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Le déclin du concept d'humanité dans "Les origines du totalitarisme" d'Hannah Arendt

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Texte intégral

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Le déclin du concept d’humanité dans Les Origines du

totalitarisme d’Hannah Arendt

Mémoire

Claudine Hébert

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Hannah Arendt analyse dans Les Origines du totalitarisme les différents événements politiques qui ont participé au développement et à l’implantation du totalitarisme au vingtième siècle. Dans ce mémoire, nous démontrerons que cette analyse impose un constat, celui d’un déclin concomitant du concept d’humanité. Nous proposons donc une recension de ce déclin dans l’ouvrage d’Arendt, en insistant sur son intensification qui se manifeste par une aggravation de ses conséquences pour certaines populations. Ces dernières partagent un sort similaire : elles sont d’une manière ou d’une autre exclues du politique. En effet, le racisme, l’apatridie et l’univers concentrationnaire constituent les différentes formes adoptées par ce déclin. L’exclusion qu’elles mettent en scène est directement liée à ce qui fonde l’humanité selon Arendt, soit l’appartenance à une communauté politique.

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Table des matières

Résumé  ...  III   Table des matières  ...  V   Épigraphe  ...  VII   Remerciements  ...  IX  

Introduction : L’humanité attaquée  ...  1  

1. L’œuvre  ...  5  

1.1 Question de méthode  ...  6  

1.2 Critiques de la compréhension arendtienne du totalitarisme  ...  9  

2. L’humanité redéfinie par l’impérialisme  ...  13  

2.1 De l’économie en politique  ...  14   2.2 Hobbes  ...  16   2.2.1 Le bourgeois hobbesien  ...  16   2.2.2 Instabilité du Léviathan  ...  20   2.3 Conséquences de l’impérialisme  ...  21   3. Le racisme  ...  25   3.1 Expliquer la différence  ...  27   3.2 Confronter la différence  ...  29   3.3. Administrer la différence  ...  31   4. L’apatridie  ...  35  

4.1 Les visages de l’apatridie  ...  36  

4.1.1 Les minorités  ...  38  

4.1.2 L’apatridie délibérée  ...  40  

4.2 L’apatridie comme nouveauté  ...  42  

5. L’exclusion  ...  43  

5.1 La communauté comme pluralité  ...  44  

5.2 La communauté comme condition au politique  ...  46  

5.3 Le refus  ...  49  

5.4 La perte et l’impuissance  ...  50  

5.5 L’égalité comme l’envers de l’exclusion  ...  52  

5.5.1 Perversion du concept d’égalité  ...  54  

5.5.2 Critique des droits de l’homme  ...  55  

6. La déshumanisation en action  ...  61  

6.1 L’idéologie totalitaire  ...  62  

6.2 La domination totalitaire  ...  66  

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6.3.1 L’assassinat de la personne juridique  ...  70  

6.3.2 La destruction de la personne morale  ...  71  

6.3.3 La destruction de l’individualité  ...  73  

7. L’humanité au tribunal  ...  77  

7.1La banalité des criminels nazis  ...  78  

7.2 Contre le déni de responsabilité  ...  81  

7.3 Le droit comme reconnaissance  ...  83  

7.4 Le crime contre l’humanité  ...  86  

Conclusion  ...  89  

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Peut-être n’y a-t-il derrière tout cela que le fait que des individus ne sont pas assassinés par d’autres individus pour des raisons humaines, mais qu’on tente de façon organisée d’exterminer la notion d’être humain.

Hannah Arendt, 17 décembre 1946 Correspondance avec Karl Jaspers

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Remerciements

Je tiens à remercier Mme Marie-Andrée Ricard pour son soutien et ses

judicieux conseils qui m’ont grandement aidé à rédiger ce mémoire. Je tiens

également à remercier les membres du jury, en particulier M. Thomas de

Koninck avec qui j’ai eu la chance d’échanger sur le sujet de la question du

mal. Enfin, je suis aussi grandement reconnaissante du support de

Mathieu-Joffre Lainé qui m’a épaulé aux différents moments de l’élaboration de ce

mémoire.

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Introduction : L’humanité attaquée

L’œuvre de Hannah Arendt reflète les tourments du vingtième siècle. Témoin et victime des débordements politiques qui secouèrent l’Europe lors de la Seconde Guerre mondiale, elle développa en conséquence une pensée soucieuse du sort réservé à l’humanité dans la modernité1. Son premier livre de philosophie politique, Les Origines du

totalitarisme (1951) décrit et examine les événements qui ont mis en danger cette même humanité.

Son expérience personnelle de l’apatridie l’amène à s’intéresser au traitement politique de l’humanité2. Son analyse démontre que dans la modernité politique inaugurée par la

Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, où s’affirme l’universalité de la dignité humaine, la conception de l’humanité a non seulement été transformée, mais elle a aussi dégénéré3. L’universalité à laquelle on associe le concept d’humanité a cédé

progressivement la place à une exclusion de certaines populations, et ce, au gré des développements politiques. L’ouvrage d’Arendt a le mérite de nous montrer différents moments de cette dégénérescence, d’en expliquer les modalités et de rendre compte de ses plus funestes répercussions.

Notre mémoire tentera de montrer que l’étude du totalitarisme est indissociable d’une étude du sort du concept d’humanité dans l’histoire politique moderne. Dans son livre, Arendt

1L’existence de Hannah Arendt fut bouleversée, comme celle de tous les Juifs d’Europe, par l’arrivée au

pouvoir des nazis. Juive allemande, l’antisémitisme exercé par le régime la force à quitter l’Allemagne. Elle habite Paris à partir de l’automne 1933 jusqu’en mai 1940, date à laquelle la France entre en guerre avec l’Allemagne. Sous les autorités françaises, elle est internée au camp de concentration de Gurs avec d’autres ressortissantes allemandes. Profitant de la confusion entourant la capitulation française, elle parvient à s’échapper avant que le camp ne tombe aux mains des Allemands. Son errance européenne prend fin en 1941, l’année où elle s’installe définitivement à New York. Durant dix-huit années de sa vie, Hannah Arendt a été réfugiée et apatride.

2 Le philosophe Eric Voegelin parvient aussi à ce constat dans sa recension de l’ouvrage : « Quoi qu’il en soit,

il ne fait aucun doute que le destin des Juifs, le massacre de masse et l’errance des personnes déplacées constituent pour l’auteur le noyau d’un choc émotionnel d’où émane son désir d’enquêter sur les causes de l’horreur, de comprendre les phénomènes politiques qui, dans la civilisation occidentale, appartiennent au même genre, et d’envisager les moyens d’endiguer le mal ». Eric VOEGELIN, « Les Origines du totalitarisme », Les Origines du totalitarisme — Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, [1953] 2002, p. 960. Nous soulignons.

3 Bien qu’aujourd’hui il soit plutôt question des droits de la personne, nous utiliserons le mot « homme » dans

cette expression, et parfois en place de l’expression « être humain » par simple cohérence avec les textes d’Arendt.

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traite du totalitarisme en tant que phénomène politique inédit, propre au vingtième siècle4.

Ce caractère inédit justifie son approche résolument généalogique : les Origines retracent « la structure élémentaire du totalitarisme »5, et elles fournissent du même coup un compte

rendu des transformations qui touchent le concept d’humanité6. En fait, le texte d’Arendt

établit que ce concept a connu une trajectoire historique particulière à partir de l’avènement de l’impérialisme moderne. Cette trajectoire est celle d’un déclin.

D’aucuns l’auront compris, notre objectif n’est pas de rendre compte de la totalité de la pensée de Hannah Arendt, ou même de l’ensemble du contenu des Origines, mais bien de clarifier le concept d’humanité qui traverse cet ouvrage en particulier. Notre but n’est pas de réfuter ou de parfaire le concept d’humanité chez Arendt, mais de comprendre et faire comprendre ce concept. En fait, il nous a semblé utile de concentrer nos efforts sur une compréhension exhaustive du texte des Origines lui-même, en nous aidant notamment des remarquables travaux de Margaret Canovan, Étienne Tassin, Roy T. Tsao, Enzo Traverso et Raymond Aron.

