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Positions pratiques et actes civils

1. CHAPITRE PREMIER : LES TYPES DE RESPECT ET LEUR DÉVELOPPEMENT

1.8 Parler du respect comme d’une position

1.8.3 Positions pratiques et actes civils

Pour bien constater l’existence des positions pratiques et comprendre leur fonctionnement, il est utile d’observer leur rôle dans une pratique sociale commune : les échanges que Pharo nomme des « actes civils ». En observant le fonctionnement de ces actes civils, nous pouvons constater qu’ils présupposent que les agents reconnaissent les positions pratiques de leurs interlocuteurs. Par cet examen, je crois pouvoir montrer que les positions pratiques nous sont en fait familières, puisqu’elles président à de nombreuses interactions sociales.

Les « actes civils » sont les actes que l'on ne peut comprendre que si l'on admet que l'auteur de l'acte sait que le destinataire en reconnaîtra le sens98. Lorsque l’on affirme, que

l’on insulte, que l’on promet ou que l’on complimente, la personne qui agit ne fait pas qu’énoncer des mots au hasard : elle suppose toujours que la personne visée comprendra le sens de l’acte. Les actions d’affirmer, d’insulter, de promettre ou de complimenter n’auraient aucun sens s’ils n’étaient pas compris par le destinataire. Ce sont des actes civils : des actes qui n’ont de sens que s’ils sont compris par les deux personnes impliquées. L’auteur d’un acte civil prend toujours en compte que le destinataire n’est pas un « objet » qui « reçoit » passivement l’action, mais plutôt qu’il est lui aussi un agent qui interprète l’action comme étant le signe d’une intention particulière, que celle-ci soit de blesser, de rassurer, de faire plaisir, etc. Insulter, promettre et complimenter, comme beaucoup d’autres actions99, sont des

actes civils : il serait parfaitement absurde de les accomplir si le destinataire ne pouvait en comprendre le sens. Ce faisant, l’acte civil est avant tout un acte de communication : il rend visible une information qui est comprise par les personnes concernées.

98 P. Pharo, Sociologie de l’esprit : conceptualisation et vie sociale, op. cit., p. 194-195. 99 Ou encore : persuader, apaiser, contraindre, encourager, enrôler, obliger, apitoyer, divertir, humilier, réconforter, … Ibid., p. 223-224.

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Or, dans cet acte de communication qu’est l’acte civil, c’est la position pratique du locuteur qui est désignée : ce que l’acte civil laisse connaître, c’est précisément la manière d’être en relation que le locuteur établit (ou désire établir) à l’égard du destinataire. Dans la promesse, par exemple, les actes de l’agent laissent connaître au destinataire son intention de lui garantir quelque chose. L’agent qui promet crée une relation en se mettant dans une certaine position par rapport au destinataire, et il fait connaître cette position par les signes appropriés : certaines paroles, une signature, une poignée de mains. Ces actions suggèrent, pour le destinataire, l’intention de l’agent d’être dans cette position que l’on nomme une promesse. L’acte civil repose donc sur l’existence des positions pratiques, puisque ce sont ces positions qui font l’objet de la communication qui se produit. L’acte civil sert à établir des relations entre des agents qui se comprennent ; la position pratique décrit cette relation. Si les actes civils permettent d’instaurer des relations entre des agents qui se comprennent, c’est qu’il existe des références communes par lesquelles les agents peuvent interpréter la position adoptée par d’autres personnes. Ces références peuvent être fondées sur des rapports logiques, ou sur des rapports conventionnels. Lorsque le conducteur d’autobus juge que le passager qui n’a pas payé son passage lui a menti, il le fait en se fiant à l’incompatibilité logique entre les paroles et les gestes du voleur. À l’opposé, lorsque le vendeur accepte un chèque, il le fait en se fiant à la valeur d’un symbole convenu par la société. Les références conventionnelles sont largement dictées par la culture. Par exemple, les modalités de la promesse changent de forme selon les contextes : un chèque, un billet de banque, un contrat et un anneau sont différentes manières de promettre, tout comme peuvent parfois l’être une poignée de main, certaines paroles précises, ou un regard insistant. Le respect est justement un de ces exemples où les signes varient grandement en fonction de la culture, des contextes sociaux, etc.

Ce faisant, Pharo montre également un pont entre la subjectivité des pensées et l'objectivité des comportements : si les actions naissent de pensées privées, elles ne prennent parfois leur sens que par l’utilisation de références partagées telles que les conventions, les faits reconnus, etc. Lorsque mon locataire promet qu’il me paiera son loyer en le jurant et en me regardant dans les yeux, ce sont l’utilisation d’un signe conventionnel (la serment) et la reconnaissance d’un lien logique (le regard insistant, qui dénote l’absence de doute) qui me font reconnaître son intention de tenir sa promesse. Cela entraîne que les positions, dans les

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actes civils, sont sujettes à une validation qui peut prétendre être objective : elles peuvent être confirmées ou infirmées par un observateur, à partir de la conformité entre les actes et ces références partagées. Par ailleurs, on ne peut promettre n’importe comment : certains actes précis sont nécessaires, et d’autres actes rendent la promesse caduque. Si mon locataire ne s’exécute pas, qu’il ne me fait pas parvenir le montant qu’il me doit, je serai alors objectivement en droit de croire qu’il m’a menti. C’est en ce sens que les positions pratiques et les actes civils ont une dimension objective : il est possible de les valider ou de les invalider par la constatation d’évènements visibles, publiques.

L’existence et le rôle des actes civils ne fait pas de doute : la vie sociale est formée de la multitude de ces actes qui ne prennent sens que parce qu’ils sont partagés, des actes qui établissent des relations entre les personnes par leur pouvoir de désigner les positions pratiques que les acteurs prennent les uns à l’égard des autres. Cela montre non seulement que les positions pratiques ont une existence, que nous savons les reconnaître, mais aussi qu’elles nous sont familières, qu’elles font partie de notre quotidien. Enfin, cela nous montre comment les positions pratiques permettent de concilier subjectivité et objectivité, comment elles rassemblent ces deux dimensions à l’intérieur d’un même concept.