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La philosophie pour enfants et le développement du respect

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Academic year: 2021

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© David-Anthony Ouellet, 2019

La Philosophie pour enfants et le développement du

respect

Mémoire

David-Anthony Ouellet

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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La Philosophie pour enfants et le développement du

respect

Mémoire

David-Anthony Ouellet

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

L’objectif de ce mémoire est d’identifier si, et de quelle manière, le programme de philosophie pour enfants élaboré par Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp est susceptible de contribuer au développement du respect. La première partie propose une synthèse de plusieurs thèses à propos du respect présentes dans la littérature académique. Quatre types de respect sont exposés, et différentes manières de contribuer au développement de chacun de ces types sont identifiées. La deuxième partie de ce mémoire présente le programme de philosophie pour enfants, en partant de ses objectifs jusqu’aux moyens mis en œuvre pour les réaliser. La troisième partie présente des liens possibles entre le développement du respect et le programme de philosophie pour enfants. Il y est fait un examen des principales étapes de la mise en place d’une communauté de recherche philosophique, de manière à identifier les apprentissages que les participants y font qui sont susceptibles de participer au développement du respect.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... iv

LISTE DES TABLEAUX ... vi

REMERCIEMENTS ... vii

INTRODUCTION ... 1

1. CHAPITRE PREMIER : LES TYPES DE RESPECT ET LEUR DÉVELOPPEMENT . 7 1.1 Introduction ... 7

1.2 Étymologie et histoire : retenue, déférence, grandeur et devoir moral ... 10

1.3 Des définitions multiples ... 13

1.4 Un problème de terminologie : la notion d’attitude ... 18

1.5 Parler du respect comme d’un sentiment ... 21

1.5.1 La notion de sentiment ... 21

1.5.2 Le respect comme sentiment ... 23

1.5.3 Susciter le sentiment de respect ... 24

1.6 Parler du respect comme d’une disposition ... 26

1.6.1 La notion de disposition ... 26

1.6.2 Un état hypothétique ... 27

1.6.3 Une mise en ordre subie ... 29

1.6.4 Les dispositions ne correspondent pas toujours à une action définie ... 30

1.6.5 Le respect comme disposition ... 30

1.6.6 Produire des habitudes respectueuses ... 32

1.7 Parler du respect comme d’une action ... 34

1.7.1 La notion d’action ... 35

1.7.2 Les limites du « volontaire » ... 35

1.7.3 Le respect comme action ... 38

1.7.4 Rendre possibles des actions respectueuses ... 40

1.8 Parler du respect comme d’une position ... 41

1.8.1 Les notions de position et de position pratique ... 42

1.8.2 Une composante objective et une composante subjective ... 44

1.8.3 Positions pratiques et actes civils ... 46

1.8.4 Les modalités d’une position pratique ... 48

1.8.5 Le respect comme position pratique ... 50

1.8.6 Produire des relations respectueuses ... 52

1.8.7 Les spécificités du respect ... 56

1.9 Conclusion partielle : développer différents types de respect ... 58

2. CHAPITRE DEUXIÈME : LE PROGRAMME DE PHILOSOPHIE POUR ENFANTS ... 63

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2.2 Un objectif : l’excellence de la pensée ... 64

2.2.1 Une pensée critique ... 66

2.2.2 Une pensée créative ... 67

2.2.3 Une pensée attentive ... 70

2.3 Un moyen : la recherche ... 72

2.4 Un outil : le dialogue philosophique en communauté de recherche ... 74

2.4.1 Le dialogue ... 75

2.4.2 Une motivation : l’émerveillement et la quête de sens ... 76

2.4.3 Un apprentissage discret par l’expérience et la modélisation ... 78

2.4.4 Habiletés et dispositions à la recherche collective ... 80

2.5 Conclusion partielle : s’organiser pour penser mieux ensemble ... 82

3. CHAPITRE TROISIÈME : CONTRIBUER AU DÉVELOPPEMENT DU RESPECT PAR LA PHILOSOPHIE POUR ENFANTS ... 85

3.1 Introduction ... 85

3.2 La lecture partagée ... 88

3.2.1 L’empathie : se voir les uns, les autres ... 89

3.2.2 Pratiquer les règles : se soumettre aux normes qui guident l’activité collective . 91 3.3 La cueillette de questions et le choix d’une question de recherche ... 92

3.3.1 L’empathie : reconnaître la vulnérabilité ... 94

3.3.2 La tolérance ... 95

3.3.3 S’écouter soi-même ... 97

3.3.4 L’empathie : se reconnaître dans la pensée des autres ... 98

3.4 La discussion ... 99

3.4.1 Se reconnaître soi-même et les autres comme des personnes ... 100

3.4.2 L’estime de soi ... 101

3.4.3 Valoriser la coopération ... 103

3.4.4 Savoir écouter ... 104

3.4.5 Mieux connaître ses propres valeurs ... 106

3.4.6 Le respect des idées ... 109

3.4.5 La métacognition : distinguer la personne et la question ... 111

3.4.8 Reconnaître la violence ... 113

3.4.9 Le dialogue ... 115

3.4.10 Respecter mieux : autocorrection, créativité et persévérance ... 117

3.4.11 Questionner les stéréotypes : accueillir la différence et la complexité ... 120

3.5 Conclusion partielle : contribuer au développement du respect ? ... 121

4. CONCLUSION ... 127

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LISTE DES TABLEAUX

Tableau I : Résumé des types de respect selon Feinberg, Darwall et Hudson ... 17 Tableau II : Description de quatre types de respect et de leur développement ... 59 Tableau III : Moyens de contribuer au développement du respect selon leur type ... 87 Tableau IV : Contributions de la philosophie pour enfants au développement du respect 123

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REMERCIEMENTS

Mes remerciements vont en premier lieu à ma mère. Le modèle de courage qu’elle me donne reste et restera un objectif insurpassable, mais toujours précieux. Je veux ensuite mentionner les amis qui m’ont encouragé et supporté à travers la longue épopée qu’a été la rédaction de ce mémoire. Merci à Christophe Point, Karine Gendron, Pier-Yves Champagne et Julien Bilodeau-Potvin pour leurs encouragements, leur compagnie, et les interminables enquêtes philosophiques. Merci à mes collègues animateurs et animatrices de philosophie pour enfants de partout au Québec : Nadia Beaudry, Andrée-Anne Bergeron, Sébastien Yergeau, Gabrielle Harrison, Nathalie Fletcher, Marion Lamontagne-Bélisle, Myriam Michaud, Samuel Nepton, Gabriel Bergevin-Estable, Marie-Ève Godbout et plusieurs autres. Vos projets et vos recherches sont une source sans cesse renouvelée d’espoir, d’enthousiasme et de plaisir ; des ressources prisées lorsque la rédaction se fait ardue. En dernier lieu, mille mercis à mon directeur de recherche, Michel Sasseville, à son support patient et attentif. Il me donne le modèle d’une pédagogie où se marient douceur et rigueur, où la liberté est un moteur pour nourrir une recherche honnête et juste.

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INTRODUCTION

La pratique de la philosophie en communauté de recherche, qui est l’activité principale du programme de philosophie pour enfants de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp, est reconnue pour l’impact qu’elle a sur le développement moral de ses jeunes participants. Ce développement de la moralité a été étudié, d’un point de vue théorique, sous l’éclairage de l’éducation des vertus1, d’une formation en vue de la paix2, de la promotion de la dignité3 et

du vivre-ensemble4, et de la formation morale5. Son efficacité pour le développement du

raisonnement moral a aussi été attestée d’un point de vue empirique, lors de l’évaluation du programme de prévention de la violence créé par l’organisme La Traversée6. Ce mémoire

aborde une question similaire, mais sous un autre angle : celui du respect. La question de départ en est : de quelle manière le programme de philosophie pour enfants est-il susceptible de contribuer au développement du respect ?