L’analyse du totalitarisme d’Arendt nous permettra de suivre le sort particulier du concept d’humanité dans la modernité politique. Son déclin débute avec l’impérialisme du dix-neuvième siècle et s’achève après l’instauration des camps totalitaires. Durant cette période, le concept d’humanité a subi des transformations, passant de « dogme chrétien » basé sur les idées « d’unité et d’égalité de tous les hommes entre eux [fondées] sur une commune descendance »7, à une mesure en degré entre races supérieures et inférieures et,

finalement, à une humanité jugée comme superflue.

4 L’historien français Bernard Bruneteau date la première occurrence du concept de « système totalitaire » en

mai 1923, et celle du « totalitarisme » en janvier 1925, les deux sous différentes plumes italiennes. Pour lui, ce recensement démontre qu’une « émergence aussi précisément datée d’un concept historique est un indice fort du mouvement de l’histoire, une preuve tangible d’une nouvelle vision du monde, la cristallisation en somme d’une expérience de confrontation à un phénomène politique qualitativement nouveau ». Bernard BRUNETEAU, Le Totalitarisme — Origines d’un concept, genèse d’un débat 1930-1942, Paris, Du Cerf, 2010, p. 37-8.

5 Hannah ARENDT, « Réponse à Eric Voegelin », Les Origines du totalitarisme — Eichmann à Jérusalem,

Paris, Gallimard, [1953] 2002, p. 968.

6 Par souci d’alléger le texte, lorsque nous y ferons référence, nous désignerons le livre à l’étude seulement

par le mot Origines.

7 Hannah ARENDT, « L’Impérialisme », Les Origines du totalitarisme — Eichmann à Jérusalem, Paris,

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Ainsi, nous nous intéresserons d’abord aux changements qui surviennent avec l’avènement de l’impérialisme moderne. Ce dernier marque l’entrée de la bourgeoisie dans le domaine du politique. Pour comprendre l’impact et les subtilités de l’arrivée de cette classe, Arendt utilise la philosophie de Hobbes qui décrit, selon elle, le monde politique du bourgeois, organisé autour de l’augmentation et de la conservation de l’intérêt privé. La poursuite de l’intérêt demande une consolidation du pouvoir de l’État, qui se réalise grâce au principe de l’expansion pour l’expansion. Avec l’analyse d’Arendt, nous constaterons l’inadéquation de cette motivation avec le fonctionnement du politique qui jusqu’alors s’appliquait à préserver le bien commun et à protéger la liberté des citoyens.

Nous nous intéresserons ensuite aux formes qu’emprunte le déclin du concept d’humanité, soit le racisme et l’apatridie. Chacune de ces formes décrit une facette d’une même réalité, celle de l’exclusion de l’humanité. Le racisme est directement lié au succès de l’expansion impérialiste qui dépend du pillage des richesses des territoires conquis. Cette usurpation est facilitée par la domination politique exercée sur les populations locales, et elle est justifiée par une idéologie raciste soutenant la supériorité des Européens et l’infériorité des Africains. L’implantation de la bureaucratie pour administrer les colonisés africains consolidera leur mise à l’écart ainsi que la domination des Européens. En somme, l’exclusion de l’humanité qui procède du racisme entraîne l’exclusion du politique.

Du côté des victimes de l’apatridie, le phénomène inverse se produit : parce que ces victimes sont d’emblée exclues de toute communauté politique, elles sont traitées comme non-humaines. Les Origines examinent l’apatridie de l’entre-deux-guerres qui touche des populations entières. Nous verrons qu’elle peut être circonstancielle ou issue d’une décision délibérée, mais que dans tous les cas elle rend les individus vulnérables. En effet, ces derniers se retrouvent sans aucun droit. Cette condition illustre le fait que l’appartenance à une communauté politique est nécessaire pour qu’un individu soit considéré comme un être humain. C’est autour de cette question qu’Arendt développe sa fameuse critique des droits de l’homme qui met justement en relief leur insuffisance à protéger les exclus. Pour être effectifs, les droits reposent sur une reconnaissance, celle de l’égalité. Avec les victimes de

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l’apatridie — et même celles du racisme — cette égalité est inexistante parce qu’elle leur est littéralement refusée.

Nous nous pencherons aussi sur le totalitarisme, sur ce qui témoigne le plus en lui d’une transformation du concept d’humanité, soit l’édification des camps. Les camps, et la déshumanisation qu’ils supposent, sont l’aboutissement de l’application d’une idéologie qui radicalise l’exclusion. Cette dernière va plus loin que celle qui touche initialement les victimes du racisme et de l’apatridie : les individus sont exclus d’une humanité en devenir, idéalisée par le totalitarisme, et qui nécessite une épuration. Nous verrons donc les étapes d’une déshumanisation conçue pour mener de l’exclusion à la destruction.

Enfin, en utilisant certains textes ultérieurs aux Origines, nous aborderons le cas des bourreaux et collaborateurs des régimes totalitaires, notamment celui d’Adolf Eichmann. La question du déclin du concept d’humanité concerne aussi ceux qui ont perpétré les actes auxquels réfèrent désormais les crimes contre l’humanité. Leur motivation est examinée par Arendt qui insiste sur leur responsabilité personnelle. L’examen de leurs actions par le droit constitue le meilleur moyen, selon elle, de rappeler la responsabilité humaine derrière ces crimes.

Avant d’entreprendre notre analyse sur le déclin du concept d’humanité dans les Origines, il est indispensable de s’attarder d’abord à l’ouvrage lui-même. Nous porterons évidemment attention à sa conception et à sa réception, mais aussi à certaines particularités propres au texte qui auront une incidence sur notre approche.

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1. L’œuvre

Hannah Arendt entreprend la rédaction des Origines du totalitarisme à la fin de la Seconde Guerre mondiale, au début d’une période décrite par l’historien Enzo Traverso comme l’âge d’or de l’idée de totalitarisme,c’est-à-dire le moment où cette idée « a atteint une formulation achevée et sa plus large diffusion »8. Les Origines, publiées en 1951, est

une œuvre inaugurale. La politicologue Margaret Canovan soutient qu’on y retrouve l’essentiel de la pensée politique d’Arendt, qu’il contient les germes des idées qu’elle développe dans ses textes subséquents9.

Dès sa parution, l’apport de ce texte à la recherche sur le totalitarisme est indéniable. Dans sa recension de 1954, Raymond Aron souligne la stature de l’ouvrage en déclarant simplement : « le livre de Mme Arendt est un livre important »10. Il est devenu aujourd’hui

un classique, son influence éclipse même les textes traitant du totalitarisme parus avant lui. Comme l’évoque l’historien de la philosophie moderne Arno Münster, les multiples rééditions et traductions de l’ouvrage, le nombre croissant d’études qui lui sont consacrées tendent à faire « oublier que les premières réflexions politologiques concernant le totalitarisme sous ses deux formes majeures (nazie et soviétique) remontent à une belle décennie avant la publication de l’ouvrage monumental d’Arendt »11.

8 Enzo TRAVERSO, « Le totalitarisme: jalons pour l’histoire d’un débat », Le Totalitarisme: le XXe siècle en

débat, Paris, Seuil, 2001. p. 51. Notons que la plupart des chapitres des deux premiers tomes des Origines sont des adaptations d’articles qu’Arendt a rédigés et publiés individuellement dans différents périodiques américains entre 1942 et 1946.

