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Il faut réussir à stimuler la révolte des citoyens

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Academic year: 2022

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William Rees : Je n’observe pas une grande ouverture sur ce

plan. Le PIB fait l’objet de critiques depuis longtemps, avec peu d’effets4. Bien qu’il ne mesure pas le bien-être, qui est ce qui compte avant tout, tous les gouvernements continuent d’en faire leur pre- mier indicateur de progrès. Ce n’est pourtant qu’une mesure gros- sière des ventes fi nales de biens et de services dans une économie, qui inclut beaucoup de mauvaises choses. Le tremblement de terre à Haïti, par exemple, augmente le PIB, car maintes dépenses servent à reconstruire : bâtiments, infrastructures, soins hospitaliers, etc.

LRD : D’où vient le culte de la croissance ? Pourquoi sommes- nous supposés en avoir tant besoin ?

WR : Partout, la réponse offi cielle est : « Pour améliorer le bien- être de tous et, surtout, pour soulager la pauvreté. » Il y a tant de pauvres, l’économie doit grandir pour subvenir à leurs besoins.

Cette approche évite d’avoir à considérer sérieusement la distri- bution des revenus. Aussi longtemps que nous pourrons dire :

« Votre tour viendra lorsque l’économie sera assez grosse », nous relâchons la pression sociale pour une distribution plus équitable.

LRD : Mais bien sûr, cette stratégie ne fonctionne pas du tout ! WR : Non, parce que la structure actuelle de l’économie globale n’oriente pas les plus gros bénéfi ces de la croissance vers ceux qui en ont besoin, mais vers les riches… qui n’en profi tent pas vraiment.

Des revenus croissants améliorent le bien-être jusqu’à un certain point, mais les études attestent un manque de corrélation, dans les pays riches, entre des revenus croissants et les indicateurs sociaux et de santé : alphabétisme, espérance de vie, mortalité infantile, etc.5 LRD : Y a-t-il un niveau de revenus au-delà duquel cette corré- lation disparaît ?

WR : Un plateau apparaît à partir de 10 000 ou 12 000 dollars par tête par an, et reste plat jusqu’à 60 000 ou 70 000 dollars. Les pays riches en haut de cette fourchette – France, Canada, Etats-Unis, Suisse, etc. – ne font pas beaucoup mieux que ceux qui sont à 10 000 ou 12 000 dollars. Une espèce intelligente reconnaîtrait qu’il y a un niveau optimal à l’économie, qui génère 10 000 ou 12 000 dollars par tête par an et procure un maximum de bénéfi ces sans détruire l’environnement.

LRD : Et cette absence d’amélioration au-dessus de ce seuil de revenus s’applique aussi au bien-être subjectif6.

WR : Dans certains pays, le bien-être ressenti décline même avec des revenus plus hauts ! En Amérique du Nord, une étude standardisée annuelle réalisée depuis les années 1950 révèle que les gens étaient plus heureux dans les années 1950, bien que les revenus aient triplé ou quadruplé depuis.

Mais la structure de l’économie fait que les 20 % les plus riches du monde captent 76 % des gains de la croissance globale. Dans les

* William Rees est professeur en politiques publiques et aménagement du territoire à l’Ecole de planifi cation régionale et communautaire de l’Université de British Columbia, à Vancouver, au Canada.

William Rees a conçu l’empreinte écologique pen- dant les années 1980 et co-élaboré sa méthode de calcul avec Mathis Wackernagel

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au début des années 1990, à l’Université British Columbia, à Vancouver, au Canada. Cet indicateur n’est bien sûr pas parfait.

Mais son message est clair : l’humanité utilise les res- sources de la planète d’une manière profondément inégalitaire et à un rythme qui dépasse désormais de loin ses capacités de renouvellement globales

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. Aujourd’hui, ce spécialiste de la durabilité suit les progrès de l’empreinte et s’intéresse aux blocages qui empêchent les sociétés industrielles d’en tirer toutes les conséquences pratiques et politiques.

D’autant plus que tout un ensemble de données éco- logiques et sociales convergentes attestent désor- mais l’inanité et l’injustice criante du modèle de dé- veloppement en vigueur.

Membre fondateur et responsable des politiques de l’association One Earth Initiative

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, à Vancouver, Em- manuel Prinet a réalisé et enregistré cet entretien pour

LaRevueDurable

, qui a assuré sa transcription et son édition. William Rees est également membre fondateur de One Earth et membre de son conseil d’administration.