Pourquoi aborder la philosophie pour enfants de ce point de vue ? Ce qui m’a motivé dès le départ à étudier la notion de respect, c’est qu’elle est à la fois populaire et polémique. C’est la notion de respect qui, au quotidien, supporte de nombreuses demandes et de nombreux reproches. Il serait difficile de rendre compte d’une polémique particulière sans parler de respect. Est-il respectueux de représenter une culture étrangère dans une pièce de théâtre sans tenir compte des représentants de cette culture ? Respecte-t-on bien la dignité d’une personne en lui donnant le droit de mourir au moment où elle le désire ? Devrait-on, par respect pour les droits des générations futures, limiter la liberté des générations

1 Mathieu Gagnon, La formation de vertus et le programme de philosophie pour les enfants, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2003.

2 Alexandre Herriger, La pratique de la philosophique avec les enfants et la mise en œuvre de la

paix, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2004.

3 Jeannot Fillion, Dignité humaine et philosophie pour les enfants, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2008.

4 Mathieu Gagnon, Élisabeth Couture, et Sébastien Yergeau, « L’apprentissage du vivre ensemble par la pratique du dialogue philosophique en classe : propos d’adolescents », McGill Journal of

Education, 48 (1), 2013, p. 57-78.

5 Isabelle Michaud, L’Éducation morale et le programme de philosophie pour enfants, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 1999.

6 Serge Robert et al., L’évaluation des effets du programme “Prévention de la violence et

philosophie pour enfants” sur le développement du raisonnement moral et la prévention de la violence à la Commission scolaire Marie-Victorin, Rapport présenté à La Traversée, 2009.

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présentes ? La notion de respect structure de nombreuses interactions sociales. Elle sert à baliser les relations entre les citoyens, entre des colocataires, entre le gouvernement et les gouvernés, etc. Et encore, c’est cette notion que l’on utilise pour parler de ce qui est adéquat, de ce qui correspond à ce qui est attendu, qu’il soit question du respect des lois ou du respect de la grammaire. La notion de respect est, au quotidien, d’une grande utilité du point de vue moral : elle est un outil par lequel les personnes discutent, négocient et établissent ce qui est bien ou mal, acceptable ou non, ce qui leur convient et ce qui ne leur convient pas.

J’ose dire que le respect présente une certaine évidence : son importance ne laisse pas place au doute. Si on doute parfois des moyens de définir les exigences du respect7, sa valeur

par contre n’est jamais niée. Simone Weil parle de cette évidence en soulignant que toutes les traditions la confirment8. Kant est encore plus précis, lorsqu’il affirme que la volonté

bonne, du moment qu’elle interroge d’un œil rationnel ce qu’elle doit faire, découvre la Loi morale et le sentiment du respect9. Le respect apparaît donc comme nécessaire, du moins à

tous ceux qui s’interrogent sur la vie bonne et le vivre-ensemble. Et comme le vivre-ensemble est un enjeu qui nous concerne tous, du moins en principe, nous serions en droit de croire que le respect devrait être une évidence pour chacun, qu’il ne devrait jamais être l’objet de dissensions. D’où, peut-être, cet étonnement lorsqu’un problème surgit : comment l’autre peut-il bien nous manquer de respect ? Et non seulement un étonnement, mais aussi un embarras : si l’autre ne me respecte pas, que puis-je y faire, sinon le dénoncer ? L’accusation classique, « Les jeunes ne respectent plus rien ! », est encore un signe de cette évidence que l’on prête au respect : on ne comprend pas pourquoi le respect n’est pas évident pour l’autre.

Et pourtant, une quantité significative d’ambiguïtés subsistent quant à l’usage approprié de cette notion. Il faut, bien évidemment, commencer par souligner les possibles désaccords à propos de ce qui mérite le respect, et à propos des actions qui sont appropriées au respect d’une chose ou d’une autre. Cependant, ce ne sont pas ces ambiguïtés qui ont attiré mon attention. Dès le départ, j’ai tenu pour acquis que les normes de respect sont susceptibles

7 Voir par exemple Michael Neumann, « Can’t We All Just Respect One Another a Little Less? »,

Canadian Journal of Philosophy, 34 (4), 2005, p. 463–484.

8 Simone Weil, L’enracinement : prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, 1997, p. 13.

9 Emmanuel Kant, Fondement pour la métaphysique des mœurs, trad. par Ole Hansen-Løve, Paris, Hatier, 2000, p. 26.

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de changer en fonction des contextes et des valeurs qui y sont défendues. Il m’a donc semblé inapproprié de vouloir identifier ce qui devrait être respecté, et de quelle manière, à partir d’une perspective spéculative et décontextualisée. J’ai donc laissé de côté une approche normative de la question du respect. C’est plutôt une question ontologique que j’ai désiré aborder : qu’est-ce que le respect, en lui-même ? Lorsque je demande le respect, qu’est-ce que je demande exactement ? Lorsque je reproche un manque de respect, qu’est-ce exactement qui fait défaut ? Lorsque j’ai devant moi une personne dont j’estime qu’elle me manque de respect, ai-je raison de dire qu’elle est une personne « irrespectueuse » ? À quoi puis-je le voir ? Comment puis-je le savoir ? La question me semble des plus importantes : advenant un cas où je me trompe, et que j’accuse à tort une personne d’être irrespectueuse, est-ce que je ne viens pas en même temps de lui manquer de respect ? L’un de mes postulats est donc aussi qu’il peut exister des usages problématiques de la notion de respect, des usages qui présupposent que le respect est important, mais qui présentent eux-mêmes le risque de ne pas être respectueux.

J’aborde donc le respect en assumant qu’il est le fruit d’un processus. Je tiens pour acquis que la vie sociale est un espace où les personnes demandent du respect de la part des autres, et où chacun est en mesure de participer à l’apparition, au renforcement et au maintien du respect. Je désire identifier de quelle manière le respect se développe, et de quelle manière il est possible de contribuer à ce développement. Contribuer au développement du respect, cela implique d’exécuter les actions requises pour que le respect apparaisse et se maintienne là où il est désiré, et de la manière qui lui est appropriée. Étudier la philosophie pour enfants sous l’angle du respect est avant tout pour moi une opportunité d’observer le déploiement du respect dans une pratique concrète. À quel moment, et de quelle manière, le respect apparaît-il ? Quelles formes prend-apparaît-il ? Qu’est-ce qui contribue à le faire apparaître ? Il a été dit de la philosophie pour enfants qu’elle pourrait être une formation morale suffisante, et peut-être même la plus efficace10. Considérant l’importance du respect pour la moralité11, il me semble

10 Ann Margaret Sharp, « Philosophical Teaching as Moral Education », Journal of Moral

Education, 13 (1), 1984, p. 3-8.

11 Il a par exemple été argumenté que le respect pourrait être le fondement de la moralité. C. Cranor fait un inventaire pertinent de liens plausibles entre la moralité et le respect. Carl Cranor, « Toward a Theory of Respect for Persons », American Philosophical Quarterly, 12 (4), 1975, p. 309.

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justifié de supposer qu’elle participe aussi au développement du respect. De quelle manière le fait-elle ?

L’objectif de ce mémoire est premièrement d’examiner la notion de respect, pour ensuite souligner les liens qu’il est possible d’établir entre celui-ci et le programme de philosophie pour enfants. Il se divise en trois parties. Je commence par une exploration de la notion de respect, où je mets notamment en évidence ce qui est susceptible de contribuer à son développement. Vient ensuite une présentation succincte du programme de philosophie pour enfants où j’expose ses objectifs et les moyens qu’il met en œuvre pour y répondre. Enfin, le dernier chapitre met en lien les chapitres précédents, en identifiant les points de rencontre entre la philosophie pour enfants et le développement du respect. Ce chapitre prend la forme, en somme, d’une liste de qualités dont on peut raisonnablement croire, d’une part, qu’elles sont développées par la philosophie pour enfants, et d’autre part qu’elles participent à l’apparition, au maintien ou à l’amélioration du respect.