9 Margaret CANOVAN, Hannah Arendt : A Reinterpretation of Her Political Thought, Cambridge,

Cambridge University Press, 1997, p. 7. Dans un article consacré aux Origines, Bernard Crick parvient au même constat et énumère en détail l’influence des questions et thèmes de ce premier ouvrage sur ceux qui le suivirent : « The Human Condition (1958) makes clear her assumptions about the political, human freedom, and the capacity for action. On Revolution (1963) makes clear her assumptions about the possibilities of deliberate social change. Eichmann in Jerusalem (1963), while a livre d’occasion, extends her account of freedom in relation to totalitarian power and exemplifies what freedom should be in practice, particularly in the lack of a political tradition. And in the shortest and clearest of her works, On Violence, she answers those who preach the necessity of, or who would even make a cult of, violence; but more fundamentally she makes clear her views on the nature of power and authority ». Bernard CRICK, « On Rereading “The Origins of Totalitarianism”, Social Research, Vol. 44, no 1, Printemps 1977, p. 122.

10 Raymond ARON, « L’essence du totalitarisme », Critique, vol. 80, janvier 1954, p. 51.

11 Arno MÜNSTER, « À propos de la genèse de la théorie du totalitarisme : Hannah Arendt et Franz

Borkenau », Hannah Arendt : Totalitarisme et banalité du mal, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 63.

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À ce propos, indiquons d’emblée qu’Arendt analyse deux variétés de totalitarisme, celle du nazisme et celle du bolchevisme, mais qu’elle traite plus en détail de la première. Cette prédominance n’est pas étrangère aux informations disponibles à l’époque de la rédaction du livre, et même lors de ces rééditions subséquentes12. Pour étudier le régime nazi, elle

utilise à la fois des récits de survivants et plusieurs documents officiels, tandis que pour les Russes, elle emploie surtout des témoignages13. Cependant, dans sa préface de 1972, elle indique que l’accessibilité du matériel « n’a pas constitué un obstacle aussi grand qu’on aurait pu raisonnablement le penser »14 lors de la rédaction des Origines. Dans le cas du

totalitarisme bolchévique, elle ajoute : « pour dire la chose un peu brutalement : nous n’avions pas besoin du discours secret de Khrouchtchev pour savoir que Staline avait commis des crimes »15. Finalement, mentionnons que son analyse dégage surtout les

ressemblances entre les deux et s’attarde peu à leurs dissemblances.

1.1 Question de méthode

Du côté de la forme, « ce livre est torrentiel »16, affirme le philosophe Pierre Bouretz.

C’est-à-dire qu’« il donne l’impression d’être composé de morceaux faiblement reliés entre eux »17. Effectivement, les Origines proposent un contenu disparate qui emprunte à plusieurs disciplines. L’histoire, la sociologie, la philosophie, la science politique et le portrait littéraire s’y côtoient. Cette multiplicité des approches et des thèmes développés a prêté le flanc à une critique soutenant que l’ouvrage manque d’unité18. Arendt a elle-même

12 Notons que la déstalinisation n’a pas encore eu lieu à l’époque de la rédaction des Origines, mais aussi au

moment de sa publication en 1951, Staline étant mort en 1953.

13 Dans sa recension de l’étude de Léon Poliakov portant sur le sort des Juifs sous le troisième Reich, Arendt

affirme que les nazis sont de dignes représentants de ce qu’elle nomme l’Âge du papier, puisqu’ils ont laissé derrière eux des documents dactylographiés pour chacun de leur crime « in at least ten copies ». Hannah ARENDT, Poliakov, Leon. Bréviaire de la Haine : Le IIIe Reich et les Juifs (A Book review), Commentary, 13, 1952, p. 300.

14 Hannah ARENDT, « Préface à la troisième partie Le Totalitarisme », Les Origines du totalitarisme —

Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, [1966-71] 2002, p. 203.

15 Loc. cit.

16 Pierre BOURETZ, « Hannah Arendt entre passions et raison », Les Origines du totalitarisme — Eichmann

à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2002, p. 40.

17 Loc. cit.

18 Voegelin notait que « l’organisation du livre est en quelque sorte moins stricte qu’elle n’aurait pu l’être si

l’auteur avait plus volontiers recouru aux instruments théoriques que l’état présent de la science met à sa disposition ». VOEGELIN, op. cit., p. 962. De même, Aron affirmait que « le titre américain du livre, The Origins of Totalitarianism, ne répond pas au contenu. [...] Il s’agit de trois études juxtaposées plutôt que du traitement ordonné d’un seul et même problème ». ARON, op. cit., p. 52.

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admis que sa méthode était inhabituelle, précisant que « l’une des difficultés de ce livre est qu’il ne relève d’aucune école et ne recourt que rarement aux instruments officiellement reconnus ou officiellement controversés »19. En fait, comme elle le recommande

elle-même, il est plus juste d’aborder cette étude comme une recension des éléments qui se sont cristallisés sous la forme du totalitarisme, et non pas comme une étude du phénomène en tant que tel : « la structure élémentaire du totalitarisme est la structure cachée du livre alors que son unité la plus apparente provient de certains concepts fondamentaux qui courent comme des fils rouges à travers l’ensemble »20. Nous allons démontrer que le concept

d’humanité constitue précisément l’un de ces fils rouges.

Dans le cadre de ce mémoire, nous nous intéresserons surtout aux deux derniers tomes de cet ouvrage, soit L’Impérialisme et Le Totalitarisme. Leur contenu est directement relié, et ils sont tous deux axés sur des changements politiques chronologiques qui mettent en relief la présence d’un phénomène de déclin. Quant au premier tome, L’Antisémitisme, il est indubitablement distinct, son contenu n’étant pas explicitement rappelé dans les deux autres. Comme le note Margaret Canovan, ce tome est problématique dans l’ouvrage d’Arendt, principalement parce que ce sujet ne constitue pas un élément essentiel à la formation des régimes totalitaires. Selon Canovan, Arendt semble avoir inclus cette thématique au début de son étude à la fois pour des raisons d’intérêt personnel ainsi que pour des raisons de stricte chronologie21.

Précisons que l’intérêt que prend Arendt à l’antisémitisme tend aussi à générer une mécompréhension de son argumentaire. En présentant ce phénomène comme un élément intrinsèque au totalitarisme, on ne peut que constater son absence dans l’une des deux variétés étudiées dans son livre22. L’antisémitisme ne joue aucun rôle dans le

19 ARENDT, « Une réponse à Eric Voegelin », p. 967. 20 Ibid., p. 968.

21 CANOVAN, op. cit., p. 28.

22 ARENDT, « Préface à la troisième partie Le Totalitarisme », p. 203. Arendt évoque elle-même le caractère

secondaire de l’antisémitisme dans le développement du totalitarisme. Dans le troisième tome des Origines, elle explique que ce qui est présent dans tous les régimes totalitaires ce n’est pas l’antisémitisme, mais la nécessité d’une fiction. C’est sur cette dernière que repose la propagande totalitaire, et la sélection de son sujet émane d’un seul critère, celui du mystère. Arendt précise que l’origine de ce mystère n’a aucune importance », car dans tous les cas il s’agit d’une invention. À ce titre, l’antisémitisme nazi qui suppose une conspiration juive mondiale est aussi fictif que l’hypothèse du complot trotskiste du stalinisme. Hannah

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développement du totalitarisme bolchévique. Enzo Traverso abonde dans le même sens et étend l’inadéquation au tome sur l’impérialisme : « si la continuité existant entre l’antisémitisme, le racisme et l’impérialisme est évidente pour l’Allemagne nazie, elle apparaît bien plus problématique dans le cas de l’URSS, dont les racines ne résidaient, à l’évidence, ni dans l’antisémitisme ni dans l’expansion du capital »23.