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LaRevueDurable : Depuis soixante ans, le paradigme dominant de développement repose sur la croissance du produit intérieur brut (PIB). Il est cependant démontré que l’expansion continue de l’économie mondiale mène à l’abîme. En Europe, le PIB est de plus en plus sur la sellette. Les mesures du progrès et du bien- être sont-elles en train d’évoluer ?

pas une grande ouverture sur ce

plan. Le PIB fait l’objet de critiques depuis longtemps, avec peu

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RENCONTRE LaRevueDurable N°40

Toutefois, il est impor- tant de pouvoir faire des comparaisons interna-

tionales et un pays qui dépend d’une terre de mauvaise qualité pouvait apparaître, de façon injuste, avoir une empreinte écolo- gique par tête plus grande qu’un pays qui consomme la même quantité, mais en utilisant des écosystèmes plus productifs.

Et puis, dès lors que tout le monde partage le même puits de carbone global et qu’il est diffi cile de tracer exactement l’origine de nombreux biens et services biophysiques avec l’expansion du commerce, il semblait approprié d’élaborer une méthode pour moyenner. C’est ainsi que le Global Footprint Network publie dorénavant les données nationales de l’empreinte en « hectares moyens globaux » standardisés7.

C’est une bonne chose pour de nombreuses rai- sons, mais les critiques disent maintenant qu’on mesure des hectares virtuels et non réels. C’est un peu bête, bien sûr, car les écosystèmes sont réels, et le fait de les convertir en standards équivalents n’y change rien. Il est donc juste de dire que nos méthodes s’améliorent, mais elles deviennent plus diffi ciles à saisir.

LRD : Travaillez-vous toujours personnellement sur l’em- preinte écologique ?

WR : J’ai toujours au moins un ou deux étudiants qui étudient différentes questions liées à l’empreinte. Nous examinons en ce moment les coûts écologiques de la globalisation et la vulnéra- bilité croissante des grandes villes grâce à l’empreinte. Et je suis membre d’un comité de conseil et du comité de direction du Global Footprint Network que Mathis Wackernagel a créé.

D’ailleurs, je suis ravi que Mathis mène une carrière grâce à l’empreinte et ait tant fait pour en faire une « marque » interna- tionale. Et d’autres formidables anciens étudiants promeuvent son utilisation partout dans le monde. Tout cela me libère d’avoir à le faire moi-même, ce qui me permet de consacrer mon temps à analyser des implications peu évidentes de l’empreinte en poli- tique, en économie et pour le comportement humain.

Blocages

LRD : Les indicateurs écologiques et sociaux montrent que la dégradation de la biosphère et les disparités sociales sont très graves. Pourquoi les gouvernements n’y répondent-ils pas ? WR : Cette question est très complexe et les éléments de réponse nombreux. Tout d’abord, le fait que nous soyons en situation de dépassement écologique n’est pas évident, en particulier dans le premier monde où la richesse masque la réalité biophysique. Les

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pays pauvres, la plupart des gens vivent bien au-dessous de 10 000 dollars par an. Un milliard vit avec un dollar par jour, un autre milliard avec deux dollars par jour. Ils profi teraient grandement de revenus plus élevés en termes de santé et de bien-être subjectif.

Une redistribution des revenus à l’intérieur des pays et entre eux ne ferait aucun mal aux riches et apporterait beaucoup aux pauvres.

Mais parce que nous avons été formatés pour voir dans l’avidité une qualité, et parce que la société est cognitivement verrouillée dans la croyance que la croissance améliore son sort, nous ne sommes pas prêts à y réfl échir. Est-ce la marque d’une espèce intelligente ? Empreinte écologique

LRD : La crise écologique fournit une autre preu- ve de ce manque d’intelligence collective. A cet égard, l’empreinte écologique pourrait-elle aider à guider une politique de durabilité ?

WR : Cet indicateur montre que nous touchons aux limites : plus de croissance déstabilisera plus encore

le système climatique, dégradera toujours plus les écosystèmes et conduira à une spirale d’effondrements. Il est bien connu et effi cace pour deux raisons. Il est facile à saisir et à mesurer, au moins de façon sommaire. Et surtout, c’est le seul indicateur de durabilité qui permet de comparer la demande en capacité pro- ductive (biocapacité) de n’importe quelle population humaine avec ce que son territoire est capable de lui fournir.

