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2. Le droit au maintien d’une citoyenneté multiple dans le contexte de la déchéance

2.2. La déchéance de citoyenneté en droit britannique

2.2.1. Les motifs de déchéance de citoyenneté

2.2.1.2. Le comportement qui n’est pas conforme au bien public

Le remplacement de la notion de « comportement portant un préjudice grave aux intérêts » essentiels de l’État par celle de « comportement qui n’est pas conforme au bien public » impose trois constats. Premièrement, le second libellé est nettement plus large que le premier. La seule définition officielle de la notion se lit comme suit : « Conduciveness to the Public Good means depriving in the public interest on the grounds of involvement in terrorism, espionage, serious organised crime, war crimes or unacceptable behaviours »338 [nous soulignons]. Ainsi, des comportements jugés inacceptables sont devenus des motifs de déchéance de citoyenneté, sans plus de précisions.

Deuxièmement, ce motif de déchéance ne connaît pas de limites temporelles, puisqu’il permet de remettre en question des comportements reprochés avant l’obtention de la citoyenneté britannique, tel que l’a confirmé la seconde déchéance de citoyenneté de Hicks.

335 M. J. GIBNEY, préc., note 50, 332‑333.

336 Eric FRIPP et Rowena MOFFAT (dir.), The law and practice of expulsion and exclusion from the United

Kingdom, par. 12.50.

337 Hilal Abdul Razzaq Ali Al Jedda v Secretary of State and Home Department, préc., note 324, par. 5. 338 UK VISA AND IMMIGRATION, Deprivation and nullity of British citizenship: nationality policy guidance, coll.

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Enfin, le dernier constat concerne le fait que les procédures de déchéance de citoyenneté multiple sont empruntées au droit relatif au maintien du séjour des étrangers en sol britannique339. En effet, la notion de comportement conforme à l’intérêt public est directement empruntée au droit de l’immigration, puisqu’elle découle directement des paragraphes 3(5)a) et 9(4)a) de la Immigration Act of 1971 en matière d’expulsion des étrangers ou en matière d’interdiction d’entrée. Ces paragraphes se lisent respectivement comme suit :

A person who is not a British citizen is liable to deportation from the United Kingdom if - the Secretary of State deems his deportation to be conducive to the public good

A person who is not a British citizen may not by virtue of section 1(3) enter the United Kingdom without leave on a local journey from a place in the common travel area if […] he is on arrival in the United Kingdom given written notice by an immigration officer stating that, the Secretary of State having issued directions for him not to be given entry to the United Kingdom on the ground that his exclusion is conducive to the public good as being in the interests of national security, he is accordingly refused leave to enter the United Kingdom.

Ainsi, la jurisprudence dans le domaine permet d’éclairer une disposition rédigée de manière très large340. Tel qu’il l’a été mentionné dans l’affaire Hosenball, les tribunaux doivent faire preuve d’une très grande déférence lorsque l’atteinte à la sécurité nationale est plaidée en tant que comportement qui n’est pas conforme à l’intérêt public :

There is a conflict here between the interests of national security on the one hand and the freedom of the individual on the other. The balance between these two is not for a court of law. It is for the Home Secretary. He is the person entrusted by Parliament with the task341.

Dans l’affaire Rehman, un individu était exposé à l’expulsion au motif qu’il était associé à un groupe terroriste œuvrant en Inde, ce qui était estimé comme étant un comportement qui n’est pas conforme au bien public. Dans sa notice, le ministre reconnaissait que le groupe ne représentait aucune menace pour la Grande-Bretagne, mais estimait néanmoins que M.

339 Eric FRIPP, « Conducive deprivation of British citizenship status and statelessness: further problems », 27-4

J.I.A.N.L. 315.

340 Id.

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Rehman avait encouragé certaines personnes à aller combattre en Inde. Il reconnaissait donc expressément que les intérêts britanniques n’étaient pas directement en cause342.

Ainsi, M. Rehman plaida qu’il ne pouvait pas avoir eu un comportement qui n’est pas conforme à l’intérêt public, puisque le ministre avait admis qu’il ne représentait pas une menace pour l’État343. La Chambre des Lords rejeta cet argument, soutenant que la Grande- Bretagne ne pouvait cautionner son comportement parce qu’il est potentiellement générateur de risques344. Le motif de déchéance permet donc de retirer citoyenneté d’un individu même dans le cas où il ne s’attaque pas indirectement à son État de citoyenneté. Au surplus, lorsque la sécurité nationale n’est pas en cause, les tribunaux sont appelés à faire preuve d’une déférence analogue :

proper weight must be given to the Secretary of State's policy on deportation, and in particular to the fact that she has taken the view, in the public interest, that crimes of violence such as that committed by the appellant are sufficiently serious to warrant deportation. In such circumstances, her assessment had to be taken as a given, unless it is palpably wrong345 [nous soulignons]

Par conséquent, il suffit qu’un crime paraisse particulièrement grave pour qu’il ne soit pas conforme au bien public346. Par exemple, dans l’affaire Samaroo, un trafic de drogues a été reconnu en tant que tel347. Il est donc possible pour un citoyen multiple britannique de perdre sa citoyenneté s’il est impliqué dans ce genre de transactions. Ou encore, dans l’affaire

Ahmed and Others, des agressions sexuelles ont été considérées comme comportement qui

ne sont pas conformes, alors que les individus visés avaient déjà été condamnés pour ces crimes348. Il nous semble qu’aucune de ces infractions se rapporte à un préjudice grave aux intérêts de l’État au sens de la Convention de 1961 (voir le point 1.1.).