En ce qui concerne la question du respect, ce mémoire maintient une position pluraliste. J’ai tenté de trouver dans la littérature une définition du respect qui rendrait compte de la totalité de ce que celui-ci peut être, qui rendrait compte d’une unité commune à tous les usages de la notion de respect. Je n’ai pas réussi à trouver une telle définition. La notion de respect est utilisée pour désigner des réalités diverses, et ce mémoire présente cette diversité sans prétendre la réduire à une définition unique. Par exemple, on parle parfois du respect comme d’un certain type d’admiration, à savoir le sentiment qu’une chose présente une grandeur morale particulière, ce qui force une considération attentive. D’une manière très différente, on en parle parfois comme d’une action intéressée, comme une soumission devant ce qui est susceptible de nous nuire, et qui demande des faveurs particulières. Dans d’autres situations, on parle de respect pour désigner les exigences de l’harmonie sociale, c'est-à-dire les normes qui permettent aux individus de coordonner leurs actions en vue d’une vie collective épanouissante. Mes recherches n’ont pas permis d’établir une définition unique qui rendrait compte d’une unité derrière des usages aussi variés.

Même en acceptant cette pluralité, un problème se pose encore : comment rassembler cette diversité pour en faire un classement utile et cohérent ? Selon quelles catégories séparer ces différents usages ? Plusieurs tentatives existent dans la littérature à cet égard, qui vont de

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deux types jusqu’à cinq. D’une manière générale, je n’ai pas trouvé ces propositions satisfaisantes. La raison principale de mon insatisfaction est l’usage régulier de la catégorie des attitudes pour décrire le respect. Ce terme, « attitude », m’a semblé et me semble toujours manquer de précision ; en disant que le respect est une attitude, je n’ai pas l’impression d’avoir gagné en clarté12.

Selon quels critères, exactement, devrait-on distinguer différents types de respect ? Faut-il séparer les types de respect selon leurs objets ? Selon les types de comportements qu’ils impliquent ? Selon leurs causes ou leurs motifs ? J’ai fait le pari, qui reste discutable, de distinguer les types de respect selon le genre prochain qu’on leur donne. On dit parfois que le respect est un sentiment ; j’ai donc mis cette conception sous la loupe, pour identifier ce que cela implique pour le respect. Qu’est-ce qu’un sentiment ? Quelles sont les manières de décrire un sentiment ? Dans quelles situations le sentiment de respect est-il susceptible d’apparaître ? J’ai analysé de manière semblable les notions de disposition, d’action et de position, qui sont toutes utilisées pour définir le respect. J’ai assumé que ces différentes dénominations peuvent être comprises comme des types de respect différents, qui n’ont pas besoin d’être réduits les uns aux autres, mais qui nous informent utilement de différentes manières de contribuer au développement du respect. Parmi les ressources qui peuvent participer à ce développement, on retrouve : des croyances, des valeurs, des dispositions et divers savoir-faire.

Par la suite, ce sont ces ressources que je tente de retracer dans le programme de philosophie pour enfants. Je commence par présenter les principaux rouages du programme : son objectif général qui est le développement d’une excellence de la pensée, cette excellence étant interprétée comme l’entrelacement des pensées critique, créative et attentive. Je montre ensuite de quelle manière il propose de réaliser cet objectif : par la recherche philosophique en communauté. Je montre enfin ce qui peut être attendu de la mise en place d’une communauté de recherche philosophique, à savoir le développement d’un certain nombre d’habiletés et de dispositions liées aux dimensions cognitive et sociale de la recherche.

Ce dernier chapitre se présente comme un travail d’interprétation, dont le principe est de montrer des liens possibles entre le respect et la philosophie pour enfants. Pour ce faire, il

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me faut identifier des intermédiaires, des ponts qui me permettent de lier les types de respect identifiés au premier chapitre et le programme de philosophie pour enfants. J’identifie dix-sept liens possibles, qui incluent des connaissances (telles que la découverte de vulnérabilités, la découverte de ses propres valeurs, la distinction entre différentes formes de violence), des dispositions (telles l’empathie, la tolérance), des valeurs (valoriser la vie collective, reconnaître et valoriser la personne humaine), et des savoir-faire (tels que suivre des règles, écouter, dialoguer et se corriger). Chacun de ces intermédiaires me semble, d’une part, être développé par le programme de philosophie pour enfants, et d’autre part être contributoire au développement du respect, ce qui me permet de montrer de quelle manière le programme de philosophie pour enfants peut participer au développement du respect.

Il en ressort que la philosophie pour enfants contribue au développement du respect d’une multitude de manières différentes, mais surtout par l’acquisition de dispositions précises et par le développement de certains savoir-faire. Cependant, le résultat de ce travail est surtout pluriel : plusieurs définitions, plusieurs contributions possibles ; plusieurs pistes pour poursuivre ensuite la recherche.

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1. CHAPITRE PREMIER : LES TYPES DE RESPECT ET LEUR DÉVELOPPEMENT

1.1 Introduction

La littérature philosophique qui se penche sur le respect abonde, mais manque d'unité : aucune théorie et aucun classement ne fait l'unanimité. D’ailleurs, cette littérature est remarquable autant par la diversité des questions qu’elle pose, que par la diversité des réponses qu’elle propose. La littérature que j’ai explorée se penche avant tout sur le respect de la personne, en tentant de justifier certaines normes de respect, ou d’en décrire les conséquences. On s’y penche sur des questions telles que : Comment justifier une norme de respect1 ? Quelle théorie du respect permet de rendre compte de la dignité humaine2 ? Le

respect fonde-t-il la moralité, qu'elle soit publique ou privée3 ? Le plus souvent, le respect est

examiné pour identifier en quoi il serait ou non obligatoire4, ou bien de quelle manière il est

possible d'en faire découler des principes moraux, voire de quelle manière le respect est au fondement même de la moralité5. Du côté de la philosophie de l'éducation, le lien entre

respect et éducation est surtout abordé pour évaluer le rôle du respect à l'intérieur du processus éducatif6.

Quant à la question précise de la nature du respect, indépendamment de son rapport à des normes particulières, et considéré au sens le plus large (i.e. sans le limiter à une notion particulière telle que le respect de la personne), un certain consensus est apparu autour de l’idée que le respect est pluriel : il faut penser le respect non pas en fonction d’une notion unique qui s’applique différemment en fonction du contexte, mais plutôt en reconnaissant qu’il existe une variété de types de respect7. On trouve une ébauche de cette perspective dans

1 Voir, par exemple, Richard Stanley Peters, « Respect for Persons, Fraternity and the Concept of Man », dans Ethics and education, George Allen & Unwin Ltd., London, 1970, p. 208-236. 2 Voir, par exemple, C. Cranor, « Toward a Theory of Respect for Persons », op. cit., p. 309-319. 3 Voir, par exemple, R. S. Downie et Elizabeth Telfer, Respect for Persons, George Allen & Unwin Ltd., London, 1969.

4 Voir, par exemple, Sarah Buss, « Respect for persons », Canadian Journal of Philosophy, 29 (4) 1999, p. 517-550 ; ou encore Michael Neumann, « Can’t We All Just Respect One Another a Little Less? », Canadian Journal of Philosophy, 34 (4), 2005, p. 463-484.

5 Voir par exemple Simone Weil, L’enracinement : prélude à une déclaration des devoirs envers

l’être humain, op. cit., p. 13.

