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Mieux connaître ses propres valeurs

3. CHAPITRE TROISIÈME : CONTRIBUER AU DÉVELOPPEMENT DU RESPECT

3.4 La discussion

3.4.5 Mieux connaître ses propres valeurs

D’une manière générale, le respect dépend largement du fait de valoriser certaines choses. On respecte une personne, une loi, un principe, premièrement parce qu’on lui attribue une valeur. Presque tous les auteurs mentionnés au premier chapitre incluent, dans leurs définitions, une mention de la valeur portée à l’objet de respect. Or, il arrive que l’on ne reconnaisse pas explicitement les valeurs qui nous habitent. Par exemple, je peux agir avec mes amis ou ma famille de manière plus ou moins automatique et habituelle, sans nécessairement remarquer la valeur que j’attribue à leur présence dans ma vie. Trop souvent, c’est au moment où l’on perd ce à quoi l’on tient que l’on découvre la valeur que cela avait pour nous. Il me semble logique de dire que les valeurs qui sont reconnues sont généralement mieux respectées que celles qui ne sont pas reconnues. En effet, en poursuivant l’exemple précédent, j’accorderai une considération beaucoup plus attentive à mes proches si je prends le temps de reconnaître leur importance dans ma vie, que si j’agis par habitude sans porter attention à cette valeur. Prendre pleinement conscience de ses propres valeurs semble donc être une manière de mieux respecter. En particulier, selon les catégories du premier chapitre, il apparaît que l’aptitude à reconnaître ses propres valeurs est une sorte de savoir-faire qui

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participe à l’élaboration des positions respectueuses. Plus précisément, elle est un prérequis à ce travail d’élaboration : je ne peux prendre des positions de respect et désirer établir des relations respectueuses que parce que je reconnais que certaines choses méritent cela, parce que je reconnais leur valeur. Permettre à des personnes de mieux appréhender leurs propres valeurs est un moyen de les outiller pour mieux respecter.

La pratique de la philosophie en communauté de recherche participe à la reconnaissance, par ses participants, des choses qu’ils valorisent eux-mêmes. Cela semble même être un aspect important du développement de la pensée attentive (« caring thinking ») dont parle Matthew Lipman. À cet égard, et d’une manière qui est particulièrement pertinente pour le propos de ce mémoire, celui-ci écrit : « To care is to focus on that which we respect, to appreciate its worth, to value its value254. » La mise en œuvre de la pensée attentive est

une mise en œuvre des valeurs, une mobilisation du respect pour les objets dont on juge qu’ils le méritent. Et comme cette mise en œuvre des valeurs se fait dans un espace critique, où l’on fait l’examen attentif des positions qui sont proposées, ces valeurs peuvent être observées, comparées les unes aux autres, confrontées à des situations concrètes, de manière à préciser et mieux reconnaître ce que l’on valorise. Les membres de la communauté de recherche ne font pas que mettre des valeurs en œuvre : ils le font d’une manière qui permet de nommer et d’approfondir la compréhension qu’ils ont de ces valeurs.

Dans la communauté de recherche philosophique, les participants n’apprennent pas qu’à écouter les autres ; ils apprennent aussi à s’écouter eux-mêmes et à reconnaître leurs propres croyances et valeurs. Ce processus d’écoute naît de la prise de parole. Parler de mes pensées aux autres m’oblige à porter une attention particulière à mes propres paroles, à leurs fondements, à leurs conséquences. Comme l’explique Ann Margaret Sharp : « Lorsqu’on parle aux autres, l’implicite devient explicite, et c’est de cette façon que nous en venons à mieux connaître ce que nous ne connaissions que de façon vague255. » Plus précisément, la

recherche philosophique en communauté exerce les participants à nommer ce qui est en jeu dans leurs relations, dans leurs projets, dans leurs vies, en invitant à nommer ce qui a de l’importance pour eux.

254 M. Lipman, Thinking in Education, op. cit., p. 262.

255 A. M. Sharp, « Quelques présuppositions sur la notion de communauté de recherche », dans La

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Il semble donc que prendre la parole dans un groupe permet à la personne de voir avec plus de clarté ce qu’elle pense elle-même. Il est d’ailleurs notable que les jeunes, bien souvent, ont une certaine maîtrise des notions morales et qu’ils comprennent ce qui est en jeu dans des conflits de valeurs. Ce savoir n’est pourtant pas toujours explicite. Pour que les jeunes réalisent qu’ils portent ces savoirs, ils doivent avoir l’occasion d’en parler. Michael Pritchard donne d’ailleurs l’exemple de jeunes d’environ dix ans qui savent très bien reconnaître et discuter d’enjeux entourant la justice256 ; ce savoir ne peut cependant être

reconnu que si l’occasion se présente de discuter des problèmes soulevés par cette notion. Comme le remarque Lawrence Metcalf, la philosophie pour enfants fait moins la promotion de certaines valeurs que de l’acte même de valoriser, ce qui permet aux participants d’acquérir une compréhension authentique de leurs valeurs257. L’auteur

remarque que, dans la situation inverse – lorsque les valeurs sont transmises par un travail de promotion, par exemple suite à un témoignage ou un sermon – ces valeurs ne sont alors que partiellement intégrées et comprises par les personnes. On voit cela au fait que de telles valeurs permettent généralement de distinguer le bien du mal, mais pas de distinguer le moins bien du meilleur, ou le mal du pire. À l’opposé, lorsque les jeunes font l’expérience directe de l’acte de valoriser, lorsqu’ils se frottent à des situations concrètes qui leur demandent de faire des choix, lorsqu’ils doivent faire un travail d’évaluation de ce qui est le plus approprié, les jeunes donnent une signification plus précise à leurs valeurs. Selon l’auteur, ce travail de comparaison est essentiel pour bien comprendre ce qui nous importe : « any value, such as honesty cannot acquire a clear meaning except as it is brought into sharp conflict with a value such as kindness. […] A morally responsible agent is able to choose reflectively among conflicting attitudes and values258. » Les participants qui sont en recherche font un travail de

valorisation en identifiant des valeurs, en les examinant, en les comparant, et en tentant de comprendre les conséquences de leurs choix. Ce faisant, ils apprennent à bien mesurer l’importance des valeurs qu’ils portent. Ces valeurs ne sont pas le fruit d’une transmission et

256 Michael S. Pritchard, « Moral education : From Aristole to Harry Stottlemeier », dans Studies in

philosophy for children: Harry Stottlemeier’s discovery, Ann Margaret Sharp, Ronald F. Reed, et

Matthew Lipman (éd.), Philadelphia, Temple University Press, 1992, p. 25.

257 Lawrence Metcalf, « The Failure to Promote Values or to Promote Valuing », Thinking, 1 (3 & 4), 1979, p. 36-39.

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d’une répétition verbale, mais le produit d’un choix délibéré et éclairé. Ainsi, connaissant mieux le poids de leurs propres valeurs, on peut s’attendre à ce que les participants sachent mieux reconnaître ce qui mérite le respect.