […] prédominent aux yeux de la Cour196 [nous soulignons].

L’affaire Rottman permet de saisir en quoi consiste la proportionnalité dans le contexte du droit de l’apatridie. En effet, la Cour de justice précise que lorsqu’une personne est exposée à l’apatridie du fait de la terminaison de sa citoyenneté,

il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la décision de retrait en cause au principal respecte le principe de proportionnalité en ce qui concerne les conséquences qu’elle comporte sur la situation de la personne concernée au regard du droit197 […]

194 M. J. GIBNEY, préc., note 50, 7.

195 Paul WEIS, Nationality and statelessness in international law, Londres, Stevens, 1956, p. 166.

196 Dudgeon c. Royaume-Uni, 1981, Requête n. 7525/76, C.E.D.H., par. 60.

197Janko Rottman contre Freistaat Bayern, préc., note 45, par. 55. Rappelons qu’une telle perte de citoyenneté

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Il convient, lors de l’examen d’une décision de retrait de la naturalisation, de tenir compte des conséquences éventuelles que cette décision emporte pour l’intéressé et, le cas échéant, pour les membres de sa famille en ce qui concerne la perte des droits dont jouit tout citoyen de l’Union. Il importe à cet égard de vérifier, notamment, si cette perte est justifiée par rapport à la gravité de l’infraction commise par celui-ci198 [nous soulignons].

Trois cas de figure sont donc envisagés dans l’évaluation des conséquences de la déchéance de citoyenneté sur l’individu : la gravité de l’infraction reprochée, les conséquences qui concernent directement l’individu déchu et celles qui impliquent sa famille.

À cette étape de l’analyse cependant, le critère de la gravité de l’infraction peut être écarté puisque l’affaire Rottman concernait le cas d’un individu exposé à devenir apatride suite à de fausses représentations199. La Cour signifie simplement que si un État désire qu’un individu naturalisé perde sa citoyenneté pour cause de fausse représentation, cette dernière doit être suffisamment grave pour influencer sa décision200.

Au contraire, la déchéance reposant sur le paragraphe 8(3)a)ii) de la Convention de 1961 commande nécessairement un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État : l’infraction est donc a priori toujours grave dans cette hypothèse. Par conséquent, et sans prétention d’exhaustivité, nous nous contenterons d’examiner les « conséquences éventuelles » de la décision sur l’intéressé même, puis les impacts potentiels de la déchéance de citoyenneté sur sa famille.

L’une des principales considérations concernant la situation du citoyen déchu concerne le cas où celui-ci serait exposé à la torture ou à d’autres traitements cruels ou dégradants201. Ces termes se rapportent à des sentences devant faire l’objet d’une évaluation in concreto202. Cet article est interprété comme ayant une portée absolue : aucune exception à son principe ne peut être justifiée, peu importe la gravité de l’infraction reprochée203. De plus, il dépasse le cadre du droit interne des États et s’applique pleinement dans le cadre d’une

198 Id., par. 56. 199 Id., par. 25‑29.

200 Conclusions de Tunis, préc., note 23, par. 58.

201« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants » 202 Soering c. Royaume-Uni, 1989, Requête n.14038/88, C.E.D.H., par. 101.

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expulsion204 : les États ont donc l’obligation de s’assurer que ce qu’ils ne peuvent pas faire directement ne soit pas accompli indirectement205. C’est dire qu’un État de déchéance ne peut profiter de la fin de la citoyenneté pour expulser un individu vers un pays où il serait exposé à subir un traitement cruel ou dégradant.

L’évaluation des risques est cependant complexe et dépend des circonstances propres à l’affaire206, par exemple en prenant acte de la notoriété de l’individu207. De même, elle ne dépend pas que du comportement anticipé des autorités étatiques, mais également des individus qui ne représentent pas un tel pouvoir. L’incapacité de l’État de réception à réduire ce risque peut être un facteur pertinent dans l’analyse208. Il peut s’agir du simple fait que celui offre des assurances concernant la protection de l’individu, mais que celles-ci soit jugées insuffisantes209. Enfin, le moment où l’individu sera expulsé doit également être pris en compte dans la mesure où les tensions propres à chaque État sont appelées à varier210. C’est donc à une analyse hautement minutieuse que l’État doit se livrer avant qu’il en vienne à déchoir puis expulser quelqu’un.

Il importe également de préciser que les impacts de la déchéance ne concernent pas que les cas où l’individu déchu serait exposé à un traitement cruel ou dégradant : c’est là le principe posé dans l’affaire Nystrom, du Comité des droits de l’homme. Bien que les décisions dudit comité n’aient pas en soi de force contraignante, il n’en demeure pas moins que la CIJ « estime devoir accorder une grande considération à l’interprétation adoptée par cet organe indépendant »211.