6 Johannes Giesinger, « Respect in Education », Journal of Philosophy of Education, 46 (1), 2012, p. 100.

7 Robin S. Dillon, « Respect », dans The Stanford Encyclopedia of Philosophy, éd. par Edward N. Zalta, Automne 2015. Repéré à http://plato.stanford.edu/archives/win2016/entries/respect/

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un article de Joel Feinberg qui, en 1973, publie une analyse critique8 des utilisations du mot

« respect » dans la traduction des œuvres de Kant. Il montre que le terme « respect » est couramment utilisé pour traduire des mots qui ont des sens très différents pour l’auteur allemand : il distingue ainsi le respekt de la reverencia et de l’observantia. Par la suite, en 1975, Carl Cranor se propose de donner une définition exacte – dont les critères sont à la fois suffisants et nécessaires – de la notion de respect de la personne. Il est cependant critiqué par Steven Darwall en 19779. Celui-ci souligne que Cranor n’a pas réussi à distinguer deux types

très différents du respect, auxquels on ne peut appliquer les mêmes critères : l’un correspond à l’exécution d’actions appropriées à une situation, alors que l’autre est une forme d’approbation ou d’admiration. En 1980, Stephen Hudson10 va encore plus loin en

distinguant avec précision quatre types de respect, respectivement : le « evaluative-respect », le « directive-respect », le « institutional-respect » et le « obstable-respect ». Par la suite, d’autres propositions sont faites pour ajouter ou modifier des catégories, mais d’une manière générale il me semble que les travaux de Darwall et de Hudson ont su gagner une certaine autorité, puisque ce sont les principales hypothèses que j’ai rencontrées dans les travaux subséquents, du moins dans la littérature anglophone. Du côté francophone, il semble que cette reconnaissance d’une multiplicité de types de respect a quelque chose d’insatisfaisant, puisqu’elle laisse dans l’ombre une certaine unité de l’expérience sociale du respect. Par exemple, Nathalie Zaccaï-Reyners propose plutôt de considérer la diversité des types de respect comme une diversité d’horizons qui permettent « de dégager non pas une définition du respect, mais peut-être l'ébauche d'une compréhension sociologique de l'expérience du respect dans les sociétés démocratiques contemporaines11. »

Quoi qu’il en soit, plutôt que de poursuivre l’hypothèse d’une définition unique, j’ai décidé de centrer mon attention précisément sur cette diversité. Puisque mon objectif est d’identifier ce qui est susceptible de contribuer au développement du respect, la

8 Joel Feinberg, « Some Conjectures about the Concept of Respect », Journal of Social Philosophy, 1973.

9 Stephen L. Darwall, « Two Kinds of Respect », Ethics, 88 (1), 1977, p. 36-49.

10 Stephen D. Hudson, « The Nature of Respect », Social Theory and Practice, 6 (1), 1980, p. 69-90.

11 Nathalie Zaccaï-Reyners, « Introduction et présentation », dans Questions de respect : Enquête

sur les figures contemporaines du respect, éd. par Nathalie Zaccaï-Reyners, Éditions de l’Université

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reconnaissance d’une multiplicité de types de respect n’est pas un frein. Au contraire, cette variété de types de respect me donne l’occasion de multiplier les points de vue par lesquels le respect peut être approché. Cette multiplicité de types me permet de donner du respect un portrait qui sera d’autant plus varié et nuancé.

Dans le but d’identifier des exemples concrets de ce que peut être le respect, je commence par faire une revue historique des sens qui lui ont été attribués, en partant des premières utilisations du mot jusqu’aux usages modernes. À cet effet, outre l’histoire et l’étymologie, j’utilise des auteurs comme Descartes, Pascal, Hume et Kant pour éclairer la signification qu’a pris le respect à différentes époques et dans différentes cultures. Passant à l’époque contemporaine, c’est encore le thème de la diversité qui est à l’honneur : comme je l’ai mentionné, le respect est régulièrement présenté comme étant multiple. À cet effet, je présenterai en détail les catégorisations proposées par Feinberg, Darwall et Hudson.

Cette diversité étant acceptée, l’enjeu devient celui de la catégorisation : comment rendre compte de ces divers types de respect d’une manière claire et précise, d’une manière qui permet de distinguer sans équivoque les types de respect les uns des autres ? L’examen des typologies proposées dans la littérature m’a laissé insatisfait, en particulier en raison de l’usage récurent de la catégorie des « attitudes », qui présente une ambiguïté importante. J’exposerai les raisons de ma retenue, avant de présenter quatre catégories qui me semblent bien distinguer les types de respect qui sont représentés dans la littérature : le respect comme sentiment, le respect comme disposition, le respect comme action et le respect comme position. Pour chacun de ces types, j’explique ce qu’il désigne précisément, de quelle manière on le retrouve dans la littérature, ce qui caractérise le respect de ce genre et, finalement, de quelle manière il semble possible de contribuer à son développement. Mes analyses se basent d’une part sur des définitions courantes de chacun de ces termes, puis sur des définitions plus techniques issues de différentes littératures académiques (en particulier, les littératures philosophique, psychologique et sociologique). En utilisant ces définitions pour éclairer les différentes conceptions proposées pour le respect, j’espère rendre plus intelligibles les caractéristiques propres à chacun de ces types.

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1.2 Étymologie et histoire : retenue, déférence, grandeur et devoir moral

Ma première étape consiste à répertorier les différents sens attribués au respect depuis ses origines. Je cherche avant tout à repérer les usages qui en étaient faits et les contextes où il s’est avéré utile de le nommer. Cela ne me permet pas exactement d’élaborer une définition du respect ; c’est plutôt une opportunité d’explorer la variété de ses utilisations. Je commence par en explorer l’étymologie, avant de survoler les significations qui lui ont été données par certains penseurs modernes et contemporains : Descartes, Pascal, Hume et Kant12.

L’étymologie donne avant tout au mot « respect » le sens de la retenue. Selon le Grand Dictionnaire Étymologique et Historique du Français13, le mot « respect » nous vient de respectus qui signifie « égard » ou « considération », deux termes qui lui servent d'ailleurs encore de synonymes. Plus précisément, le terme respectus est le participe passé substantivé de respicere, qui signifie « regarder de nouveau » ou « regarder en arrière » (du radical specere, « regarder », et du préfixe re- qui exprime le retour en arrière et la répétition). L’étymologie nous indique donc un sens concret et pratique du respect : il ne s'agit pas de regarder « devant soi », comme l'implique habituellement le fait d'agir, de vivre et d'avoir des projets, mais plutôt de « s'arrêter » pour voir « de nouveau » ce qui a déjà été vu et reconnu. Nous retenons de cette étymologie les idées de l’arrêt et de la retenue. Le respect, c’est de couper court aux actions courantes pour porter attention à quelque chose qui demande une considération particulière. Que la notion de respect implique un arrêt ou une retenue est d'ailleurs corroboré par la signification d'autres mots qui dérivent également de respicere, comme le mot « répit ».

Historiquement, cette « retenue » a d'abord été un privilège réservé aux puissants, qu'il s'agisse de puissances divines ou mondaines : le respect de Dieu et le respect des seigneurs. Descartes témoigne de cet usage, en assimilant le respect aux précautions et à la crainte :

La vénération ou le respect est une inclination de l'âme non seulement à estimer l'objet qu'elle révère mais aussi à se soumettre à lui avec quelque crainte, pour

12 Ce sont les auteurs répertoriés par Patrick Pharo au premier chapitre de sa thèse sur le respect. Voir Patrick Pharo, La logique du respect, Éditions du Cerf, Humanités, Paris, 2001. Selon ce que j’ai trouvé au cours de mes recherches, Pharo se distingue par son souci d’inclure systématiquement tous les usages qui sont faits de la notion de respect, ce qui le pousse à inclure aussi dans sa

réflexion un inventaire des sens qui lui ont été donnés par le passé.

13 Jean Dubois, Henri Mitterand, et Albert Dauzat, « Respect », Grand dictionnaire étymologique &

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tâcher de se le rendre favorable. De façon que nous n'avons de vénération que pour les causes libres, que nous jugeons capables de nous faire du bien ou du mal, sans que nous sachions lequel des deux elles feront. Car nous avons de l'amour et de la dévotion, plutôt qu'une simple vénération, pour celles de qui nous n'attendons que du bien, et nous avons de la haine pour celles de qui nous n'attendons que du mal; et si nous ne jugeons point que la cause de ce bien ou de ce mal soit libre, nous ne nous soumettons point à elle pour tâcher de l'avoir favorable14.