Le contenu éclectique des Origines complexifie notre projet de recenser les occurrences du concept d’humanité. D’autre part, une seconde difficulté apparaît à la lecture du texte. À l’instar de plusieurs idées qu’Arendt y développe, l’humanité y est définie négativement, c’est-à-dire qu’elle en rend compte à rebours, soit à partir des transformations qui l’ont inévitablement déformée et niée. Par conséquent, les différentes caractéristiques de l’humanité mises de l’avant dans cet ouvrage ne sont pas normatives : l’humanité qu’elle y présente est proprement altéréepar l’impérialisme et le totalitarisme24. Il nous faudra donc extraire de ces déformations ce que signifie l’humanité pour Arendt.

Cette manière de procéder n’est pas sans précédent. À titre d’exemple, le commentateur Roy T. Tsao — qui s’intéresse au portrait de l’État dans les Origines — fait ressortir la méthode utilisée par Arendt pour mettre en évidence les fonctions fondamentales de l’État (soit l’intégration des différentes communautés au sein d’un seul corps politique et la défense de la primauté du droit). Cette méthode consiste à décrire les effets désastreux résultants de l’échec des États européens à instituer ces fonctions25. Arendt ne décrit donc

pas comment ces fonctions devraient être mises en place, elle explique plutôt les effets de cet échec, ce qui permet, du même coup de prendre conscience de l’importance de leur ARENDT, « Le Totalitarisme », Les Origines du totalitarisme — Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, [1951] 2002, p. 669.

23 TRAVERSO, op. cit., p. 63.

24 Selon le spécialiste des relations internationales Hans Morgenthau, il y aurait une normativité cachée dans

la pensée politique d’Arendt : « There is then in all political philosophy a normative element, which is hidden in Hannah Arendt’s work and does not really become explicit in the course of her argument. That is to say, how the open space is to be created, how it is to be preserved, how the natural inequality of man can be reconciled with the postulate of equality within the open space, those practical problems are not raised, and insofar as they are raised they are dismissed as being prepolitical. Hans MORGENTHAU, « Hannah Arendt on Totalitarianism and Democracy », Social Research, Vol. 44., no 1, Printemps 1977, p. 130-1.

25 Roy T. TSAO, « Arendt and the Modern State: Variations on Hegel in “The Origins of Totalitarianism” »,

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implantation. Selon nous, Arendt procède de la même manière pour le concept d’humanité. En insistant sur le fait que le totalitarisme « s’efforce d’organiser la pluralité et la différenciation infinies des êtres humains comme si l’humanité entière ne formait qu’un seul individu »26, Arendt démontre comment l’humanité est au contraire liée à l’originalité

et à l’unicité de chacun de ses membres27.

Ainsi, à la lecture des Origines nous sommes confrontés à un concept d’humanité qui est à la fois changeant et déformé. En s’intéressant à la formation du totalitarisme, Arendt retrace précisément l’histoire de ces changements qui prennent la forme d’un déclin. Si nous voulons définir le concept d’humanité, nous devons donc impérativement déduire son contenu à partir d’une description de sa transformation contre nature. Cette définition nous fournira la base qui rendra possible une meilleure compréhension des conséquences de son déclin.

1.2 Critiques de la compréhension arendtienne du totalitarisme

Certains aspectsparticuliersdes Origines ont fait l’objet de critiques de la part de plusieurs recenseurs et commentateurs. Dans le cadre de ce mémoire, il ne nous est pas apparu opportun, nécessaire ou urgent de nous prononcer sur les différents débats ou querelles que les textes d’Arendt ont suscités au cours des ans. En revanche, deux critiques méritent d’être considérées, puisque notre étude dégagera des éléments dans la pensée d’Arendt qui permettront de les réfuter.

La première est la célèbre critique du philosophe Claude Lefort. Celui-ci reproche à Arendt de ne jamais s’intéresser à la démocratie dans son ouvrage, alors qu’il lui apparaît évident que les deux formes du totalitarisme partagent une même haine de la démocratie28. Selon

nous, ce silence ne constitue pas une preuve d’un oubli délibéré, ou même d’une

26 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 783.

27 Cette idée, elle en traitera plus en détail dans son livre Condition de l’homme moderne où elle s’attarde à la

condition humaine de la pluralité, celle qui explique le mieux le fait « que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître ». Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, [1958] 1983, p. 42-3.

28 Claude LEFORT, « Hannah Arendt et la question du politique », Essais sur le politique, Paris, du Seuil,

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répugnance envers la démocratie moderne et son principe de représentation. Comme nous le verrons, les différents totalitarismes ont plutôt en commun une haine de tous les types de régimes, car fondamentalement, c’est le politique en tant que tel qu’ils détestent. À cet effet, le spécialiste de la pensée d’Arendt, Étienne Tassin, soutient à juste titre que le totalitarisme chez Arendt est paradoxalement caractérisé par un défaut de politique, c’est-à-dire qu’il « n’est plus politique, il est hors de tout régime politique en mettant le politique hors régime »29. Ce défaut dissimulerait selon lui une haine qui se manifesterait par une

domination s’exerçant sur tous les aspects de l’existence humaine, et qui engendre une impression d’intrusion excessive du politique. La domination totalitaire empêche ainsi l’exercice du politique en contrôlant tout. Enzo Traverso abonde dans le même sens. Il considère les Origines comme une étude révélant l’incompatibilité du totalitarisme au politique : « loin d’y voir la simple absorption de l’individu dans l’État, Arendt interprétait le totalitarisme comme une expérience destructrice du politique, conçu en tant que lieu d’expression de la pluralité des hommes, sans lequel il n’y aurait ni liberté ni possibilité d’action »30.

La seconde critique souvent évoquée par les commentateurs est tirée de la recension d’Eric Voegelin qui s’attaque à l’utilisation du concept de nature dans les Origines. Arendt nous apprend que l’une des visées du totalitarisme est d’atteindre un idéal précis de l’homme, et en conséquence, il tend à transformer le genre humain en entier. Arendt en conclut que conséquemment « c’est la nature humaine en tant que telle qui est en jeu »31 avec le

totalitarisme. À partir d’une curieuse lecture du texte, Voegelin prête à Arendt les intentions du totalitarisme, et l’accuse de se méprendre elle-même sur la notion de nature, qu’il définit ainsi :

la « nature » est un concept philosophique; il désigne ce qui identifie une chose comme étant une chose de telle sorte et pas d’une autre. Une « nature » ne peut être changée ou transformée. Un « changement de nature » est une contradiction dans les termes : toucher à la « nature » d’une chose signifie détruire cette chose. Concevoir l’idée d’un « changement de la nature » de

29 Étienne TASSIN, Le Trésor perdu : Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999,

p. 150-1.

30 TRAVERSO, op. cit., p. 63. Souligné par l’auteur. 31 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 811.

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l’homme (ou de quoi que ce soit d’autre) est un symptôme de l’effondrement intellectuel de la civilisation occidentale.32

Selon nous, Voegelin confond le constat d’Arendt — qui établit que le dessein du totalitarisme est le changement de la nature humaine — avec une adhésion à la faisabilité ou plausibilité de cette idée. Pourtant, dans les dernières pages Arendt énonce clairement que les expériences totalitaires n’ont pas réussi « à changer l’homme mais seulement à le détruire »33. Cette affirmation s’accorde avec la position aussi défendue par Voegelin

soutenant qu’une modification de nature signifie la destruction de cette chose. C’est pourquoi Tassin n’hésite pas à qualifier d’impertinente la critique de Voegelin, et insiste sur le fait que l’étude des camps conduite par Arendt prouve « combien au contraire toute tentative de transformation de la “nature” humaine conduit nécessairement à sa destruction »34.