L’empreinte écologique permet ainsi de savoir si une population est en état de dépassement – si elle utilise plus de biens et de services de la nature que ce que son territoire peut produire – et donc son degré de dépendance à l’égard d’importations vulnérables. Au ni veau global, elle compare l’échelle de l’entreprise humaine à la biocapacité à long terme de la Terre. Au niveau national, elle peut interpeller la politique commerciale et de développement en vigueur.

Face aux changements globaux en cours, tout pays qui, pour son alimentation, son bois, l’assimilation du carbone qu’il émet et d’autres biens et services biophysiques, dépend aux quatre cin- quièmes de ressources off-shore que le changement climatique menace, devrait se préoccuper d’une telle dépendance.

LRD : Depuis l’époque de sa conception, l’empreinte écologique progresse-t-elle ?

WR : La méthode est plus fi able, les données meilleures, plus cohérentes… et plus complexes. Les mesures initiales étaient faites en hectares réels de productivité connue. Si nous savions combien de céréales le Canada consommait, nous pouvions rap- procher notre empreinte alimentaire directement à la surface de terre impliquée pour les produire.

tionales et un pays qui dépend d’une terre de mauvaise qualité

Ma survie

dépend

de la vôtre

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tissements et subventions vont au pétrole et au gaz. Les popu- lations des pays démocratiques

qui pensent que leurs gouvernements agissent dans leur intérêt se leurrent : ils favorisent avant tout les grandes entreprises.

LRD : Voyez-vous d’autres raisons majeures qui expliquent pourquoi nous avançons si peu ?

WR : La résistance naturelle au changement joue un rôle majeur.

Pour l’essentiel, quiconque atteint une situation confortable – ce qui est le cas de beaucoup de gens dans les pays riches –, tendra à craindre et à rejeter des changements signifi catifs qui le force- raient à modifi er son style de vie de manière importante.

LRD : Et bien sûr, la publicité fait tout pour maintenir ce style de vie…

WR : Sa mission est de renforcer cette tendance naturelle. Nous sommes tous victimes d’une forme d’ingénierie sociale qui fait croire que l’estime de soi et le statut social s’enracinent dans une voiture plus grosse, une maison plus grande, des vêtements de marque, une montre chère, etc. La publicité est souvent conçue pour stimuler les désirs cachés et miner l’estime de soi. Les gens remplissent le vide spirituel qui en résulte en allant faire des achats ! Tout le monde devrait pouvoir reconnaître qu’une fois atteint un certain niveau de revenus, un surcroît d’argent ne rend pas plus heureux. Mais la plupart des gens tendent à se comparer aux autres, veulent être plus riches que leurs voisins, en tout cas ne pas avoir l’air de rester en arrière. La quête du statut social motive ainsi une grande part de la consommation excessive alors que nombreux sont ceux qui admettent qu’il est contre-productif, voire ridicule de placer le prestige personnel avant le destin du monde.

Engagement citoyen

LRD : Comment sortir de ce statu quo non durable ?

WR : En partant de là où on est. Les pays occidentaux disent adhérer à l’économie de marché, mais la crise écologique glo- bale est un cas extrême d’échec du marché. Les gouvernements devraient garantir que les prix refl ètent la vérité des coûts de la consommation. Comment subventionner des activités destruc- trices, taxer des activités durables et prétendre être dans une économie de marché ? Toutes sortes de distorsions favorisent la surconsommation de combustibles, de ressources, etc.

Le changement climatique est peut-être à la fois le plus grand échec du marché et celui auquel il est possible de répondre au mieux, au moins au début, par une réforme fi scale10. L’économie de marché ne peut pas réparer le climat seule. Mais une telle réforme nécessite un large soutien populaire, qui n’est pas dis- décideurs et ceux qui ont le pouvoir économique ne vivent pas

là où les écosystèmes et les sociétés se dégradent.

Une grande partie de l’Afrique est en déclin : le revenu moyen par tête dans les pays les plus pauvres est plus bas aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans. Cela est dû en partie au fait que, via la globalisation, les pays riches s’approprient les sources de richesses et la biocapacité de ces pays. Voilà quelques années, j’ai prédit, à partir d’études de l’empreinte, que nous arrivions à un stade où des pays se mettraient à acquérir une biocapacité extraterritoriale en achetant des terres dans d’autres pays. Des collègues se sont moqués de cette idée, mais le phénomène est désormais global.