Le respect est ici adressé aux êtres puissants, ceux dont l’action peut nous être bénéfique ou néfaste. Le respect est alors un moyen en vue d’une fin : il sert à attirer la faveur et la bienveillance des « grands » dont une personne dépend. Dans la même veine, le respect dont nous parle Blaise Pascal est un moyen qui sert une fin qui lui est extérieure :

Le respect est : « Incommodez-vous. » […] c’est dire : « Je m’incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve. Outre que le respect est pour distinguer les grands : or, si le respect était d’être en fauteuil, on respecterait tout le monde, et ainsi on ne distinguerait pas ; mais, étant incommodé, on distingue fort bien15.

Ce qui motive ici les marques de soumission et de considération, c’est le souci de « distinguer les grands ». Pour les français du dix-septième siècle, il semble que le respect est un indice, une marque : il laisse paraître et souligne la déférence et la docilité. Il a un usage précis : celui de faire voir aux puissants que nous reconnaissons leur importance. Puisque cette notion de respect est un moyen en vue d’un autre bien (nommément, gagner la faveur des puissants), je dirai qu’elle est une notion « utilitaire » du respect.

David Hume porte sur le respect un regard tout à fait différent. Dans son étude de la nature humaine, il le décrit comme une passion. La méthode empiriste qu’il adopte lui permet d’en rendre compte comme d’une réaction qui prend son origine dans les plaisirs et les peines. Pour lui, le respect est une passion, qui correspond à la rencontre de l'amour et de l'humilité16.

D'un côté, l'amour correspond à la découverte du bien chez l'autre. De l’autre côté, l'humilité naît de la découverte du mal chez soi. Le respect, quant à lui, vient alors d'une comparaison : la mise en perspective de la grandeur de l'autre, en comparaison avec nos propres limites.

14 René Descartes, « Article 162 : De la vénération », dans Les passions de l’âme, éd. par Pascale D’Arcy, Paris, Garnier-Flammarion, 1996, p. 202.

15 Blaise Pascal, Pensées, éd. par Dominique Descotes, Paris, Flammarion, 2008, 317-80, p. 129. 16 David Hume, Traité de la nature humaine, trad. par Jean-Pierre Cléro, vol. II, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 240-245.

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Dans cette perspective, le respect est un état de la personne qui apparaît spontanément dans certaines situations : la rencontre de personnes qui me dépassent par leur excellence me rappelle ma propre petitesse, ce qui cause en moi cette passion que l’on nomme le respect. À l'inverse de Descartes, le respect n'est pas ici conçu comme un moyen en vue d'une fin. Il est plutôt un mouvement naturel de l'âme – un mouvement subit – qui naît spontanément de la découverte de la noblesse d'autres personnes. Dans cette perspective, le respect est une passion proche de l’estime et de l’admiration, c’est-à-dire qu’il témoigne d’une émotion de l’âme devant la grandeur.

Kant, enfin, présente à propos du respect des thèses nouvelles et controversées17.

Comme chez Hume, le respect présenté par Kant est subi : il est un sentiment. Celui-ci introduit cependant une distinction qui fera époque : contrairement à ses prédécesseurs qui voyaient le respect comme le produit d’une tendance ou d’une inclination naturelle des individus, Kant y voit l’effet de la découverte de la loi morale qui s’impose aux êtres rationnels. Plus précisément, Kant distingue le sentiment pathologique, celui qui dérive des inclinations personnelles, du sentiment rationnel. La spécificité du respect est d’être un sentiment rationnel, ce qui signifie qu’il émerge de la découverte par la raison de la loi morale. La retenue propre au respect n’est donc pas n’importe quelle retenue : elle exclut les considérations qui dérivent des intérêts personnels et des affinités, pour ne conserver que ce qui découle d’une considération pour le devoir18. Plus précisément, selon Jean-Michel

Muglioni, le respect chez Kant « est l’effet sur la sensibilité de la détermination de la volonté par la représentation de la loi19 »; le respect est donc une conséquence, un évènement qui

17 Par exemple, Neumann affirme que le respect dont parle Kant n’est pas un respect pour les personnes, au contraire de ce que ce dernier affirme explicitement. Michael Neumann, « Did Kant respect persons ? », Res Publica, 6 (3), 2000, p. 285–299. D’autre part, Giesinger affirme que la notion de respect dont parle Kant est difficilement conciliable avec ses théories de l’éducation, ce qui rend difficile le travail d’identifier les moyens de contribuer à ce respect. Johannes Giesinger, « Kant’s Account of Moral Education », Educational Philosophy and Theory, 44 (7), 2012, p. 775-786. Bien que la contribution de Kant soit considérable, ces controverses et d’autres encore m’ont convaincu qu’un mémoire entier serait nécessaire pour bien rendre compte de la perspective kantienne du respect. Je ne me penche donc pas directement sur cette question dans cet ouvrage, préférant travailler avec des auteurs plus récents.

18 E. Kant, Fondement pour la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 26.

19 Jean-Michel Muglioni, « La découverte kantienne du respect », Le Philosophoire, 30 (2), 2008, p. 89-109.

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advient, dès lors que la loi morale est prise comme motif, dès qu’on lui accorde la primeur pour déterminer ce qui est voulu.

Retenue, déférence utilitaire, passion devant la grandeur, obligation morale : ce sont différentes façons de parler du respect. D’emblée, il apparaît que ces différentes significations du respect ne sont pas nécessairement cohérentes entre elles. Il me semble difficile de concilier l’idée que le respect puisse être à la fois un moyen, c’est-à-dire une action réfléchie et désirée en fonction d’un objectif personnel, et un sentiment qui s’impose, voire un sentiment qui s’impose par considération du devoir. De même, le respect peut-il être à la fois une réalité publique, comme le sont les actions déférentes, et une réalité privée, accessible uniquement à l’introspection, comme le sont habituellement les passions ? Cette première exploration laisse voir qu’il est possible que le respect se présente sous des formes variées et possiblement irréconciliables. Faut-il alors faire un choix et mettre certaines options de côté ? Peut-on penser le respect comme pluriel, en acceptant de ne pas lui donner une unité conceptuelle stricte ? Faut-il voir dans cette pluralité un effet d’homonymie ? Ou bien peut-on insister dans la recherche d’une notion unique qui rendrait compte de toutes ces formes ? Trois auteurs contemporains ont plutôt pris le parti du pluralisme.

1.3 Des définitions multiples

Dans les dernières décennies, plutôt que de chercher une définition unique qui soit à la fois suffisante et nécessaire pour décrire le respect, plusieurs auteurs ont choisi de distinguer divers types de respect qui présentent des caractéristiques radicalement différentes20. Cette stratégie met de côté la prétention à l’universalité d’une seule définition,

pour plutôt décrire avec précision ce qui est caractéristique de différents usages du terme « respect ». Joel Feinberg, Stephen L. Darwall et Stephen D. Hudson donnent de bons exemples de cette intention d’identifier divers types de respect. Leurs travaux ont servi à faire voir, non pas ce qui est commun à toutes les formes du respect, mais ce qui permet d’en distinguer différents types.

Le travail de Joel Feinberg consiste à souligner que le mot « respect », en anglais, sert indifféremment pour traduire trois notions qui étaient à l’origine distinctes dans les œuvres

20 « It is widely acknowledged that there are different kinds of respect. » R. S. Dillon, « Respect »,

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de Kant21. La première notion est le « respekt », une attitude précautionneuse qui inclut un

élément de peur, et qui s'applique avant tout à ce qui a du pouvoir et qui est dangereux. La seconde est la notion de « observantia », qui correspond au fait de reconnaître des demandes considérées comme légitimes. Finalement, la « reverentia » correspond pour Kant au sentiment de la « majesté » de la loi morale qui s'impose à notre volonté.