En l’espèce, Nystrom avait immigré de Suède vers l’Australie avec ses parents alors qu’il n’été âgé que de 25 jours212. Il n’avait conservé aucun lien avec la Suède et n’avait aucune

204 Cruz Varas et Autres c. Suède, Requête n. 15576/89, C.E.D.H., par. 70. Chahal v. the United Kingdom, préc.,

note 203, par. 74.

205 Soering v. the United Kingdom, préc., note 202, par. 88. 206 Id., par. 89.

207 Chahal v. the United Kingdom, préc., note 203, par. 106. 208 H.L.R. v. France, 1997, Requête n. 24573/94, C.E.D.H., par. 40. 209 Chahal v. the United Kingdom, préc., note 203, par. 105. 210 Id., par. 86.

211 Admadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo)), préc., note 86,

par. 66.

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famille là-bas213. Le dossier criminel de Nystrom était cependant très chargé depuis qu’il avait 10 ans214. À l’âge de 30 ans, il découvrit qu’il n’avait jamais acquis la citoyenneté australienne : son droit d’y demeurer reposait sur un visa permanent. Or, les autorités australiennes avaient décidé de révoquer son visa compte tenu de son lourd dossier criminel et de l’expulser vers son pays de citoyenneté, la Suède215. Il a alors été contraint de vivre dans un pays qu’il ne connaissait pas216.

Le Comité des droits de l’homme a déterminé que Nystrom présentait suffisamment de liens avec l’Australie au sens du paragraphe 12(4) du Pacte, qui protège à tout individu le droit de demeurer dans son propre pays217. En ce sens, les circonstances de l’affaire ont été évaluées comme s’il était citoyen australien. Le Comité en est ainsi venu à la conclusion que les impacts de l’expulsion étaient disproportionnés sur Nystrom.

En effet, même si les crimes dont Nystrom avait été autrefois été accusé étaient très graves, aucun bénéfice ne pouvait être retiré de l’expulsion dans la mesure où plus d’une décennie s’étaient écoulée entre la perpétration des crimes et l’expulsion. De plus, Nystrom disposait d’un emploi stable au moment de son expulsion et avait entrepris une cure de désintoxication. Il était également proche de sa famille, qui l’aidait à conserver cette stabilité. Or, l’expulsion a eu pour effet de rompre ces bénéfices : elle l’a plongé de nouveau vers l’alcoolisme, tandis que sa famille ne disposait pas de moyens financiers lui permettant d’aller le voir en Suède afin de maintenir son calme218.

En ce qui concerne maintenant les impacts de la déchéance de citoyenneté sur la famille de l’individu concerné, nous nous référons à l’article 6 de la Convention de 1961, qui prévoit que la déchéance de citoyenneté d’un individu ne peut être étendue aux membres de sa famille directe, à moins que ceux-ci puissent obtenir une autre citoyenneté219. Interprété avec

213 Id., par. 2.2. 214 Id., par. 2.3. 215 Id., 2.4-2.6. 216 Id., par. 2.8. 217 Id., par. 7.5-7.6. 218 Id., par. 7.10-7.11.

219 « Si la législation d'un État contractant prévoit que le fait pour un individu de perdre sa nationalité ou d'en

être privé entraîne la perte de cette nationalité pour le conjoint ou les enfants, cette perte sera subordonnée à la possession ou à l'acquisition par ces derniers d'une autre nationalité. »

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l’affaire Rottman, cet article ferait en sorte que les conséquences de la déchéance de citoyenneté ne pourraient pas davantage viser la famille directe de l’individu220.

En effet, dans l’affaire Zambrano, la Cour de justice s’inspire de l’affaire Rottman dans un contexte où les enfants d’un demandeur de résidence permanente étaient menacés d’expulsion étant donné que leur père avait travaillé sans autorisation en Belgique221. Les enfants étaient citoyens belges. La Cour a conclu que lorsque des citoyens d’un État sont dépendants de leurs parents, ces derniers ne peuvent être expulsés de cet État sans que cela n’affecte la qualité de vie des enfants citoyens222. Il s’est avéré que leur qualité de vie aurait nécessairement été réduite s’ils devaient suivre leurs parents dans la mesure où ils ne possédaient pas la citoyenneté colombienne. Sous cette perspective, les impacts de la déchéance de citoyenneté sur la vie des éventuels enfants d’une personne sont un élément à prendre en considération dans l’analyse.