Pour finir, ajoutons qu’Arendt répondit à la critique de Voegelin en précisant que l’existence d’une nature humaine inaltérable ne constitue pas l’enjeu de son livre. Les Origines cherchent à démontrer qu’une victoire du totalitarisme parviendrait « à une liquidation bien plus radicale de la liberté en tant que réalité politique et humaine que tout ce dont nous avons pu être témoins jusque-là »35. Selon Arendt, se demander si la liberté

fait partie des aptitudes fondamentales propres à cette nature humaine, ne change pour ainsi dire rien à son devenir sous le totalitarisme. La seule certitude possible lorsque confronté au totalitarisme c’est « qu’aucun domaine d’essences éternelles ne saurait nous consoler si l’homme devait perdre ses aptitudes »36. Au cours des pages qui suivent, nous serons à

même de décrire ce qu’il en coûte à l’homme de perdre certains attributs propres à l’humanité.

32 VOEGELIN, op. cit., p. 964-5.

33 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 811. Nous soulignons. 34 TASSIN, op. cit. p. 141. Nous soulignons.

35 VOEGELIN, op. cit., p. 973. 36 Loc. cit.

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2. L’humanité redéfinie par l’impérialisme

Le déclin du concept d’humanité coïncide avec l’avènement de l’impérialisme du dix-neuvième siècle. À compter de ce moment, l’humanité, comprise comme une qualité également partagée par tous malgré « la diversité des formes que pouvait revêtir la nature identique et omniprésente de l’homme »37, est remise en question. Il en est de même avec la

place que cette notion occupe comme principe directeur des décisions politiques, domaine qui jusqu’alors s’occupait de l’organisation des hommes. Ces mises en cause dépendent de plusieurs événements propres à cette période, tels l’émancipation politique de la bourgeoisie qui transforma l’orientation des choix politiques, le développement d’une idéologie raciste qui instaura une hiérarchie entre les peuples, et la dégénérescence de l’État-nation qui rendit possible l’irrésolution de l’apatridie au siècle suivant. L’étude de ces circonstances établit à la fois en quoi le concept d’humanité subit un déclin, pourquoi ce dernier débute à ce moment précis et par quelles formes il se manifeste. Dans ce chapitre, nous allons nous attarder à ces premières interrogations. Les formes du déclin seront analysées dans les sections consacrées au racisme et à l’apatridie.

L’impérialisme opéra un changement crucial dans l’organisation politique des sociétés en faisant disparaître la distinction entre le domaine privé et public. Nous verrons que cette disparition est tributaire de l’introduction de la bourgeoisie dans la gestion des affaires politiques. Le principe de séparation entre les deux domaines est primordial dans la pensée de Hannah Arendt, car il contribue à bien délimiter ce qui relève du politique. Margaret Canovan estime que pour Arendt le développement de la modernité et l’avènement de la société ont déformé cette séparation. Pour le dire simplement, certaines choses qui étaient jusqu’alors publiques sont devenues privées, et d’autres qui étaient privées ont investis le domaine public38. Chez Arendt, on retrouve cette déformation dans l’impérialisme, qui

érige l’élévation des intérêts privés « au rang de principe politique officiellement consacré »39. Nous constaterons que ce changement en entraîne inévitablement un autre,

soit celui du rôle de citoyen. La démonstration d’Arendt s’appuie sur la philosophie de

37 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 439.

38 Margaret CANOVAN, « Politics as Culture: Hannah Arendt and the Public Realm», in Hannah Arendt:

Critical essays, New York, State University of New York Press, 1994, p. 180.

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Hobbes qui souligne aussi l’instabilité fondamentale d’un État construit sur la conservation des intérêts privés.

2.1 De l’économie en politique

L’impérialisme moderne se démarque des autres phénomènes politiques — et des formes plus anciennes d’impérialisme — par l’apparition de l’économie dans le domaine du politique40. Pour résumer, cette introduction relève d’une crise économique qui toucha

certains États européens au dix-neuvième siècle. L’origine de cette crise émane d’« une épargne excessive qui ne parvenait plus à trouver d’investissement productif à l’intérieur des frontières nationales »41. En réponse à ces surplus de capitaux, les classes possédantes

ont réclamé le développement d’une politique étrangère leur permettant de solutionner le problème de l’étroitesse des marchés nationaux. Cette demande fut le premier pas vers la mondialisation qui marque désormais les échanges économiques entre États.

À cette époque, la recherche de débouchés à l’étranger ne pouvait s’effectuer sans une expansion équivalente du pouvoir, seul moyen de garantir les risques que représentait l’exportation des capitaux et de protéger l’augmentation des profits qui devaient en découler. La démarche s’accompagna ainsi d’une exportation des instruments de la violence (la police et l’armée) qui se portèrent au service du pouvoir. Grâce à cette tactique, les puissances européennes concernées ont réussi à s’approprier les richesses de certains territoires africains, et elles engrangèrent par suite des profits colossaux.

La nécessité économique qui met en branle l’impérialisme moderne a été le sujet de nombreux ouvrages, notamment Imperialism : A study (1902) de J.A. Hobson, Le Capital financier (1910) de Rudolf Hilferding, L’accumulation du capital (1913) de Rosa

40 L’historien britannique Eric Hobsbawm émet un même constat et insiste sur l’aspect économique comme

distinction entre l’impérialisme moderne et l’ancien. Il rappelle que c’est la conquête coloniale qui a caractérisé de prime abord l’impérialisme du dix-neuvième siècle, ce dernier devint réellement singulier lorsqu’il « acquit en tant que concept, une dimension économique qu’il n’a jamais perdue depuis. C’est pourquoi toute référence aux anciennes formes d’expansion politique et militaire est nulle et non avenue. Si les empires et les empereurs avaient déjà une longue histoire derrière eux, l’impérialisme était un phénomène radicalement nouveau ». Eric HOBSBAWM, L’Ère des empires 1875-1914. Paris, Fayard, [1987] 1989, p. 84.

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Luxemburg et L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916) de Lénine. Malgré l’utilisation abondante de ces textes par Arendt dans les Origines, son approche se distingue de celle de ces différents auteurs. En effet, elle délaisse l’aspect strictement économique du phénomène pour s’intéresser à son contenu politique. L’émancipation politique de la bourgeoisie retient en particulier son attention. Arendt s’oppose donc à la célèbre thèse de Lénine, et elle affirme que « l’impérialisme doit être compris comme la première phase de la domination politique de la bourgeoisie bien plus que comme le stade ultime du capitalisme »42.

Arendt relativise le caractère économique de l’impérialisme pour s’intéresser aux changements que ce dernier entraîne au sein du politique. Elle porte une attention particulière aux décisions politiques de l’époque qui sont indéniablement influencées par des préoccupations économiques. Avec l’impérialisme, les principes qui orientent leur adoption s’inversent, car « pour la première fois ce ne fut pas l’investissement du pouvoir qui prépara la voie à l’investissement de l’argent, mais l’exportation du pouvoir qui suivit docilement le chemin de l’argent exporté »43. Cette inversion témoigne aussi d’un

changement au sein des dirigeants politiques européens, un groupe dorénavant majoritairement composé par des membres de la bourgeoisie. Cette classe était jusqu’alors traditionnellement défavorable à toute implication dans les activités de l’État, tout comme elle l’était quant à l’implication de l’État dans les siennes. C’est seulement lorsque l’État-nation européen se révéla trop étroit pour ses ambitions économiques que la bourgeoisie mit fin à son attitude antérieure et a investi le politique.

La méfiance traditionnelle de la bourgeoisie envers le politique révèle la nécessité pour eux de le reconfigurer. Effectivement, une fois devenus des politiciens, ils ont importé les « pratiques et [les] procédés qui étaient ceux de particuliers »44, ce qui signifie que le

politique s’orienta désormais selon des intérêts privés plutôt que selon des intérêts publics ou nationaux. S’attaquant d’abord aux relations internationales, ces pratiques et procédés se

42 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 389. 43 Ibid., p. 384.

