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Pratiquer les règles : se soumettre aux normes qui guident l’activité collective

3. CHAPITRE TROISIÈME : CONTRIBUER AU DÉVELOPPEMENT DU RESPECT

3.2 La lecture partagée

3.2.2 Pratiquer les règles : se soumettre aux normes qui guident l’activité collective

Une des manières les plus simples de contribuer au développement du respect est de faire pratiquer différentes actions qui correspondent à des actions respectueuses. Souvent, ces actions respectueuses sont celles qui sont requises pour la réalisation d‘activités collectives, que ce soit la vie en société ou, plus simplement, la participation à des jeux. Comme je l’ai montré dans la section portant sur le respect conçu comme un certain nombre d’actions précises210, on appelle parfois « respect » le fait de se plier à ce genre de normes.

J’ai aussi montré que ces normes de respect sont des conventions qu’il est important de connaître et de pratiquer pour pouvoir respecter adéquatement211. Par conséquent, la simple

mise en pratique de ces normes contribue au développement du respect, et ce de deux manières. Premièrement, en pratiquant la mise en application des normes, la personne apprend à les performer de manière adéquate : elle apprend un savoir-faire qui la rend apte à respecter. Deuxièmement, en pratiquant la mise en application des normes de manière répétée, la personne acquière l’habitude de performer ces actions ; elle acquière donc une disposition à appliquer les normes, qui peut être comprise comme une disposition au respect. La communauté de recherche, en tant qu’activité de groupe, implique la mise en place de telles règles. Elle permet donc la pratique de différentes actions respectueuses.

La communauté de recherche est une activité collective. Encore mieux, elle est une tâche commune dont chacun sent la responsabilité, et elle est éventuellement reconnue comme telle par les participants212. Dans le cadre de la communauté de recherche

philosophique, quelles sont les normes qui permettent à cette activité collective de

210 Ci-dessus, p. 35.

211 Ci-dessus, p. 53.

212 M. Savard, « Les principaux moments de l’animation », dans La pratique de la philosophie avec

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fonctionner ? Ce sont des normes telles que : prendre une place égale aux autres, écouter, demander la permission pour intervenir, être attentif aux sentiments et au bien-être des autres, appuyer ses affirmations par des raisons, accepter la critique, faire des compromis, etc. Toutes ces normes ne sont pas explicites, mais elles deviennent de plus en plus reconnues et acceptées au fur et à mesure que la communauté entre profondément dans la recherche. Plusieurs de ces normes seront rediscutées dans les sections suivantes, puisqu’elles peuvent jouer un rôle spécial dans le développement du respect. Elles méritent cependant toutes de figurer ici, parce qu’une première façon pour la communauté de recherche philosophique de contribuer au développement du respect est de donner une opportunité de pratiquer la mise en application de ces normes respectueuses.

3.3 La cueillette de questions et le choix d’une question de recherche

La cueillette de questions est un moment charnière de la communauté de recherche philosophique. C’est le moment où les participants font un retour sur ce qu’ils ont vécu lors de la lecture, pour en tirer les questions qui seront le point de départ de la recherche. Ce processus peut se faire de bien des manières : de manière solitaire ou en équipes plus ou moins grandes, par écrit ou à l’oral, en prenant un temps de réflexion ou en se lançant directement à la recherche de questions, etc. L’essentiel est qu’à la fin, la communauté puisse accumuler un certain nombre de questions – ou, du moins, de thèmes problématiques – qui pourront par la suite être explorées. C’est cette activité qui permet à la communauté de se pencher sur des questions « en vie213 », c'est-à-dire des questions qui sont ancrées dans un

vécu, qui rendent compte d’une expérience concrète du monde, qui ont un poids existentiel pour les personnes qui s’y intéressent. En se proposant à eux-mêmes des questions, les participants se donnent un objet de travail motivant et pertinent.

