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2. CHAPITRE DEUXIÈME : LE PROGRAMME DE PHILOSOPHIE POUR ENFANTS

2.2 Un objectif : l’excellence de la pensée

2.2.2 Une pensée créative

Si la pensée critique est celle qui est soucieuse de vérité, et qui s’exprime par une attention aux critères reconnus et au contexte afin de dire le vrai, la pensée créative est celle qui dépasse le connu pour créer de nouvelles références, pour créer du sens neuf. Elle est

152 M. Lipman, À l’école de la pensée, op. cit., p. 148. 153 Ibid., p. 150.

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ampliative : ses jugements proposent de nouvelles pistes, de nouvelles hypothèses, de nouveaux critères, ils forgent de nouvelles manières de penser154. Son objet est moins le vrai

que le possible. La pensée créative n’est pas structurée par des critères déjà identifiés et approuvés, mais plutôt par l’interprétation de ce qui est propre à un contexte donné. La pensée créative est celle qui porte attention au contexte pour lui donner du sens.

La pensée créative est guidée par le contexte155. Aux yeux de Lipman, il semble qu’un

contexte est un ensemble de relations signifiantes. Le lieu et le temps, les personnes, les responsabilités, les objets, etc., ont tous un sens pour la personne en situation. En général, ces relations et ces significations n’ont pas à être nommées. On peut même dire que ce qui est propre à une situation ne peut jamais être parfaitement désigné, tant une situation est inéluctablement nouvelle et inédite156. Ces relations sont pourtant signifiantes pour la

personne. Un homme lit à une table, dans un café. Sans qu’il s’en rende explicitement compte, son contexte sonore le rend inconfortable et le fait partir. Le fait d’être dans un endroit public, dans un endroit sonore, le désir de poursuivre sa lecture, ainsi que certaines normes de respect de soi, sont tous des éléments du contexte qui ont du sens et qui déterminent la manière d’agir de la personne.

Si, comme le pense Lipman, le contexte est un ensemble de relations signifiantes, alors il me semble pouvoir dire que la pensée créative, qui est guidée par le contexte, est un travail d’interprétation de ces relations. Interpréter, c’est donner du sens à quelque chose – une idée, un objet, un évènement –, c’est mettre en relation cette chose avec son propre univers, de manière à lui donner un rôle dans notre vie. Selon Lipman, le mégacritère de la pensée créative, celui qui guide l’ensemble des pratiques de la pensée créative, est le critère du sens157. On reconnaît la pensée créative à des manifestations telles que l’originalité, la

productivité, l’imagination, l’indépendance, l’expérimentation, l’expression, la prise en compte des touts (en relation à leurs parties), le dépassement de soi-même158. La pensée

154 M. Lipman, À l’école de la pensée, op. cit., p. 240. 155 Ibid., p. 233.

156 Ultimement, un contexte est toujours indicible, puisqu’il est un tout unique, que le langage peut tenter de décrire sans jamais y arriver parfaitement. Voir M. Lipman, À l’école de la pensée, op. cit., p. 250.

157 M. Lipman, À l’école de la pensée, op. cit., p. 233. 158 M. Lipman, Thinking in Education, op. cit., p. 245-247.

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créative peut prendre des orientations diverses : elle est parfois défiante, parfois orientée vers l’expression et l’accomplissement de soi (la « maïeutique »), mais elle est toujours porteuse de nouveauté, voire de fraîcheur159. Ce qui me semble important, pour la pensée créative,

c’est la mise en relation de ses propres expériences avec le contexte dans lequel on se trouve, ce qui est précisément un travail d’interprétation.

C’est parce que le sens donné à une situation dépend largement de la personne qui y est située que la pensée créative est le produit et le reflet de la personnalité de celle-ci160.

L’artiste – ou le créateur au sens large – tire son œuvre des relations qui, dans le contexte, lui apparaissent signifiantes. Pour illustrer ce point, prenons un exemple de la pensée créative : l’analogie. L’analogie est la mise en relation de quatre éléments, de sorte que la relation entre deux d’entre eux suggère une mise en relation des deux autres. L’analogie peut être utilisée sans créativité, pour montrer des égalités strictes : « 2 est à 3 ce que 4 est à 6. » Elle peut aussi être utilisée avec créativité, pour suggérer des relations inédites, tel que : « L’espace est aux objets ce que la feuille de papier est au dessin. » On pourrait difficilement dire que cette analogie est vraie, qu’elle désigne une identité au sens strict. Elle fait néanmoins apparaître un sens, elle crée une nouvelle façon de percevoir et d’interpréter des faits : elle suggère un modèle pour comprendre l’espace qui, s’il n’est pas strictement exact, permet tout de même de donner du sens à notre expérience de l’espace. Utilisée de cette manière, l’analogie ne repose pas sur des identités exactes, mais sur des ressemblances. Cette ressemblance provient d’une évaluation toute subjective du contexte, d’une appréciation personnelle des significations qui sont utiles à la résolution du problème en cours. Son objet est moins la garantie du vrai que l’ouverture au possible, en fonction des relations qui apparaissent signifiantes à la personne.

On saurait difficilement dire qu’une pensée peut être excellente sans être aussi, au moins parfois, une pensée créative. Une pensée qui se limiterait à ce qui est déjà connu, sans prendre en compte ce qui est possible, ce qui pourrait être vrai, se trouverait limitée à n’utiliser toujours que les mêmes réponses. On pourrait difficilement dire qu’elle pense « par elle-même ». Et même, en un certain sens, si « apprendre » consiste à donner du sens à des

159 Ibid., p. 247-253.

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savoirs, alors apprendre implique de pouvoir interpréter, puisque le sens à donner aux savoirs n’est jamais parfaitement évident : il demande à être élaboré. D’autre part, comme la pensée critique, la pensée créative participe à la formation de personnes raisonnables : elle tempère la rationalité, non en nuançant l’usage des critères, mais en s’ouvrant à des manière neuves de juger. Je me risquerais à dire que la pensée créative désigne la diversité des points de rencontre entre la personne et son milieu : une pensée qui devient de plus en plus créative, c’est une pensée qui a de plus en plus de ressources pour interpréter le monde.