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sont étendus « lentement à la politique intérieure »45, et la poursuite des intérêts privés s’est

fait sentir à la fois entre les États, mais aussi entre les citoyens d’un même État. Cette intrusion des intérêts privés dans le politique — conséquence de l’émancipation politique de la bourgeoisie — entame le déclin du concept d’humanité. Les principes que cette classe revendique inspirent à la fois le développement de l’impérialisme tout en remettant en question les liens entre les individus et entre les nations. Selon Arendt, il est possible de saisir les origines et les implications de cette émancipation en explorant la pensée de Thomas Hobbes.

2.2 Hobbes

L’intérêt d’Arendt pour Hobbes émane de ce constat : il s’agit du « seul grand philosophe que la bourgeoisie puisse revendiquer à juste titre comme exclusivement sien »46. Plus

encore, elle affirme qu’il en donne un portrait presque complet dans son Léviathan, une analyse qui n’a jamais été dépassée ni améliorée en plus de trois cents ans47. La philosophie

de Hobbes présente des éléments qui permettent de comprendre ce qui mine le politique lorsque la bourgeoisie en dirige les orientations et décisions. Sa description du bourgeois atteste que ce dernier est amputé de la liberté indispensable pour participer à la vie politique d’une communauté. L’État Léviathan, quant à lui, incarne « une communauté fondée seulement sur le pouvoir »48, et sa pérennité repose sur une poursuite continue de

l’accumulation de pouvoir. La nécessité de cette poursuite démontre l’instabilité inhérente à une politique d’expansion telle qu’on la retrouve dans l’impérialisme moderne.

2.2.1 Le bourgeois hobbesien

Le portrait du bourgeois peint par Hobbes est prospectif. Arendt nous prévient qu’il présente « l’homme tel qu’il allait devoir devenir et tel qu’il allait devoir se comporter s’il voulait entrer dans le moule de la future société bourgeoise »49. Ce portrait n’a pas été

formé à partir de réalités historiques ou même de faits, il repose plutôt sur une description 45 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 389. 46 Ibid., p. 390. 47 Loc.cit. 48 Ibid., p. 394. 49 Ibid., p. 395.

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intuitive de la part de Hobbes qui tentait de prévoir « les besoins politiques du nouveau corps social de la bourgeoisie montante »50.

Hobbes pose la consolidation de l’intérêt particulier comme motivation première de chaque être humain. L’augmentation du pouvoir par l’homme est une passion fondamentale qui participe à la réalisation et à la conservation de son propre intérêt. Toutefois, le partage de cette ambition par tous rend chacun potentiellement vulnérable. Comme le rappelle Arendt, « Hobbes s’appuie sur la théorie de l’état de nature, la “condition de guerre perpétuelle” de tous contre tous »51. Les relations entre individus au sein d’un tel monde sont compétitives,

elles reflètent une lutte pour le pouvoir : homo homini lupus est. En conséquence, les hommes n’ont rien en partage, tous sont solitaires. L’autre n’est un semblable que dans la mesure où il possède le même potentiel meurtrier, c’est-à-dire la même ambition pour l’accumulation de pouvoir : « l’égalité des hommes entre eux se fonde sur le fait que chaque homme a par nature assez de pouvoir pour en tuer un autre »52. Cette égalité n’est

pas un gage de solidarité. Au contraire, celle-ci est sévèrement érodée par cette tendance à la compétition. L’homme est de nature égoïste, et aucune solidarité avec autrui n’existe pour le modérer dans son ambition. Dès lors, le besoin d’une puissance capable de protéger les uns des autres devient une nécessité.

L’État est fondé en réponse à cette insécurité dans laquelle tous les hommes se retrouvent. Il constitue le seul lien qui rend possible la coexistence des individus, car il n’y a pas de véritable vivre ensemble chez Hobbes comme le précise Arendt :

Ainsi, pour Hobbes, la solidarité dans n’importe qu’elle forme de communautés est une affaire temporaire et limitée; elle ne modifie pas essentiellement le caractère solitaire et privé de l’individu (qui ne trouve « aucun plaisir mais au contraire mille chagrins dans la fréquentation de ses semblables, lorsque aucun pouvoir ne réussit à les tenir tous en respect ») ni ne crée de liens permanents entre lui-même et ses semblables.53

50 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 394. 51 Loc. cit.

52 Ibid., p. 391. 53 Loc. cit.

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Tenir tous les hommes en respect, c’est-à-dire les soumettre à l’État, constitue la seule manière d’instaurer une quelconque forme de vie collective. Cette soumission repose sur une délégation des droits et libertés des citoyens à l’État. Ce dernier obtient en retour le monopole du pouvoir. En échange, les citoyens sont protégés par l’État.

Annelies Degryse soutient que pour Arendt la signification de la liberté se transforme avec Hobbes. Selon lui, l’homme n’est pas libre, il est en fait libéré54. Cette libération entraîne

une privation, celle d’une expérience politique authentique. Pour Hobbes, le politique est la prérogative de l’État. Non seulement ce dernier libère les individus du souci du danger, mais il les libère aussi de toutes responsabilités sociales et politiques. Ce faisant, l’homme n’a aucun intérêt à établir des relations avec autrui. L’État ne corrige pas cette situation, au contraire il encourage cet isolement.

À vrai dire, pour Hobbes, le bourgeois sait s’adapter à ce régime politique qu’est la tyrannie, comprise comme une limitation autoritaire de la liberté. L’isolement radical dans lequel se retrouve l’homme hobbesien n’émane pas uniquement de son égoïsme « naturel », mais surtout de sa soumission absolue au Léviathan. L’individu est toujours isolé et reste potentiellement vulnérable même avec la protection de l’État, car ce n’est pas une association qui le protège, mais sa collaboration sous forme de soumission qui le rend tout à fait impuissant. La communauté du Léviathan est une société atomisée, laissant présager la société de masse du vingtième siècle55.

Selon l’interprétation d’Arendt, l’homme que dépeint Hobbes est profondément déformé56.

Il est « privé de raison, incapable de vérité, sans libre arbitre — c’est-à-dire incapable de

54 Annelies DEGRYSE, « The Sovereign and the Social: Arendt’s Understanding of Hobbes », Ethical

Perpsectives: Journal of the European ethics network, vol. 15, no 2, K.U. Leuven, 2008, p. 244. Dans son texte « Qu’est-ce que la liberté? », Arendt précise que chez Hobbes la liberté politique se traduit par la sécurité. Pour Hobbes, « la condition de toute liberté est le fait d’être libéré de la peur ». Hannah ARENDT, « Qu’est-ce que la liberté », La Crise de la culture, Paris, Gallimard, [1960] 1972, p. 195.

55 Dans le tome sur le totalitarisme, Arendt décrit la composition des masses qui apparaissent au vingtième

siècle. Ces dernières ont été formées « à partir de fragments d’une société hautement atomisée, dont la structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte n’étaient limitées que par l’appartenance à une classe ». Elle ajoute que « la principale caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité et l’arriération, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux ». ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 626. Nous soulignons.

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responsabilité »57. Il manque à cet individu plusieurs qualités fondamentales capables

d’influencer son destin et qui rendent aussi possible l’exercice de sa citoyenneté. Car, en remettant ses droits et libertés à l’État, l’homme n’influence pas la société dans laquelle il vit. Dans une telle société composée d’individus « tous pourvus par la nature d’une égale aptitude au pouvoir et semblablement protégés les uns des autres par l’État »58, il n’y a plus

que le hasard qui détermine les vainqueurs et les vaincus. Le succès ou la déchéance de l’homme hobbesien n’est plus l’aboutissement de ses propres gestes et décisions.