De même, il n’est pas davantage nécessaire que le crime soit objectivement grave si le ministre estime que la personne représente malgré tout un danger pour le public349. Par

342 Secretary of State for The Home Department v. Rehman, U.K.H.L. 2001, par. 1. 343 Id., 15.

344 Id., par. 16.

345 OP (Jamaica) Appellant v. Secretary of State for the Home Department, 2008 E.W.C.A. Civ 440, par. 28. 346 N (Kenya) v. The Secretary of State for the Home Department, 2004 E.W.C.A. Civ 1094, par. 83.

347 Allan Samaroo v Secretary of State for the Home Department, 2001 E.W.C.A. Civ 1139, par. 40. 348 Ahmed and Others v. Secretary of State and Home Department, 2017 U.K.U.T. (IAC) 118. 349 Eo (Turkey) v. Secretary of State and Home Department, 2008 E.W.C.A. Civ 671, par. 35.

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exemple, dans l’affaire Oldfield, un résident permanent de citoyenneté australienne a perturbé une course d’aviron entre les universités d’Oxford et de Cambridge afin de protester contre l’élitisme que représenteraient ces universités. Il a ensuite été condamné à six mois de prison, pour ensuite être exposé à l’expulsion au motif qu’un tel comportement n’est pas conforme au bien public350. La décision a cependant été cassée en appel au motif que sa présence demeurait bénéfique pour la Grande-Bretagne351.

Dans d’autres cas, la notion de comportement conforme au bien public inclut la volonté de préserver la cohésion sociale352. Dans l’affaire Farrakhan, M. Farrakhan, un citoyen étatsunien, s’est vu interdire l’accès au territoire britannique au motif qu’il tenait un discours violent et antisémite qui lui permettait d’expliquer à ses compatriotes les origines de l’exploitation des Noirs. En ce sens, sa présence était estimée comme étant de nature à provoquer la haine raciale en sol britannique et donc à perturber la quiétude de l’État353. En 2015, le rappeur Tyler the Creator s’est vu interdire l’accès au territoire britannique pendant une période allant de trois à cinq ans. La raison invoquée fut que l’accès au territoire britannique est un privilège qui n’est accordé qu’à ceux dont les propos sont conformes avec les valeurs de l’État. Dans ce cas, il lui était reproché au rappeur d’avoir rédigé, en 2009, des chansons sexistes, homophobes ou pro-terrorisme354.

Ces développements nous mènent au constat suivant : à partir du moment où une personne est déchue pour un comportement qui n’est pas conforme au bien public, il n’est pas possible de déterminer à l’avance en quoi consiste véritablement le motif de déchéance. Tant les infractions de nature à porter atteinte au maintien et à la stabilité de l’État que les infractions de droit commun peuvent constituer un motif de déchéance.

350 Hugh MUIR, « Boat Race protester Trenton Oldfield ordered to leave UK », The Guardian (juin 2013), en

ligne : <https://www.theguardian.com/world/2013/jun/23/boat-race-protester-trenton-oldfield-ordered-leave- uk> (consulté le 3 août 2017).

351 Robert BOOTH, « Boat race protester Trenton Oldfield wins appeal against deportation » (décembre 2013),

en ligne : <https://www.theguardian.com/world/2013/dec/09/boat-race-protester-trenton-oldfield-wins-appeal- deportation> (consulté le 21 août 2017).

352 N (Kenya) v The Secretary of State for the Home Department, préc., note 346, par. 83.

353 Farrakhan, R (on the application of) v Secretary of State for the Home Department, 2002 E.W.C.A., par. 15. 354 « Tyler, the Creator on being banned from the UK: “I”m being treated like a terrorist’ », The Guardian (1

septembre 2015), en ligne : <https://www.theguardian.com/music/musicblog/2015/sep/01/tyler-the-creator- comments-banned-uk-freedom-of-speech> (consulté le 4 août 2017).

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Rappelons par contre que la Convention de 1961 n’a vocation qu’à s’appliquer qu’aux citoyens uniques, et pas aux citoyens multiples. Les citoyens sont donc exposés à un motif de déchéance – le comportement qui n’est pas conforme au bien public - qui n’est aucunement envisageable pour leurs compatriotes n’ayant qu’une seule citoyenneté (nous y reviendrons au point 2.2.3.).

La situation est d’autant plus problématique que le nombre de citoyens multiples déchus est accessible au public, mais sans précisions particulières quant aux motifs invoqués (à moins d’un jugement de la SIAC, nous y reviendrons au point 2.2.2.2.). Dans l’affaire Cobain, il était plaidé que les motifs de déchéance ne pouvaient pas demeurer confidentiels puisqu’il était nécessaire que le public distingue les déchéances de citoyenneté fondées sur des impératifs de sécurité nationale de celles qui ne le sont pas355. Le United Kingdom Upper

Tribunal a rejeté ce positionnement, soutenant que la distinction n’apporterait pas

suffisamment de bénéfices pour qu’elle échappe à l’exception de non-divulgation prévue par la Freedom of Information Act.