D’un autre côté, Stephen L. Darwall remarque que ses prédécesseurs22 ont perdu en

clarté en ne reconnaissant pas une distinction fondamentale entre deux types de respect : le « recognition-respect » et le « appraisal-respect ». Le premier, parfois aussi nommé « consideration-respect », consiste en une disposition à prendre en considération de manière appropriée certains caractères de la chose en question et à agir en conséquence23. Par

exemple, je respecte mon voisin lorsque je reconnais sa valeur (d’un point de vue utilitaire, moral ou légal) et que j’agis en prenant cette valeur en considération, soit en valorisant ses demandes et ses besoins, en protégeant son intégrité personnelle, ou encore en me conformant simplement aux lois. Je remarque que cette définition s’applique également au respect de ce qui est dangereux : j’ai un respect pour le lion qui peut me tuer en restant à distance de lui. Ces exemples montrent que le « recognition-respect » est une notion particulièrement large et flexible, qui peut s'appliquer de bien des manières à tout objet qui peut prendre place à l'intérieur d'une délibération sur nos actions, qu'elle porte sur une question morale ou non. De l’autre côté, nous trouvons la notion plus restreinte de « appraisal-respect », qui consiste simplement en une « évaluation positive » (« positive appraisal »). Le « appraisal-respect » ne s'applique qu'aux êtres qui sont reconnus pour une excellence particulière24, tels que les

sportifs émérites et les personnes moralement bonnes. Elle correspond à un sentiment devant ce qui est estimé ou admiré.

Finalement, Stephen D. Hudson classe les formes du respect en fonction de ses contextes d’application, c’est-à-dire en prenant en compte les situations où il apparaît, les croyances et les valeurs qu’il présuppose, les actions auxquelles il mène, le fait qu’il soit ou

21 J. Feinberg, « Some Conjectures about te Concept of Respect », op. cit.

22 Il critique en particulier un article de Carl Cranor. Voir C. Cranor, « Toward a Theory of Respect for Persons », op. cit.

23 « A disposition to weigh appropriately in one's deliberations some feature of the thing in question and to act accordingly. » S. L. Darwall, « Two Kinds of Respect », op. cit., p. 38.

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non sujet à une gradation, qu’il soit volontaire ou non, etc. Cette classification permet de rendre compte du fait que l’on utilise le terme « respect » dans des situations tellement disparates qu’il est parfois difficile de voir en quoi elles ont quelque chose de commun. Il distingue ainsi quatre types de respect25 :

(a) Le « evaluative-respect », qui est une attitude favorable à l'égard d'une personne ou d'une caractéristique d'une personne, motivée par un degré d'excellence dans l'atteinte de certains standards. Très similaire au « appraisal-respect » de Darwall, ce respect se distingue des types suivant par le fait de n'être pas volontaire26. Il s’agit des cas où le respect s’approche

de l’estime. Pensons aux cas où l’on dit avoir du respect pour un athlète renommé ou un médecin particulièrement compétent27, ou au respect que l’on a pour une personne reconnue

comme moralement excellente.

(b) Le « directive-respect » est l'action de suivre une norme, ou toute autre directive qui entend baliser des actes : obligations, droits, demandes, etc. Il n'accepte pas de degrés, n'est pas nécessairement mérité, n'implique pas une attitude favorable, mais il est volontaire. Autrement dit, le « directive-respect » n’est constitué que d’actions : il consiste dans le fait de suivre une directive, comme lorsque Jean, en conduisant, respecte le code de sécurité routière. Ce type de respect n’admet pas de degrés, puisqu’il n’y a que deux options : suivre ou non la directive. Contrairement au « evaluative-respect », ce type de respect est indifférent aux préférences de la personne : Jean respecte effectivement le code de la sécurité routière, qu’il ait une attitude favorable envers celui-ci ou non.

(c) Le « institutional-respect » est le fait de reconnaître une institution (par exemple, un gouvernement, une cérémonie) ou un rôle social (par exemple, un juge, un prêtre, un officier de police) en se soumettant aux conventions qui dictent les actions qui lui sont appropriées. Selon l’auteur, ce respect présuppose une attitude favorable à l'égard du « cooperative living28 », c'est-à-dire à l'égard de la vie en société réglée par des codes. Il est

susceptible d'être polémique, puisqu'il est possible de vouloir reconnaître une institution ou

25 S. D. Hudson, « The Nature of Respect », op. cit., p. 69-90.

26 « Such respect is not exigible […] we do not feel evaluative respect at will. ». S. D. Hudson, « The Nature of Respect », op. cit., p. 72-73.

27 C. Cranor, « Toward a Theory of Respect for Persons », op. cit., p. 314. 28 S. D. Hudson, « The Nature of Respect », op. cit. p. 77.

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un rôle social sans pourtant être en accord avec les conventions qui dictent les actions appropriées. Ce type de respect semble être un mélange des deux premiers, puisqu’il implique une certaine attitude positive, et qu’il implique de suivre (ou du moins de considérer) certaines normes sociales. Il se distingue cependant des deux premiers par le lien indirect qu’il a avec son objet. Le juge, en tant qu’objet du « institutional-respect », représente une institution, qui est le véritable objet valorisé. D’un côté, le juge lui-même peut ne pas faire l’objet d’une attitude favorable, sans qu’il devienne adéquat de lui montrer moins de (« institutional- ») respect. De l’autre côté, il est aussi possible de valoriser le « cooperative-living », et de valoriser une institution particulière, sans pourtant se conformer à ses décrets, par exemple si l’on croit que ceux-ci ne sont pas appropriés.

(d) Le « obstacle-respect » est la précaution prise envers une menace ou un obstacle qui peut nous empêcher d'atteindre un objectif que nous nous fixons. On pense au respect d'une montagne, d’un animal ou d'un objet dangereux, et au respect de la force d'un adversaire. C’est une forme de respect qui accepte des degrés (en fonction du niveau de précaution) et qui ne vient avec aucune attitude positive (sinon peut-être celle envers sa propre survie). Cette caractérisation me paraît semblable au respect « utilitaire » de Descartes et de Pascal : ceux-ci parlaient d’une manière similaire des précautions envers ce qui a du pouvoir sur nous.

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Tableau I : Résumé des types de respect selon Feinberg, Darwall et Hudson

Joel Feinberg Stephen L. Darwall Stephen D. Hudson « reverentia » sentiment de la majesté de la loi morale « appraisal-respect » sentiment d’estime « evaluative-respect » attitude favorable « observantia »

action de reconnaître des demandes légitimes « recognition-respect » disposition à considérer certaines caractéristiques et à agir en conséquence « directive-respect » action de suivre une norme

« respekt »

attitude précautionneuse qui inclut la peur

« institutional-respect » reconnaître une institution en se soumettant aux conventions « obstacle-respect »

précaution prise envers une menace

Armé comme je le suis maintenant de trois typologies et de neuf types de respect, devrais-je toutes les utiliser ? Puis-je, au contraire, assumer que certaines sont suffisamment similaires pour être réduites les unes aux autres ? Ou bien, devrais-je me limiter à un seul des auteurs et emprunter exclusivement ses définitions ? Toutes ces possibilités me laissent insatisfait. S’il me faut prendre la typologie la plus englobante, celle de Hudson serait sans doute la meilleure candidate : en distinguant quatre types de respect, elle semble plus complète que les deux autres. Je remarque par ailleurs qu’il est le seul des trois auteurs présentés dont le travail permet réellement de rendre compte du respect dans son ensemble ; Feinberg et Darwall ne prétendent pas présenter une typologie exhaustive, le premier se limitant à analyser les écrits de Kant, alors que le second ne veut faire voir qu’une seule distinction qui n’avait pas été reconnue auparavant. Hudson a quant à lui un souci de rendre compte de l’ensemble des usages qui sont faits de la notion de respect, ce qui rend son travail plus pertinent pour mon entreprise.