Depuis deux ou trois ans, des pays du Moyen-Orient et d’Asie achètent ou louent des dizaines de millions d’hectares de terres arables en Amérique latine et en Afrique. La Chine a acheté ou loué des millions d’hectares au Zaïre et au Congo pour y pro- duire sa nourriture et sa biomasse ; l’Arabie saoudite possède de grandes participations sur des terres en Somalie et en Ethiopie.

LRD : C’est l’accaparement des terres8

WR : … qui révèle une évolution. A l’époque coloniale, des nations s’appropriaient des terres et des peuples par la force militaire pour acquérir des ressources et des marchés. Lorsque la colonisation en tant qu’occupation territoriale est devenue politiquement inacceptable, elles ont adopté d’autres formes de colonisation – la globalisation et le commerce et, maintenant, l’accaparement de terres – comme moyen d’acquérir la biocapa- cité dont elles ont besoin.

Les pays en situation de dépassement écologique continuent donc comme si tout allait bien en puisant dans la biocapacité d’autres pays. Grâce au commerce et en déversant leurs déchets dans l’espace commun (océans et atmosphère), les Pays-Bas et la Suisse utilisent quatre fois plus de biocapacité en dehors de leur territoire que ce dont ils disposent en interne.

LRD : Quels autres facteurs empêchent les gouvernements de répondre à la crise écologique et sociale ?

WR : Un facteur central est qu’ils prêtent plus d’attention aux intérêts des entreprises qu’au bien commun. De grandes entre- prises et les valeurs qui les guident dictent l’essentiel des poli- tiques commerciales et industrielles du Canada. De même, aux Etats-Unis, Barack Obama éprouve d’insignes diffi cultés à faire passer sa législation sur la baisse des émissions de gaz à effet de serre au Sénat à cause de l’énorme lobbying de l’industrie9. Si les élites riches ont de puissants intérêts à maintenir le statu quo, elles résisteront à tout changement qui menace ces intérêts.

C’est pourquoi, alors que nous devrions subventionner les éner- gies renouvelables au Canada et ailleurs, les plus grands inves-

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machine à consommer pour satisfaire les besoins de l’indus-

trie pourrait provoquer assez de ressentiment pour stimuler la révolte de nombreuses personnes.

Après la Seconde Guerre mondiale, un important capital et de nombreuses forces de travail se sont retrouvés sous-employés, en particulier en Amérique du Nord, et les gens qui avaient subi les privations de la dépression et le rationnement de la guerre étaient habitués à se contenter de peu. Voilà qui était bon pour la planète, mais insupportable pour la croissance et la création de richesses. Les capitaines d’industries ont alors élaboré des moyens de convaincre les gens de rompre avec leurs faibles niveaux de consommation et leurs habitudes conservatrices.

Pour employer tout le capital qui servait à cons truire des armes et des bateaux et profiter de la main-d’œuvre qui revenait du front, l’industrie a poussé à consommer. La société du tout jetable est une construction sociale délibérée de la part du grand capital.

L’industrie de la publicité a été explicitement créée pour conver- tir les citoyens actifs dans leur communauté et la vie politique en rouages consuméristes de la machine capitaliste industrielle.

LRD : Malheureusement, le succès fut au rendez-vous !

WR : La création de la société de consommation de masse est le plus grand succès d’un projet d’ingénierie sociale de grande ampleur dans l’histoire de la planète. La bonne nouvelle est que nous pour- rions utiliser les mêmes techniques et dispositifs de communica- tion, dont internet, pour casser la mentalité de consommateur.

Potlatch

LRD : Comment ?

WR : En faisant d’un individu qui pavane en exhibant sa consom- mation ostentatoire un sujet de mépris. En faisant des héros de ceux qui ont une faible empreinte. En récompensant ceux qui contribuent à leur communauté et à notre bien-être. Il serait ainsi possible de cultiver son statut social en favorisant la survie de la planète plutôt que ses seuls intérêts.

LRD : Mais comment mettre ce programme en pratique ? WR : Nous pourrions adapter de nombreux précédents histo- riques. Les Indiens de la côte ouest du Canada sont une source d’inspiration. Comme toutes les sociétés humaines, ils avaient une grande diversité de talents et, dès lors, de succès matériel.

Mais ils ont mis au point une coutume appelée le « potlatch » par laquelle, lors d’occasions spéciales, les chefs et les guerriers riches entraient en compétition pour le statut social en redistribuant leurs possessions parmi leurs parents et invités.

