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La communauté comme condition au politique 46

5. L’exclusion 43

5.2 La communauté comme condition au politique 46

Arendt affirme que la pluralité s’incarne dans un monde commun qui rend possible l’existence formelle de la communauté politique. Il y aurait une interdépendance entre les deux espaces selon le philosophe Robert Legros : « Pas de monde commun sans pluralité puisque celui-ci suppose la diversité des perspectives, et inversement pas de pluralité sans un monde commun puisque celle-ci suppose un espace où puissent de manifester, se révéler à eux-mêmes et les uns aux autres, des individus dans leur singularité »158.

156 ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 233. 157 Ibid., p. 99. Nous soulignons.

158 Robert LEGROS. « Hannah Arendt : une compréhension phénoménologique des droits de l’homme »,

Le monde commun adopte la forme d’un entre-deux. Il existe « partout où les hommes se rassemblent, il est là en puissance, mais seulement en puissance, non pas nécessairement ni pour toujours »159. L’organisation humaine lui permet de s’actualiser, et, en outre, ce n’est

que dans cet entre-deux qui prend place entre les individus que le politique peut réellement se développer.À cet effet,dans les fragments de ce que devait être le texte Qu’est-ce que la politique? Arendt explique que la définition d’Aristote qui pose l’homme comme un zoon politikon — un animal qui aurait en lui quelque chose de politique qui appartiendrait à son essence — est fausse. Plus précisément, l’homme est apolitique, car le politique n’est pas situé en lui, mais plutôt entre lui et les autres : « la politique prend naissance dans l’espace- qui-est-entre-les hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à- l’homme. Il n’existe donc pas une substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation »160.

La présence d’un espace entre les individus est impérative pour que le politique, mais aussi la liberté, puisse exister. Arendt fait état de cette particularité dans le livre Condition de l’homme moderne en utilisant l’analogie d’une table autour de laquelle plusieurs personnes sont assises. Le monde, comme cette table, « relie et sépare en même temps les hommes »161. À ce titre, il rend les humains distincts, chaque place qu’il contient étant

réservée à un seul individu. Chacun occupe un endroit différent qui donne une perspective unique sur ce monde et ce qu’il renferme : « le monde commun offre à tous un lieu de rencontre, ceux qui s’y présentent y ont des places différentes, et la place de l’un ne coïncide pas plus avec celle d’un autre que deux objets ne peuvent coïncider dans l’espace »162. Autrement dit, l’unicité de l’espace se transmet à l’individu qui l’occupe. Le

monde commun est ainsi formé d’une multitude de places qui coexistent au sein d’un même espace partagé. Ce que les individus partagent c’est le fait « qu’ils voient l’identité dans la parfaite diversité »163.

159 ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 259.

160 Hannah ARENDT, Qu’est-ce que la politique?, Paris, du Seuil, 1995, p. 42. 161 ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 92.

162 Ibid., p. 98. 163 Loc. cit.

L’instauration des sociétés de masse par les régimes totalitaires attaque précisément la diversité des perspectives. Les individus qui y vivent se comportent « tous soudain en membres d’une immense famille, chacun multipliant et prolongeant la perspective de son voisin »164. La société de masse n’abolit pas tous les points de vue, en fait elle les duplique,

c’est-à-dire qu’elle les rend identiques en faisant disparaître l’espace qui sépare les individus. Le totalitarisme substitue à cet entre-deux un lien de fer qui maintient les gens « si étroitement ensemble que leur pluralité s’est comme évanouie en un Homme unique aux dimensions gigantesques »165. Arendt ajoute que le but du totalitarisme est

l’élimination complète de l’entre-deux, car « en écrasant les hommes les uns contre les autres, la terreur totale détruit [...] le seul préalable indispensable à toute liberté, tout simplement la possibilité de se mouvoir qui ne peut exister sans espace »166.

Le politique se retrouve entre les êtres humains précisément parce qu’il est une invention humaine. Il confirme l’existence de l’artificialité sur laquelle repose l’humanité telle que présentée dans les Origines : « la “nature” de l’homme n’est “humaine” que dans la mesure où elle ouvre à l’homme la possibilité de devenir quelque chose de non naturel par excellence, à savoir un homme »167. L’humanité de l’homme tout comme le politique sont

des créations qui n’émanent pas d’une quelconque nature. Au contraire, pour Étienne Tassin, Arendt « ne cesse de rappeler que l’humanité des humains tient à ceci qu’ils construisent un monde au lieu de la Terre et de la vie, monde humain parce qu’artificiel. L’artifice est le signe de l’humain »168. Margaret Canovan partage cet avis et affirme que la

nature humaine — au sens d’une naturalité — est paradoxale chez Arendt, puisque l’essence de l’humanité repose sur une non-harmonie avec la nature169.

164 ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 99.

165 Id., « Le Totalitarisme », p. 820. Dans une phrase saisissante, Theodor W. Adorno évoque un même

phénomène de massification et d’évanouissement de l’espace commun : « De même qu’actuellement on coule d’un seul bloc les murs des maisons, de même il n’y a plus d’autre ciment entre les hommes que la pression qui les fait tenir ensemble ». T.W. ADORNO, Minima moralia — Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, [1951] 2003, p. 51.

166 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 821. 167 Ibid., p. 805-6.

168 TASSIN, op. cit., p. 31.