La typologie de Hudson présente cependant des éléments qui me semblent problématiques. Premièrement, aucune de ses définitions n’est exprimée en termes de « disposition », ce que d’autres auteurs font par ailleurs abondamment29; il me semble donc

29 Je référerai directement à ces auteurs dans la section dédiée à la notion de disposition. Voir ci-dessous, p. 26.

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probable que cette typologie laisse une dimension significative de côté. Ensuite, le « institutional-respect » et le « obstacle-respect » me laissent perplexe. Qu’est-ce exactement que cette « précaution » qui caractérise le second ? Est-ce un sentiment, une action ? Comment en rendre compte en termes qui décrivent le comportement ? Le « institutional-respect » présente un problème similaire : il semble être un certain genre d’action (se soumettre), mais qui traduit directement des valeurs (nommément, une « attitude favorable à l'égard du ‘cooperative living’ »). Faut-il alors décrire le respect d’une manière composite, en faisant une addition de critères30 ? Ces définitions me semblent difficilement

utilisables, dès lors que je veux comprendre avec précision les réalités dont il est question. Il me faut des définitions plus précises.

1.4 Un problème de terminologie : la notion d’attitude

À ce problème de clarté s’ajoute un embarras plus général, qui concerne l’usage de la notion d’attitude. Je prends le temps d’expliciter ce problème, puisqu’il concerne plusieurs auteurs. Le terme « attitude » brille par son manque de clarté. Downie et Telfer, qui se sont penchés sur l’usage de ce terme dans la littérature sur le respect, concluent: « The term ‘attitude’ is used a good deal in recent moral philosophy, but the frequency of its occurrence is probably connected with its convenient lack of precision31. » Ayant analysé différents

usages de ce terme, je crois pouvoir montrer qu’il est parfois utilisé pour décrire des sentiments, parfois pour décrire des dispositions, et parfois pour décrire des positions32.

En épluchant les dictionnaires, je trouve plusieurs définitions du terme « attitude ». Le Petit Robert en parle entre autres comme d’une disposition33. Cela correspond à un usage du

milieu du vingtième siècle, dans le domaine de la psychologie sociale, où le terme « attitude » désigne une « disposition profonde, durable et d’intensité variable à produire un comportement donné34. » Bien que, du point de vue des sciences de l’esprit, il semble que la

30 En l’occurrence, le respect serait un ensemble de certaines valeurs et de certaines actions qui traduisent précisément ces valeurs.

31 R. S. Downie et E. Telfer, Respect for Persons, op. cit., p. 16.

32 Je reviendrai sur le terme « position », qui n’est pas d’usage courant. Voir ci-dessous, p. 41. 33 Paul Robert, « Attitude », Le Nouveau Petit Robert, Éditions Le Robert, Paris, 2010, p. 173-174. 34 Yves Garnier (éd.), « Attitude », Le grand Larousse illustré : dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, 2005, p. 194.

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notion d’attitude comme disposition psychologique ait eu une popularité limitée35, il apparaît

que plusieurs auteurs l’utilisent précisément en ce sens pour parler d’éducation, ou plus précisément pour décrire le respect36. Le Petit Robert indique une autre perspective sur les

attitudes, qui est cette fois-ci appuyée par le Vocabulaire technique et critique de la philosophie : l’attitude peut être une « position », c'est-à-dire une « manière de se tenir (et par extension un comportement) qui correspond à une certaine disposition psychologique37 ».

La position est une notion plus complexe, qui fait intervenir à la fois une disposition et des actions qui lui sont appropriées38. Ainsi, il semble que les attitudes désignent parfois des

dispositions, et parfois des positions.

Mon principal problème est que les auteurs qui utilisent le terme « attitude » font intervenir ces deux différentes notions sans pourtant bien les distinguer et les articuler. Le cas de Hudson me semble en donner un bon exemple : ses définitions du respect mobilisent explicitement la notion d’attitude-disposition à deux reprises (pour le « evaluative-respect » et le « institutionnal-respect »), mais utilisent aussi la notion d’attitude-position d’une manière implicite. Si j’interprète bien ses définitions, l’attitude favorable qui définit le « evaluative-respect » correspond à une disposition à avoir de bons sentiments. Il me semble

35 La « théorie des attitudes », en psychologie sociale, a fleuri aux États-Unis à partir des années 1920, avant de péricliter dans les années 1970. Son objet était de thématiser les déterminants des comportements sociaux, mais le manque d’unanimité et la difficulté à l’opérationnaliser ont justifié son abandon. Alan Bullock et Stephen Trombley, éd., The Norton dictionary of modern thought, New York, W.W. Norton, 1999, p. 56-57.

36 Par exemple : « [An attitude] must be an attitude of something, where ‘something’ is always a disposition of some sort […] » R. S. Downie et Elizabeth Telfer, Respect for Persons, op. cit., p. 17. De la même manière, C. Cranor décrit le respect comme une attitude complexe, formée de quatre dispositions différentes : une croyance, une « appréciation », une confiance, et une disposition à certaines actions appropriées. C. Cranor, « Toward a Theory of Respect for Persons », op. cit., p. 309-311. Aujourd’hui encore, la littérature des sciences de l’éducation utilise cette conception, par exemple : « une attitude est une prédisposition mentale et neurologique […] », dans Isabelle Delisle, « Évaluation des attitudes : s’outiller pour mieux juger », Pédagogie collégiale, 29 (3), 2016, p. 6-11.

37 Paul Robert, « Attitude », Le Nouveau Petit Robert, op. cit., p. 173-174. Le Vocabulaire de Lalande indique que l’attitude est une « position d’un être vivant, en tant qu’elle est voulue par lui ». Voir André Lalande, « Attitude », Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 94-95.

38 Je me penche avec attention sur les notions de « position » et de « position pratique », telles qu’elles sont présentées par Aristote et Patrick Pharo. Voir ci-dessous, p. 42 à 46. Les positions pratiques dont parle Pharo incluent à la fois des intentions et des actions, ce qui les rend semblables aux attitudes lorsqu’elles sont pensées comme une « manière de se tenir qui correspond à une certaine disposition psychologique ».

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que la même notion d’attitude est utilisée lorsque Hudson affirme que le « institutional-respect » repose sur une attitude favorable à l’égard du « cooperative-living ». Parallèlement, le « institutional-respect » et le « obstacle-respect » désignent tous les deux des comportements (respectivement, des comportements de soumission et de précaution) qui correspondent à une disposition psychologique (respectivement, la valorisation du « cooperative-living » et la peur) ; ils sont donc tous les deux des attitudes-position. Cet exemple me semble bien montrer que l’usage de la catégorie des attitudes est indument ambigu : il sera plus simple et plus clair de parler de dispositions et de positions que de travailler avec des notions différentes des attitudes.

En résumé, il semble que la notion d’attitude est polysémique, et les auteurs que j’ai fréquentés qui l’utilisent ont trop peu détaillé en quel sens ils l’entendent. Je fais donc le choix d’éviter ce terme, et d’en trouver de plus précis. Cela m’oblige à proposer ma propre typologie, en excluant cette notion. Outre la notion de respect comme attitude, la littérature sur le respect le place régulièrement sous l’une des quatre catégories suivantes : il est parfois un sentiment, parfois une disposition, parfois une action, et parfois une position. Je crois qu’il vaut la peine d’explorer chacune de ces réalités pour elle-même, en voyant de quelle manière le respect peut être classé sous l’une ou l’autre de ces catégories. Il est tout à fait possible qu’il existe un certain sentiment que l’on nomme « sentiment de respect », et que cette réalité soit radicalement distincte de la « position de respect », ou d’une « disposition respectueuse », ou d’un « acte de respect ». Il importe de bien saisir les spécificités de chacune de ces réalités.

Les auteurs qui ont nourri ma recherche, au moment de placer le respect sous l’une ou l’autre de ces quatre catégories, ont rarement défini les termes qu’ils utilisent. Pour bien comprendre ces catégories, je dois donc élaborer mes propres définitions. Pour ce faire, je tire premièrement profit des définitions usuelles et techniques, issues des dictionnaires et de littératures plus spécialisées. Ensuite, je m’inspire des auteurs qui parlent du respect selon chacune de ces catégories, en identifiant ce qui caractérise le respect dont il est alors question.

