• Aucun résultat trouvé

6. La déshumanisation en action 61

6.3 Le processus de déshumanisation : de l’exclusion à la superfluité 69

6.3.2 La destruction de la personne morale 71

Le deuxième moment du processus de déshumanisation consiste dans le meurtre de la personne morale. Ce nouvel assassinat concerne la partie de l’homme qui atteste de son identité singulière, qui se manifeste au travers de la conscience, la mémoire ou encore le souvenir. Ces caractéristiques ont une incidence sur l’essence d’une personne en particulier, elles témoignent de l’existence d’une vie unique. Ainsi, lorsqu’un individu meurt, il est habileté à laisser une trace de son passage sur terre. À ce titre, la mortalité, et non la simple mort physique, constitue une marque d’humanité.

Dans Condition de l’homme moderne, Arendt expose cette conception de la mort qui provient de l’Antiquité. Chez les Grecs, le propre de l’humain est la mortalité en opposition à l’immortalité qui est la marque des Dieux :

La mortalité humaine vient de ce que la vie individuelle, ayant de la naissance à la mort une histoire reconnaissable, se détache de la vie biologique. Elle se distingue de tous les êtres par une course en ligne droite qui coupe, pour ainsi dire, le mouvement circulaire de la vie biologique. Voilà la mortalité : c’est se mouvoir en ligne droite dans un univers où rien ne bouge, si ce n’est en cercle.249

Les qualités morales de l’homme font en sorte qu’il a droit au souvenir et à la reconnaissance qui lui est associée. Selon Arendt, ce type de reconnaissance témoigne du fait que « nous somme tous des hommes (et seulement des hommes) »250. Derrière le

souvenir, on reconnaît implicitement l’humanité d’une personne, son appartenance à l’humanité, c’est-à-dire le fait qu’il fait parti des nôtres. Comme le dirait autrement Marcel Proust « la question n’est pas comme pour Hamlet d’être ou de ne pas être, mais d’en être ou de ne pas en être »251.

248 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 796. 249 Id., Condition de l’homme moderne, p. 54.

250 Id., « Le Totalitarisme », p. 802. L’italique est d’Arendt.

251 Marcel PROUST, « Sodome et Gomorrhe II », À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, [1921-22]

Le régime de terreur du totalitarisme oblige l’oubli et détruit toute forme de solidarité entre les hommes, et ce, avant qu’ait lieu la mort physique. Dans les Origines Arendt évoque l’exemple d’une famille russe, victime de la domination totalitaire : « en Union soviétique, une femme devra entamer une procédure de divorce immédiatement après l’arrestation de son mari afin de protéger la vie de ses enfants; si son mari a la chance de revenir, elle lui refusera avec indignation la porte du foyer »252. Cet exemple démontre l’ampleur de

l’attaque du totalitarisme à l’encontre de l’existence humaine en tant que telle : il assassine même le souvenir et l’attachement des gens.

Les camps rendent aussi les destins individuels des détenus identiques et anonymes. Theodor W. Adorno résume bien cette situation en la qualifiant de dépossession :

Avec le massacre par l’administration de millions de personnes, la mort est devenue quelque chose qu’on avait encore jamais eu à redouter sous cette forme. Il n’y a plus aucune possibilité qu’elle surgisse dans l’expérience vécue des individus comme quelque chose qui soit en quelque façon en harmonie avec le cours de leur vie. L’individu se trouve dépossédé de la dernière chose qui lui restait et de la plus misérable. 253

La mort, en étant le sort réservé à tous enlève toute possibilité d’y accoler une signification ou un sens particulier. Pour un prisonnier des camps, il est impossible de se démarquer par son trépas. La mort ne fait « qu’entériner le fait qu’il n’avait jamais vraiment existé »254. Il s’agit là d’une des réalités les plus terribles et accablantes de l’univers totalitaire. À cet effet, Arendt déclare que nous savons maintenant que l’assassinat est un moindre mal, puisque les camps sont un lieu d’oubli organisé : « le meurtrier laisse un cadavre derrière lui et ne prétend pas que sa victime n’a jamais existé; s’il efface toutes traces, ce sont celles de son identité à lui, non le souvenir et le chagrin des personnes qui ont aimé sa victime; il détruit une vie, mais il ne détruit pas le fait de l’existence lui-même »255.

L’exemple du suicide illustre bien cette impossibilité d’une mort humaine et significative. Le suicide, bien qu’étant toujours possible dans l’univers des camps, devient insignifiant

252 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 801.

253 Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, Paris, Payot, [1966] 2003, p. 438. 254 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 802.

lorsque commis dans les camps. Cette mort ne diffère que pour celui qui commet le geste, mais ce dernier ne peut conférer à son auteur un statut différent des autres prisonniers qui, comme lui, mourront dans un camp. Le totalitarisme ne reconnaît que le résultat : un mort256. Tout geste émanant d’une conviction personnelle, qui constitue l’expression d’une

volonté particulière, est automatiquement annulé par le destin commun partagé par tous les détenus.

La personne morale est annihilée par les conditions de vie des concentrationnaires. Ces dernières attaquentla capacité humaine de faire des choix qui émanent d’une adhésion à un système moral ou à des croyances particulières. À cet égard, Arendt explique que la disparition de la personne morale est à l’origine d’une confusion qui s’opère entre les victimes et les bourreaux. La machination totalitaire force les détenus à participer aux crimes et meurtres qui se déroulent dans les camps : « grâce à la création de conditions où la conscience n’est plus d’aucun secours, où bien faire devient radicalement impossible, la complicité consciemment organisée de tous les hommes dans les crimes des régimes totalitaires s’étend aux victimes et prend ainsi un caractère vraiment total »257. Arendt

conclut que cette collaboration constitue une preuve que dans les camps la conscience peut réellement être neutralisée. L’univers concentrationnaire « [...] réussit à séparer la personne morale du salut individualiste et à rendre absolument problématiques et équivoques toutes les décisions de la conscience »258.