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7. L’humanité au tribunal 77

7.2 Contre le déni de responsabilité 81

L’existence de ce vacuum tend à être invoquée comme une circonstance atténuante par les criminels totalitaires. De plus, l’évocation d’une distance physique entre les actes et les conséquences de ceux-ci aurait facilité la collaboration de plusieurs individus avec le régime nazi. L’historien Christopher R. Browning explique :

Beaucoup d’acteurs du génocide étaient en effet des « tueurs de bureau », dont le rôle dans l’extermination fut grandement facilité par la nature paperassière de leur participation. Leur travail se réduisait souvent à quelques petits chaînons de la chaîne d’extermination, et ils s’en exécutaient de manière routinière sans jamais apercevoir leurs victimes. Ainsi segmentée, rendue routinière et dépersonnalisée, la tâche du bureaucrate ou du spécialiste — qu’il s’agit de confisquer des biens, d’établir des horaires de train, de rédiger des projets de lois, d’envoyer des télégrammes ou de dresser des listes de noms — pouvait être remplie sans que le dit bureaucrate eût à affronter la réalité du meurtre en masse.288

Plusieurs criminels ont invoqué l’impossibilité dans laquelle ils étaient de prendre conscience de la nature criminelle des ordres et directives qu’ils d’exécutaient. Qui plus est, ils agissaient aussi selon le présupposé que « les ordres ne sont normalement pas criminels, et que, pour cette raison, on ne peut demander à celui qui les reçoit de reconnaître la nature criminelle d’un ordre en particulier »289.

Cette défense qui plaide l’ignorance est un exemple de refus d’exercice du penser critique. Elle repose sur une confusion concernant l’usage du concept d’obéissance en politique. D’après Arendt, ce concept devrait plutôt être remplacé par celui de consentement : « Un adulte consent là où un enfant obéit; si on dit qu’un adulte obéit, en réalité, il soutient l’organisation, l’autorité ou la loi à laquelle il prétend “obéir” »290. Sur la base de cette

distinction Arendt récuse toute défense qui vise à invalider la responsabilité personnelle des participants aux crimes totalitaires. À l’obéissance et à la collaboration, elle réplique qu’on peut toujours choisir de ne rien faire, et ce, même dans les circonstances propres aux régimes totalitaires291. Des exemples de non-coopération ont bel et bien existé sous le

288 Christopher R. BROWNING, Des hommes ordinaires, 10/18, Paris, 1992, p. 213. 289 ARENDT, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial », p. 70.

290 Ibid., p. 77. Souligné par l’auteur.

régime nazi, et la justification voulant que refuser de coopérer ait empiré les choses s’en trouve du même coup disqualifiée.292

La non-coopération de certaines personnes sous le régime nazi démontre qu’elles ont gardé leur capacité à juger intacte, qu’elles ont exercé leur penser critique, et ce, en vivant dans les mêmes conditions que les collaborateurs et exécutants nazis. Ce n’est pas une différence qualitative de valeur, ou une plus grande intelligence qui diffère chez ces individus, mais bien une « disposition à vivre explicitement avec soi, à avoir une relation avec soi, c’est-à- dire à être engagé dans ce dialogue silencieux entre moi et moi-même que, depuis Socrate et Platon, nous appelons en général penser »293. Ce type de dialogue intérieur fait

précisément défaut aux criminels comme Adolf Eichmann.

Dans ses textes sur les procès d’après-guerre, Arendt n’aborde pas les différents éléments systémiques comme explication des comportements des criminels totalitaires. Pour elle, faire intervenir ces questions à la cour constitue une erreur. Le rôle du tribunal est de rendre justice, de se prononcer sur la culpabilité d’un individu en particulier en examinant ses actes et la responsabilité qui en découle : « La justice insiste sur l’importance d’Adolf Eichmann, fils de Karl Adolf Eichmann, l’homme dans la cabine de verre construite pour le protéger. [...] Le procès est celui de ses actes, et non des souffrances des Juifs, il n’est pas celui du peuple allemand ou de l’humanité, pas même celui de l’antisémitisme ou du racisme »294. Le domaine du judiciaire récuse tous les arguments qui tendent à évacuer la

responsabilité personnelle d’un individu, soit celui qui soutient qu’il « n’est pas un homme mais une fonction de quelque chose, et [qu’il] est donc une chose interchangeable plutôt qu’une personne »295. À cet égard, Arendt observe justement que le grand mérite du procès

d’Eichmann est d’avoir transformé un rouage en homme296.

292 ARENDT, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial », p. 68. Christopher R. Browning confirme

cette conclusion en affirmant qu’après tous les procès d’après-guerre « il ne s’est pas trouvé un seul avocat ou accusé capable de produire un seul cas où le refus de tuer des civils non armés a entraîné la terrible punition censée frapper les insoumis ». BROWNING, Des hommes ordinaires, p. 224.

293 ARENDT, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial », p. 75. 294 Id., « Eichmann à Jérusalem », p. 1023.

295 Id., « Questions de philosophie morale », p. 87.

« C’est l’indéniable grandeur du judiciaire de devoir attirer l’attention sur la personne individuelle »297, déclare Arendt. Il tend à disqualifier tous les arguments qui évoquent une

responsabilité collective. La notion de « collectif », insiste-t-elle, tient du politique, elle n’a pas sa place dans le domaine juridique. La responsabilité évaluée par la justice est individuelle et mène à un verdict de culpabilité, un verdict qui est lui aussi adressé à un unique individu. Le droit singularise, il s’intéresse à l’individu et non à la communauté ou au groupe auquel il appartient, même si celui-ci est de nature criminelle. C’est le rôle et le degré de participation d’une personne qui sont considérés par le droit et qui influencent le jugement lors d’un procès. Qu’elle ait participé à une entreprise collective « ne joue un rôle que dans la mesure où il rend plus probable le fait qu’elle ait commis un crime; et ce n’est en principe pas différent du fait d’avoir une mauvaise réputation ou un casier judiciaire »298. Aux yeux d’Arendt, le mérite du judiciaire est de ne pas accorder une

importance accrue aux circonstances. La cour restitue sa juste part de responsabilité aux individus qu’elle juge.