L’analyse d’Arendt montre que la mise en application pratique du système hobbesien ne permet qu’un affranchissement partiel de la peur. La soumission au Léviathan suppose l’omniprésence d’une peur irrépressible. Arendt ironise qu’une telle peur ne constitue pas une preuve que homme est en sécurité, ce qui signifie que ce système ne se débarrasse pas réellement de l’état de nature où chacun est l’ennemi de tous59. Dans le Léviathan, l’individu n’est pas encouragé à développer des relations, des échanges ou même des pactes avec ses semblables. La seule chose que lui demande l’État c’est une obéissance absolue et aveugle :

[Hobbes] devina que ce nouveau type d’humain devrait nécessairement idolâtrer le pouvoir lui-même, qu’il se flatterait d’être traité d’animal assoiffé de pouvoir, alors qu’en fait la société le contraindrait à se démettre de toutes ses forces naturelles, vertus et vices, pour faire de lui ce pauvre type qui n’a même pas le droit de s’élever contre la tyrannie et qui, loin de lutter pour le pouvoir, se soumet à n’importe quel gouvernement en place et ne bronche même pas quand son meilleur ami tombe, victime innocente, sous le coup d’une incompréhensible raison d’État.60

Certes, dans l’État Léviathan l’homme est protégé des autres, mais il n’est aucunement protégé de l’arbitraire de l’État.

57 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 390. 58 Ibid., p. 393.

59 Ibid., p. 394. 60 Ibid., p. 399.

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2.2.2 Instabilité du Léviathan

« Si l’homme était vraiment la créature que Hobbes a voulu voir en lui, il serait incapable de fonder le moindre corps politique »61 soutient Arendt. En effet, au sein du Léviathan,

l’isolement des citoyens ne semble pas résorbable, et leur loyauté envers lui est conditionnelle à la sécurité que ce dernier procure. Cette loyauté n’émane pas d’une parenté, d’un contrat social ou d’une constitution, elle provient des « intérêts individuels eux-mêmes, de sorte que “l’intérêt privé est le même que l’intérêt public” ».62 Ce constat

présente une autre particularité de la philosophie de Hobbes : le politique y est lui aussi déformé. Cette déformation est l’exact pendant de celle de l’homme, et se fonde sur l’abandon de toute séparation entre le privé et le public. Comme l’explique Degryse, selon l’interprétation d’Arendt, l’individu chez Hobbes est dépourvu d’un accès au domaine public, et du même coup, il est privé de toute expérience politique authentique63. Les

affaires publiques sont la prérogative de l’État. Pour ce citoyen — qui n’a de citoyen que le nom —, l’unique domaine qu’il peut investir est celui du privé. La seule manière d’exercer sa citoyenneté est par la soumission.

Cette citoyenneté altérée pose problème. Le politicologue George Kateb souligne que chez Arendt, la citoyenneté est comprise comme une partie intégrante de l’identité d’un individu, et constitue l’unique garantie d’un sens de la limitation et de la réalité64. Dans la théorie de

Hobbes, on pourrait s’attendre que les citoyens transfèrent ces fonctions de « limite » et de « sens de la réalité » à l’État en même temps que le monopole du pouvoir. Mais, il n’en est rien : la chasse sans relâche de l’accumulation de pouvoir qui anime les hommes dans l’état de nature est le seul élément transmis.

Arendt affirme que « la République de Hobbes est une structure vacillante qui doit sans cesse se procurer de nouveaux appuis à l’extérieur si elle ne veut pas sombrer du jour au lendemain dans le chaos dépourvu de but et de sens des intérêts privés dont elle est

61 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 391.

62 Ibid., p. 390. Le passage entre guillemets est tiré du Léviathan de Hobbes. 63 DEGRYSE, op. cit., p. 240.

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issue »65. La sécurité des « citoyens » du Léviathan n’est donc pas garantie par le monopole

du pouvoir. C’est plutôt l’accumulation perpétuelle par l’expansion qui doit consolider la stabilité et la pérennité de l’État, une exigence qui « doit tôt ou tard détruire les limites territoriales existantes »66. Ainsi, le succès de l’expansion n’est pas du tout assuré, puisque

l’État se retrouve confronté à d’autres qui le menacent dans sa poursuite de l’accumulation. En somme, le Léviathan est fondamentalement instable. Condamné à poursuivre le pouvoir, il est maintenu dans une situation de guerre permanente avec les autres États. Ce but dévoile la contradiction inhérente au système de Hobbes : l’accumulation du pouvoir par le biais de l’expansion a toujours « besoin d’une proie à dévorer dans son fonctionnement perpétuel »67. Ce qui met réellement en péril la sécurité de chacun — l’accumulation de

pouvoir — ne peut jamais s’arrêter. Du coup, la sécurité des citoyens n’est jamais tout à fait assurée.

2.3 Conséquences de l’impérialisme

À la lumière de ce portrait, nous pouvons attester que Hobbes s’impose comme le philosophe de la bourgeoisie. Par le fait même, ce portrait met à jour aussi les fondements de l’avènement de l’impérialisme moderne. On retrouve la recherche du pouvoir et de l’intérêt particulier des bourgeois hobbesiens chez les impérialistes, notamment dans leur propension à instaurer une politique mondiale au service de leur propre investissement. Chez les deux groupes, les décisions politiques sont prises en phase avec leurs intérêts plutôt qu’avec ceux de la communauté ou de la nation, puisqu’ils confondent leurs intérêts avec ceux de l’État. En ce sens, l’historien Charles Zorgbibe a raison d’affirmer que « la tragédie de l’impérialisme selon Hannah Arendt, c’est qu’il “corrompt” le corps politique »68.

Pour les impérialistes, la question de la primauté de la nation se révèle particulièrement problématique. La plupart des États européens reposent sur le principe de nationalité,

65 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 394. Nous soulignons. 66 Ibid., p. 399.

67 Ibid., p. 400.

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à-dire qu’ils sont fondés « sur le consentement actif d’une population homogène à son gouvernement »69. La poursuite d’une accumulation perpétuelle — voire illimitée — se

heurte inévitablement à cette réalité : l’État-nation « plus que tout autre corps politique [est défini] par des frontières et des limitations à toute conquête possible »70. Les

impérialistes ont réagi à cette limitation non pas comme si elle n’existait pas, mais plutôt comme si elle ne pouvait empêcher le processus irrésistible de « l’expansion pour l’expansion ». Rappelons avec l’économiste Rudolf Hilferding que l’impérialisme appelle au dépassement de l’idée de nation, motivé qu’il est par l’atteinte d’un monopole. En conséquence, il cherche à s’affranchir de toutes limitations — notamment les frontières nationales —, car elles entravent l’accumulation du capital71. Le monopole n’est atteignable

que par une expansion continue et illimitée qui bafoue inexorablement le principe de nationalité.

L’incohérence derrière le principe de « l’expansion pour l’expansion » fut évidente lorsqu’il se heurta à des frontières que l’on ne peut ignorer,telles la condition humaine et les frontières physiques de la planète72. Confronté à ces limites, la contradiction inhérente à

l’impérialisme moderne est révélée : le processus de l’expansion ne peut jamais cesser ni se stabiliser, « mais seulement déclencher les unes après les autres toute une série de catastrophes destructrices une fois ces limites atteintes »73.

L’impérialisme amorce donc le déclin du concept d’humanité par l’adoption des attitudes et valeurs bourgeoises dans le domaine du politique. Dès lors, les décisions politiques sont motivées par une relance de l’accumulation du capital par l’expansion territoriale. Cette nouvelle orientation fait en sorte que le bien public — compris comme un bien commun à tous les citoyens — est remplacé par les intérêts d’une seule classe. Cette situation précise mine le concept d’humanité. Comme nous l’avons vu avec la pensée de Hobbes,

69 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 372. 70 Ibid., p. 380.

71 Rudolf HILFERDING, Le Capital financier, Paris, de minuit [1910] 1970 p. 452.

72 Dans ce contexte, Arendt réfère surtout à la condition humaine de la mortalité : « Les possédants qui ne

consomment pas mais s’acharnent à étendre leur avoir se heurtent continuellement à une limitation bien fâcheuse, à savoir que les hommes doivent malheureusement mourir. La mort, voilà la véritable raison pour laquelle propriété et acquisition ne pourront jamais devenir un principe politique authentique ». ARENDT, « L’Impérialisme », p. 398.

