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6. La déshumanisation en action 61

6.2 La domination totalitaire 66

Ainsi, ce qui rend le totalitarisme si terrible n’est pas uniquement son idéologie. Arendt rappelle que « les idéologies ne sont inoffensives, elles ne sont des opinions arbitraires que tant qu’on ne les prend pas au sérieux »234. C’est lorsque le totalitarisme agit, lorsque l’idéologie est fidèlement actualisée par la domination totalitaire que la déshumanisation est mise en branle et que les individus sont réellement en danger. Dans son projet d’instaurer l’homme nouveau, le totalitarisme n’a aucune intention d’aider les hommes à parvenir à cet idéal. Son jugement est à cet égard sans appel : tous ceux qui ne sont pas conformes à l’entreprise totalitaire en sont nécessairement les ennemis, et ils mettent en péril sa

229 TASSIN, Le trésor perdu, p. 149. 230 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 822. 231 Ibid. p. 559.

232 ARON, op. cit., p. 67.

233 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 559. 234 Ibid., p. 809.

réalisation. La mise à l’écart et l’élimination sont les moyens que le totalitarisme adopte pourarriver à ses fins.

Les adversaires politiques sont les premiers visés par la répression du totalitarisme. Ils constituent les seules victimes à ne pas être issues d’une sélection arbitraire, leur opposition les ayant désignés comme des ennemis. Ils sont les seuls à ne pas être complètement déshumanisés par les camps, puisque leurs actions et opinions sont à l’origine de leur sort, ils ont donc une véritable responsabilité envers celui-ci. Selon Arendt il est en quelque sorte faux de croire qu’il n’y a pas d’espace pour l’opposition au sein du totalitarisme : « théoriquement, choisir l’opposition reste également possible dans les régimes totalitaires : mais une telle liberté est, en vérité, annihilée si commettre un acte volontaire assure seulement un “châtiment” que n’importe qui d’autre pourrait subir de toute façon »235. En

effet, une fois implanté, le totalitarisme élargit progressivement la liste de ses ennemis. Cela annule le sens initial des actions posées par les adversaires politiques, puisque leur dissension ne démarque en rien leurs actions, elle ne leur vaut pas un sort différent que les victimes désignées par le régime.

Lorsque les opposants politiques sont neutralisés, « la chasse aux “ennemis objectifs” est ouverte, alors seulement la terreur devient la substance réelle des régimes totalitaires »236.

Cette terreur c’est celle de la désignation d’innocents comme ennemis. Ils sont innocents précisément parce qu’ils ne sont coupables d’aucun acte répréhensible. La domination s’attaque à un groupe d’individus qu’elle estime mettre en danger la réalisation du projet totalitaire.

La catégorie des ennemis objectifs est changeante, elle a la particularité de s’adapter aux circonstances. Plus encore, même si ces dernières font défaut ou ne sont pas les bonnes, le régime n’hésite pas à en faire fi, car il peut rétroactivement qualifier de criminelles certaines actions. Cette flexibilité rend possible l’agrandissement de la liste des ennemis. Pour Arendt, cette multiplication des victimes est une autre preuve de l’apolitisme du totalitarisme qui n’instaure pas une stabilité dans le monde. Au contraire, puisque dans sa

235 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 776. 236 Ibid., p. 762.

progression, il « ne cesse de buter sur de nouveaux obstacles à éliminer »237, il s’affirme

comme un mouvement. La seule stabilité qui résulte de ce mouvement est celle des camps dont la pérennité est assurée par cette génération continuelle de nouveaux détenus238.

Cette production constante de victimes appuie l’idée que le totalitarisme incarne un phénomène nouveau, et qu’il se démarque de tous les autres types de régime. Comme l’explique Raymond Aron, la nouveauté du totalitarisme ne réside pas dans la manifestation de la domination, mais dans le fait qu’avec le temps « la passion idéologique ne s’apaise pas, elle s’exaspère. [...] De même, la terreur totalitaire s’intensifie avec le temps. Elle se déchaîne à plein quand le régime n’a plus d’adversaires »239.

La multiplication des victimes impose un constat : tous les êtres humains seront éventuellement considérés comme les ennemis de l’entreprise totalitaire. Le renouvellement sans fin des ennemis laisse deviner la prétention totalitaire à pouvoir se passer de toute forme d’appui humain. C’est pour cette raison qu’Arendt soutient que « le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus »240. L’inhumanité du totalitarisme — ou le déclin total du concept d’humanité — se retrouve dans cette prémisse de la superfluité humaine. Ce qui est précisément superflu, ce n’est pas les êtres humains en tant qu’êtres physiques, mais les qualités qui fondent leur humanité, telle l’existence de la liberté politique, « la quintessence de la condition humaine »241. La liberté humaine est indésirable pour ces régimes,

puisqu’elle est porteuse d’une imprévisibilité, du fait que l’homme peut changer d’idée, se

237 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 766.

238 Arendt énumère les victimes de cette génération continuelle de nouveaux ennemis chez les nazis et les

bolcheviks. Ainsi, en plus des Juifs, les nazis « avaient pris les premières dispositions nécessaires pour la liquidation du peuple polonais, tandis que Hitler allait jusqu’à projeter de décimer certaines catégories d’Allemands ». Pour les seconds, la liste est plus exhaustive : « les Bolcheviks, qui s’en étaient d’abord pris aux descendants des anciennes classes dirigeantes, appliquèrent à plein leur terreur contre les koulaks [...]; ceux-ci furent bientôt suivis par les Russes d’origine polonaise [...], les Tatars et les Allemands de la Volga pendant la guerre, les anciens prisonniers de guerre et les unités d’occupation de l’armée Rouge après la guerre, et la communauté juive de Russie après la fondation de l’État juif ». Ibid., p. 765.

239 ARON, op. cit., p. 61. En prenant pour exemple le totalitarisme bolchévique, Aron précise que la

nouveauté « n’est pas qu’en prenant le pouvoir, le parti communiste ait prétendu mettre au pas les individus, les groupes, les administrations. La nouveauté, c’est que le parti communiste réclame davantage en 1938 qu’en 1917; en 1952 qu’en 1938 ». Ibid., p. 61.

240 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 808.

241 Hannah ARENDT, « La Nature du totalitarisme, essai sur la compréhension », La Nature du totalitarisme,

révolter, s’opposer tout autant qu’adhérer au projet totalitaire. L’imprévisibilité est propre à l’existence humaine : « du point de vue totalitaire, le fait que les hommes naissent et meurent ne peut être tenu que pour une entrave désagréable à des forces supérieures »242.

La haine des régimes totalitaires pour la liberté est tributaire de leur aspiration à dominer le genre humain dans sa totalité. La liberté menace l’établissement de cette domination, car le totalitarisme « peut être ralenti, et il l’est en fait de manière presque inévitable par la liberté de l’homme »243. Aussi restrictif que puisse être un régime, malgré ses tentatives d’encadrer

le monde et de le rendre prévisible, il se heurtera toujours à cette réalité : il existe en tout temps une possibilité de transgresser ses lois et ses ordres. De même, il se bute aux limites inhérentes du droit qui dicte très bien les conduites interdites, mais qui reste silencieux sur celles à suivre. L’imprévisibilité humaine persiste même lorsqu’il y a une « légalité qui fixe des limites aux activités »244.