Cette cérémonie avait pour effet de prévenir la suraccumulation de richesses matérielles par quelques-uns, de réduire les dispa- ponible de la part d’une population accoutumée à des styles de

vie consuméristes.

C’est un problème gigantesque pour les démocraties, qui échoue- ront sans une population bien formée, informée et politique- ment engagée. Et un lien bien ténu auquel suspendre le destin de l’humanité. Mais chaque individu est responsable de s’éduquer pour avancer sur les moyens de rendre la société plus durable.

LRD : Le soutien à une telle réforme fait défaut. En témoigne la volte-face du gouvernement français qui a abandonné la Con- tribution climat-énergie après y avoir travaillé pendant des mois avec la société civile et au plus haut niveau de son admi- nistration. Comment casser ce schéma ?

WR : La solution passe par des citoyens suffisamment éclairés – et peut-être effrayés – pour pousser les politiques à modifier les incitations économiques. Les politiques et les citoyens sont res- ponsables de cette crise. Aussi longtemps que les gens assumeront de se retirer du politique, ceux qui ont intérêt à maintenir le statu quo l’emporteront et les sociétés feront face à de très gros ennuis.

LRD : Mais d’une manière générale, les populations ne semblent pas devenir politiquement plus engagées !

WR : Non, et c’est une vraie difficulté ! En Amérique du Nord, beaucoup délaissent la politique parce que les entreprises semblent en contrôler les leviers tandis que leurs intérêts – santé, sécurité de l’emploi, éducation, environnement – ne sont pas pris en compte.

D’autres, à l’extrême droite, ont été conditionnés pour détester les taxes nécessaires et pour juger les gouvernements incompétents et inefficaces. Ce groupe s’allie en fait aux entreprises qui font pour- tant du tort à leurs perspectives à long terme. Au bilan, de moins en moins de gens participent aux élections et ceux qui le font ont un intérêt particulier à défendre. Résultat, les politiques mises en œuvre minent le bien public.

LRD : Ce qui est très dangereux aussi bien pour la démocratie que pour la durabilité…

WR : En effet : la situation en certains lieux pourrait se détériorer si vite et si fortement qu’il faudra une action gouvernementale musclée sans égards aux normes sociales ou au processus démo- cratique. Après le 11 septembre 2001, les Etats-Unis sont deve- nus un Etat policier. En cas de changement climatique majeur ou d’effondrement d’écosystèmes, les gouvernements n’utiliseront pas leur pouvoir dans l’intérêt des gens ordinaires.

LRD : Comment encourager les citoyens à s’impliquer tant qu’il en est encore temps ?

WR : Une voie pourrait être de mieux faire comprendre com- ment les entreprises et l’industrie de la publicité soumettent depuis soixante ans l’Occident à une forme d’ingénierie sociale.

Prendre conscience que l’on est conditionné pour devenir une

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rités de revenus et, du coup, les tensions intragroupes qu’engendre l’inégalité. Et c’est une relation réciproque parce que si j’ai un potlatch cette année et donne tous mes biens, alors l’année prochaine je serai du côté de ceux qui reçoivent. Apprendre différentes manières de partager plutôt que d’amasser les richesses limitées du monde est une stra- tégie mutuellement bénéfi que d’adaptation par temps de stress.

LRD : Il semble cependant naturel de chercher à privilégier ses intérêts à court terme…

WR : Il faut reconnaître, bien sûr, qu’en termes d’évolution, il y a des circonstances qui donnent un avantage sélectif à ceux qui adoptent un tel comportement. Mais aujourd’hui, si tout le monde et toutes les nations essaient de prendre tout ce qu’ils peuvent pour eux-mêmes dans une ruée fi nale pour les ressources en raréfaction du monde, c’est la porte ouverte à un confl it global et une possible guerre nucléaire qui n’aura que des perdants.

Avec la décomposition écologique globale, il faut admettre que pour me sauver moi-même, je dois vous sauver vous, que ma survie dépend de la vôtre, que pour que le monde riche prospère, il faut donner à d’autres peuples accès à un standard décent de vie afi n que nous puissions tous vivre dans un certain degré d’harmonie.

Je défends ici l’idée que pour la première fois dans l’histoire de l’évolution humaine, nos intérêts individuels seraient mieux ser- vis en reconnaissant notre intérêt collectif. La survie de la civili- sation globale, sinon de notre espèce, dépend de notre capacité à reconnaître ce changement de dynamique.