Lors de cette étape, les participants sont invités à se pencher sur leurs propres impressions, leur propre vécu, leurs propres doutes, de manière à identifier un problème et à formuler une question. John Dewey a bien vu les problèmes qui se posent lors de cette étape de la recherche. Interpréter son propre vécu pour y faire apparaître un problème et une question, c’est déjà orienter la recherche d’une certaine manière, c’est poser le cadre qui servira ensuite de base pour trouver une solution. « La façon dont le problème est conçu

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décide des suggestions spécifiques qui seront acceptées et celles qui seront rejetées. […] Se méprendre sur le problème posé, c’est diriger l’enquête subséquente sur une mauvaise voie. […] C’est un dicton familier et plein de sens qu’un problème bien posé est à moitié résolu214. » En nommant et problématisant leur vécu, les participants de la communauté de

recherche philosophique font donc un travail d’interprétation. Ils doivent porter attention à ce qu’ils ont vécu lors de la lecture, et laisser leur créativité transformer ce vécu en idées, en mots, en questions. Ce travail n’est pas sans risque, puisqu’il est possible de mal formuler une question.

La collecte de questions est aussi un moment de collaboration215. Le mot « cueillette »

pourrait laisser croire que cette étape nécessite peu d’interactions : il suffirait de faire un travail introspectif et créatif pour formuler une question, puis la partager au groupe. Ce n’est pas le cas. La difficulté qui se pose pour transformer le vécu problématique en questions implique des hésitations, des doutes, des tentatives, des propositions, qui gagnent à être partagées, discutées et explorées en collaboration 216. La collaboration des participants lors

de cette étape permet de reformuler et de clarifier les questions posées, de manière à ce que chacun puisse en apercevoir la signification.

Suite à la collecte des questions, la recherche à proprement parler ne peut commencer que si la communauté accepte de se pencher sur un problème en particulier. Le choix de la question peut se faire de diverses manières : par le vote de l’ensemble de la communauté, en suivant les suggestions des participants, ou par une décision de l’animateur. Cependant, puisque « le travail d’une communauté de recherche est le fruit d’une synergie entre

214 John Dewey, Logique : la théorie de l’enquête, trad. par Gérard Deledalle, Presses Universitaires de France, 1967, p. 172-173.

215 M. Savard, « Les principaux moments de l’animation », dans La pratique de la philosophie avec

les enfants, Michel Sasseville (dir.), op. cit., p. 72-74.

216 Puisque les termes « coopération » et « collaboration » sont régulièrement employés comme synonymes, il semble approprié de préciser le sens auquel j’entends chacun d’eux. Par coopération, j’entends le fait de s’organiser collectivement en vue d’atteindre certains objectifs, par exemple en acceptant de se soumettre à des normes communes. La notion de collaboration que j’utilise désigne le fait de travailler ensemble, de se pencher ensemble sur un même problème, de manière à partager les ressources à notre disposition pour le résoudre. En ce sens, on pourrait dire que la coopération est requise pour que la collaboration soit possible, mais qu’il est possible de coopérer sans qu’il y ait de collaboration, par exemple lorsque des collègues de bureau s’entendent sur des normes communes, sans pourtant travailler directement ensemble.

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l’animateur et les participants217 », l’essentiel est de préserver et de nourrir le lien entre ceux-

ci. Déléguer le choix aux participants, cela implique un risque pour l’animateur : celui de ne pas être tout à fait prêt à animer une séance portant sur la question choisie. Si, à l’inverse, l’animateur choisit la question, il risque de ne pas réussir à faire coïncider les intérêts du groupe et sa propre préparation. Le choix de l’une ou l’autre de ces options se fait en tentant de concilier au mieux l’autonomie des participants et la possibilité d’expérimenter un processus de recherche satisfaisant. À cet effet, le rôle de l’animateur est de sonder et « canaliser » l’énergie du groupe218, dans le but de maximiser la pertinence de la question

choisie. Idéalement, le choix de la question est un moment de collaboration entre l’animateur et le groupe, où l’expertise pratique219 du premier sert d’appui pour optimiser l’expérience

des seconds.