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1.5 Parler du respect comme d’un sentiment

Il est d’usage courant de dire du respect qu’il est un sentiment. On dira ainsi que « respecter » désigne le fait d'éprouver du respect, d'avoir une considération ou un souci39,

ou simplement d'avoir « un sentiment qui porte » à un traitement ou à des égards particuliers40. De même, j’ai déjà souligné la proximité de la notion de respect avec les

sentiments de crainte, d'admiration et d'estime, notamment chez Descartes et Hume, ainsi que le cas de Kant qui y voit un sentiment « rationnel ». Nous en avons encore un exemple chez le philosophe de l’éducation Richard Stanley Peters : « In general respect for persons is the feeling awakened when another is regarded as a distinctive centre of consciousness41 ».

Mais qu’est-ce, exactement, qu’un sentiment ? 1.5.1 La notion de sentiment

Il n’est pas aisé de dire précisément ce qu’est un sentiment. Communément, le sentiment réfère alternativement à une « connaissance intuitive et immédiate » analogue à la sensation, à certaines croyances et opinions, ou à des états affectifs liés à des émotions42. Le

sentiment est donc parfois une sensation, parfois un jugement, et parfois un état qui résulte d’autres activités mentales. Cela me semble manquer de clarté. En tant que sensation, le sentiment serait un évènement subit. En tant que jugement, il serait un évènement volontaire. En tant qu’état, il serait à distinguer des évènements en général. Il me semble difficile de concilier toutes ces perspectives.

Mon intention étant de distinguer le sentiment des autres catégories que sont la disposition, l’action et la position, j’utiliserai premièrement l’analyse qu’en fait Ryle, dont le travail dans La Notion d’esprit consiste à méticuleusement distinguer les évènements des inclinations (ou dispositions), la sensation de la réflexion, le volontaire du subit. Ryle affirme que le sentiment est avant tout constitué de sensations physiques : nous parlons couramment du « frisson » du désir, des « pincements » de la peur, du « poids » de l’angoisse, de la

39 Mireille Maurin (coll.), « Respecter », Le Dictionnaire essentiel : dictionnaire encyclopédique

illustré, Paris, Hachette, 1992, p. 1569.

40 Y. Garnier (éd.), « Respect », Le grand Larousse illustré : dictionnaire encyclopédique, op. cit., p. 2136.

41 R. S. Peters, Ethics and Education, op. cit., p. 59.

42 André Lalande, « Sentiment », Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 985-987.

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« légèreté » de la joie, etc. ; des sensations qui sont d’ailleurs parfois spécifiquement localisées dans le corps, comme lorsque l’on dit que la peur nous serre le ventre43.

Si je comprends bien ce que Ryle affirme, alors il me semble devoir conclure que les sentiments, puisqu’ils sont avant tout des sensations, sont des évènements involontaires. Un évènement est tout ce qui « arrive » ou qui est « fait par » un objet quelconque44.

L’évènement est un changement, quelque chose qui « advient » en un temps et un lieu précis45. Il s’oppose à « l’état », qui est perçu comme ayant une certaine durée46. Dans cette

perspective, il devient évident que le sentiment est un évènement, puisqu’il se produit dans un temps précis, et qu’il représente précisément un changement. Ensuite, contrairement aux actions, qui sont des évènements volontaires, les sentiments ne sont pas volontaires. En effet, nous ne saurions identifier le « motif » d’un sentiment, de même que nous ne saurions dire qu’un sentiment est « fait » ou « accompli » de quelque manière que ce soit. Le sentiment n’est donc pas volontaire ; il « arrive » ou « se produit » sous certaines conditions : je dirai même qu’il est subi47. Le sentiment n’est pas le fruit d’une intention ; c’est plutôt la situation

de l’agent à l’intérieur d’un contexte donné qui le provoque.

D’où viennent, exactement, les sentiments ? Ryle lui-même ne se penche pas directement sur cette question ; je crois toutefois pouvoir dire que les sentiments dépendent de l’interprétation qu’une personne fait des évènements auxquels elle participe. Par exemple, devant la mort d’un animal, une personne ne vivra pas les mêmes sentiments selon qu’elle interprète cet évènement comme la perte d’un être cher, comme la disparition d’une vie unique et irremplaçable, ou comme le cycle naturel et inéluctable de la vie. Le sentiment semble donc dépendre directement du sens que prend un évènement pour la personne.

43 Gilbert Ryle, La notion d’esprit, Julia Tanney (éd.), trad. par Suzanne Stern-Gillet, Payot & Rivages, Paris, 2005, p. 168.

44 Roberto Casati et Achille Varzi, « Events », dans The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Edward N. Zalta (éd.), 2015, repéré à http://plato.stanford.edu/archives/win2015/entries/events/. 45 A. Lalande, « Évènement », Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 310. 46 Id., « État », Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 303.

47 Ce n’est d’ailleurs sans doute pas une coïncidence si le terme « passion », utilisé pour parler de ces mouvements involontaires de l’âme, nous vient du grec paschein, qui désigne notamment le fait de subir.

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23 1.5.2 Le respect comme sentiment

Parler du respect comme d’un sentiment, c’est donc dire qu’il est un évènement sensoriel qui se produit involontairement, avec une certaine spontanéité, dans certains contextes. Les exemples de Hume, Kant et Peters, donnés plus hauts, illustrent parfaitement cette conception : c’est un évènement particulier48 qui « fait apparaître » le sentiment de

respect. Et effectivement, il existe des sentiments dont nous pouvons dire qu’ils sont des sentiments de respect. L’autorité d’un juge, la rigueur d’un ouvrier méticuleux ou le dévouement d’un parent sont susceptibles de ne pas nous laisser indifférents. Ces rencontres font naître en nous des sentiments, et ce sont ces sentiments que l’on nomme « respect ».

Lorsqu’il est reconnu comme sentiment, le respect est décrit comme étant similaire à l’admiration et à l’estime. Hume en faisait aussi un mélange d’amour et d’humilité. Cependant, il faut reconnaître que le sentiment de respect est aussi parfois associé à la peur et à la crainte, comme c’était le cas chez Descartes et dans le « respekt » de Feinberg. Un problème particulier qui se pose au moment de désigner des sentiments, c’est précisément leur caractère « privé » ou « interne » : il est difficile de les désigner en s’assurant que l’on désigne bel et bien la même réalité. Au moment de décrire un sentiment, il semble qu’il soit difficile de faire mieux que de le situer par rapport à d’autres sentiments semblables.

Bien souvent, le sentiment de respect est aussi décrit comme étant en relation avec des actions : on dit de lui qu’il est un sentiment « qui porte » à certaines actions. Ces actions peuvent être décrites de bien des manières : voir les choses selon le point de vue de l’autre, limiter sa liberté, agir d’une manière appropriée, etc. Elles ne sont cependant pas toujours nécessaires. Hudson, par exemple, parlait d’une « attitude positive » qui pouvait être sentie, sans pourtant être exprimée. Lorsque l’on parle du respect comme étant un sentiment, les actions semblent donc n’être qu’un complément, ou peut-être plus précisément une « expression » de ce sentiment, c'est-à-dire un signe optionnel. Dire du respect qu'il est un sentiment, c'est désigner précisément un type de sensation qui s'impose à la personne dans certaines circonstances particulières.

48 Nommément, la découverte de la grandeur d’une personne, ou de la splendeur de la loi morale, ou du fait pour une personne d’avoir une conscience.

Figure

Tableau I : Résumé des types de respect selon Feinberg, Darwall et Hudson
Tableau II : Description de quatre types de respect et de leur développement  Type de
Tableau IV : Contributions de la philosophie pour enfants au développement du respect  Type de

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