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l’individualisme bourgeois entame progressivement les liens politiques entre les individus, contribuant à les isoler à outrance, soit à les rendre de plus en plus étrangers les uns aux autres. À cet égard, George Kateb a raison d’affirmer que l’analyse d’Arendt démontre que sous la gouverne de la bourgeoisie et de ses idéaux, l’idée de citoyenneté est continuellement atténuée, pour ne pas dire attaquée74.

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3. Le racisme

Hannah Arendt accorde une grande importance au phénomène du racisme dans les Origines. Il tient une place prépondérante dans les premières esquisses du livre, étant le thème d’une section à part entière75. Dans la version définitive de l’ouvrage, ce sujet

occupe certains chapitres du tome sur l’impérialisme, soit « La pensée raciale avant le racisme », « Race et bureaucratie » ainsi qu’une partie du chapitre « L’impérialisme continental ». Arendt retrace dans ces chapitres la création — ou comme elle le dit elle-même la dégénérescence — de cette idéologie à partir du dix-huitième siècle en Europe76.

Son étude du racisme s’ouvre avec les premières élaborations structurées de pensées racistes, et elle poursuit avec une recension de ses différentes prétentions scientifiques pour enfin s’intéresser à sa transformation en principe d’organisation politique.

Dans ces chapitres, Arendt soutient que la prédominance de l’intérêt bourgeois n’est pas le seul changement à survenir dans le domaine du politique au dix-neuvième siècle. Ironiquement, l’impérialisme et la colonisation européenne de l’Afrique démontrent la possibilité pour une société de « fonctionner selon d’autres principes qu’économiques »77.

En effet, l’instauration des colonies n’a pas créé des sociétés capitalistes, elle a plutôt implanté des sociétés raciales, profondément inégalitaires78. Cette particularité reposesur la nature de l’impérialisme lui-même qui, rappelons-le, a pour but une expansion au service de l’enrichissement de la bourgeoisie européenne. Comme le souligne l’absence de toute intégration ou assimilation des populations locales, la bourgeoisie ne nourrissait aucune intention humanitaire en Afrique. Les impérialistes voulaient que « l’Africain reste africain »79, c’est-à-dire qu’ils considéraient les pays d’Afrique comme des moyens. À cet

75 C’est ce que nous révèle la biographe Elisabeth Young-Bruehl : « [...] Hannah Arendt changea plusieurs

fois l’organisation d’ensemble du livre et le contenu de la dernière partie. Elle démarra avec la composition en trois parties que reflétait si dramatiquement le titre : Les trois piliers de l’enfer, proposant onze chapitres sous les en-têtes “De l’antisémitisme”, “De l’impérialisme”, “Du racisme”. Elisabeth YOUNG-BRUEHL, Hannah Arendt, Paris, Anthropos, 1982, p. 265.

76 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 415. 77 Ibid., p. 479.

78 Cette absence de développement capitaliste en Afrique s’accorde avec la thèse de Rosa Luxemburg qui

soutient que l’accumulation du capital dépend de l’existence de « couches sociales non capitalistes », ce qui fait de l’impérialisme « l’expression politique de l’accumulation du capital dans sa course pour s’emparer des restes du monde non capitaliste ». Cité par Arendt en note dans « L’Impérialisme », p. 402.

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égard, la pensée de Hobbes « apporte le meilleur fondement théorique possible à ces idéologies naturalistes qui maintiennent les nations à l’état de tribus, séparées par nature les unes des autres, sans nul contact possible, inconscientes de la solidarité humaine et n’ayant en commun que l’instinct de conservation que l’homme partage avec le monde animal »80.

Nous verrons que ce manque d’intégration et d’assimilation s’affirme plutôt comme un refus fortement influencé par une idéologie raciste qui se développa simultanément aux colonies.

Dans les Origines, Arendt s’intéresse surtout aux répercussions du racisme. En tant qu’idéologie, elle considère qu’il influence l’organisation politique, qu’il peut détruire les nations et l’humanité81. Ce caractère destructeur émane d’une compréhension pervertie du

concept d’humanité, car le racisme nie « dans son principe théorique même la possibilité d’un genre humain commun à tous les peuples »82. Il conçoit l’humanité divisée en plusieurs races étrangères les unes aux autres, comme si « les races brunes, jaunes et noires descendent de quelque espèce de singes différente de celle de la race blanche »83.

En somme, l’analyse d’Arendt démontre que le racisme, en divisant les hommes en races, dénature aussi le concept d’humanité. Comme l’explique Roy T. Tsao, « to conceive of oneself in a way that would completely deny any commonality with other human beings is possible only through an incoherent distorsion of what it is to be a human subject »84. Dans

cette perspective, elle annonce le potentiel destructeur du racisme : « la race est, politiquement parlant, non pas le début de l’humanité mais sa fin, non pas l’origine des peuples mais leur déchéance, non pas la naissance naturelle de l’homme mais sa mort contre nature »85. Nous verrons donc que le racisme divise ce qui devrait en principe être

indivisible, soit l’humanité en tant qu’espèce.

80 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 415. 81 Ibid., p. 420.

82 Ibid., p. 507. 83 Ibid., p. 414.

84 TSAO, op. cit., p. 123.

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3.1 Expliquer la différence

Arendt affirme que « chaque fois que les peuples européens ont concrètement tenté d’englober tous les peuples de la terre dans leur conception de l’humanité, ils ont été irrités par l’importance des différences physiques entre eux-mêmes et ceux qu’ils rencontraient sur les autres continents »86. L’existence des différences posait problème pour les

Européens, puisque leur compréhension de l’humanité était largement tributaire du dogme chrétien « d’unité et d’égalité de tous les hommes entre eux, fondée sur une commune descendance à partir d’un groupe originel de parents »87. Cette confrontation est à l’origine

du développement de doctrines naturalistes aux prétentions scientifiques qui s’efforcèrent d’expliquer « la diversité des formes que pouvait revêtir la nature identique et omniprésente de l’homme »88. Ces doctrines constituent ce qu’Arendt nomme la pensée raciale.

Elle établit que ce sont les Britanniques qui cherchèrent à réellement expliquer les différences raciales89. Il s’agit aussi des premiers à développer une pensée véritablement

raciale en adoptant l’idée d’une hiérarchisation des races. À ces yeux, la notion de hiérarchie serait familière aux Britanniques, car « selon l’opinion couramment répandue par les tories du XIXe siècle, l’inégalité faisait partie du caractère national de l’Angleterre »90. D’ailleurs, Arendt n’hésite pas à attribuer la paternité d’un nationalisme anglais teinté d’un sentiment racial à Edmund Burke et son concept d’héritage qu’évoquent les droits des Anglais. Burke s’opposait à la proclamation française des droits de l’homme. Selon lui, les libertés anglaises sont moins abstraites que ces droits, puisqu’elles émanent d’une constitution, d’un « héritage inaliénable transmis par nos aïeux et que nous devons transmettre à la postérité »91. Pour Burke, les droits et libertés sont issus d’un legs, ils

reflètent une relation humaine particulière et distincte de toutes les autres.

86 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 439. 87 Loc. cit.

88 Loc. cit.

89 À ses débuts au dix-huitième siècle, la pensée raciale est surtout utilisée en réaction aux événements

politiques de l’époque. En France, elle transpose les rapports de classes où chacune est considérée comme étrangère aux autres par son origine distincte. Au dix-neuvième siècle, dans l’Allemagne occupée par Napoléon, elle prend la forme d’un nationalisme cherchant à unifier tous les peuples de langue allemande. Selon Arendt, ces deux formes n’incarnaient pas un racisme en bonne et due forme, car elles soutenaient « encore le pilier central de l’identité nationale authentique : l’égalité de tous les peuples » Ibid., p. 425-6.

90 Ibid., p. 438.

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