LRD : Pourquoi prêtons-nous si peu attention à cet aspect de la sécurité ?

WR : Les êtres humains sont des créatures qui fonctionnent par habitudes et les habitudes sont un phénomène compliqué. Toute culture développe ses normes, valeurs, croyances et idéologies distinctives, c’est-à-dire ses récits. Et une fois ces récits en place, il est très diffi cile pour une société d’avancer au-delà du statu quo.

Les gens tendent à défendre leurs croyances, valeurs et compor- tements prédéterminés même lorsqu’ils deviennent inadaptés.

Cela semble en partie dû au fait que l’enseignement, les rites et les expériences répétées pendant le développement aident à façonner la circuiterie synaptique du cerveau. Et une fois une idéologie politique ou un récit particulier encodé, les individus tendent à chercher des expériences qui les renforcent et à rejeter, nier ou ignorer tout ce qui les contredit.

LRD : Et aujourd’hui, le récit qui domine nous mène tous à notre perte.

WR : Cela fait quarante ans que le monde occidental dépense d’immenses quantités d’argent pour délibérément créer un

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récit consumériste-capitaliste qui dépend de la croissance et au sein duquel l’estime de soi se mesure en possession matérielle.

Il faut casser ce schéma et le remplacer par une vision diffé- rente sur laquelle les gens pourront compter pour leur sécurité et leur survie.

Ce phénomène est connu depuis le XIXe siècle. Dans Psychologie des foules (1895), le psychologue français Gustave Le Bon (1841- 1931) soutient que « les masses n’ont jamais cherché la vérité ».

Elles préfèrent l’« erreur » si vivre dans l’erreur augmente leur confort et leur satisfaction. Dès lors, les gens cherchent les infor- mations et les histoires qui renforcent leurs comportements en place. Selon Le Bon, « quiconque peut leur fournir des illusions se rend facilement leur maître » et quiconque essaie de les désil- lusionner est leur ennemi.

LRD : On voit bien, ici, la racine de la popularité du climato- scepticisme !

WR : Et pourquoi nous passons notre temps à réélire des poli- tiques qui cultivent les illusions des masses et cherchent les bon- nes grâces de ceux qui ont les plus grands intérêts dans l’ordre établi. Au Canada, pays intoxiqué à la voiture individuelle, un/e politicien/ne en vue qui dit : « Nous avons besoin d’une taxe carbone » sera évincé du leadership de son propre parti. Celui ou celle qui déclare : « Il n’y aura pas de taxe sur les carburants ou toute autre taxe sur le carbone pendant mon mandat » garde toutes ses chances d’être élu/e premier ministre parce que cela signifi e que les masses n’auront pas besoin de s’adapter aux réa- lités du changement climatique.

LRD : On est mal partis, alors ?

WR : Toutes les nouvelles ne sont pas mauvaises. Savoir ce qui a conduit à créer nos dilemmes et mieux comprendre les méca- nismes qui sont à l’œuvre est très libérateur. Cela fournit les outils dont nous avons besoin pour surmonter la crise et tendre vers la durabilité et la survie.

1) Mathis Wackernagel. Le monde vit au-dessus de ses moyens écologiques, LaRevueDurable n° 18, décembre 2005-janvier 2006, pp. 8-12.

2) Rapport Planète vivante 2010 : Comment va la planète ? ; www.wwf.fr 3) www.oneearthweb.org

4) LaRevueDurable. Vers la fi n du règne sans partage du PIB et l’instauration d’autres indicateurs, LaRevueDurable n° 36, décembre 2009-janvier 2010, pp. 16-18.

5) Idem.

6) Nic Marks. L’indice de la planète heureuse associe bien-être et durabilité, LaRevueDurable n° 36, décembre 2009-janvier 2010, pp. 46-49.

7) www.footprintnetwork.org

8) Burnod P, Anseeuw W, Bosc PM, Even MA. La menace de l’appropriation foncière à grande échelle, LaRevueDurable n° 37, mars-avril-mai 2010, pp. 27-29.

Grain. Il faut cesser l’accaparement des terres, Idem, pp. 30-31.

9) Voir page 31 de ce numéro.

10) Alain Grandjean. Le climat a besoin d’une taxe carbone,

LaRevueDurable n° 35, septembre-octobre-novembre 2009, pp. 34-37.

coup, les tensions intragroupes qu’engendre l’inégalité. Et c’est

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