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6. La déshumanisation en action 61

6.1 L’idéologie totalitaire 62

Dans les Origines, Arendt ne s’attarde que brièvement au contenu idéologique des totalitarismes. Elle s’intéresse plutôt à la fonction de l’idéologie dans le système totalitaire, au rôleindéniable qu’elle joue dans le déclin du concept d’humanité et à sa relation avec la domination totalitaire. Son analyse montre que c’est la domination sous la forme de la terreur qui proprement « forge l’hypothèse que [l’idéologie] s’acharne à prouver »215.

L’idéologie totalitaire est particulière à chaque régime. Dans le cas des nazis, elle est inspirée par la loi de la Nature, tandis que la loi de l’Histoire inspire celle des bolcheviks. Arendt explique que la première s’appuie sur une croyance en des lois raciales instillées par « l’idée de Darwin selon laquelle l’homme serait le produit d’une évolution naturelle qui ne

213 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 783. 214 Ibid., p. 810.

215 Pierre BOURETZ, « Introduction aux Origines du totalitarisme », Les Origines du totalitarisme —

s’arrête pas nécessairement à l’aspect présent de l’espèce humaine »216. Pour la seconde, la

croyance des bolcheviks en la lutte des classes s’exprime par la loi de l’Histoire reposant « sur la conception marxiste de la société comme produit d’un gigantesque mouvement historique qui, selon sa propre loi interne, se précipiterait vers la fin des temps historiques où il s’abolirait lui-même »217. Malgré leurs différences, ces deux idéologies partagent une

même croyance en l’évolution, en la possibilité de transformer l’homme pour qu’il atteigne une perfection entendue comme raciale, ou encore comme historique. En dépit de leur divergence de contenu, ces idéologies supposent un fonctionnement identique, soit le respect d’une loi fondatrice qui orientera l’établissement d’un monde conforme à cette loi ainsi qu’une transformation conséquente de la nature humaine.

Ainsi, les régimes totalitaires sont « loin d’être “sans loi” »218. Ils ont la prétention de

remonter à leurs sources, c’est-à-dire où les lois positives ont reçu leur légitimation première. La raison pour laquelle ces régimes sont erronément qualifiés de sans lois provient du fait que les lois sur lesquelles ils reposent ne génèrent aucune stabilité. Dès lors, il est évident que les idéologies totalitaires redéfinissent la notion de loi : « au lieu de former le cadre stable où les actions et les mouvements humains peuvent prendre place [la loi] devient l’expression du mouvement lui-même »219. Les actions que ces lois inspirent ne tendent pas à s’adapter à la réalité actuelle dans laquelle les hommes vivent, elles cherchent plutôt à en créer une nouvelle. Car pour le totalitarisme, le monde est déficient, il est à un stade inférieur d’une évolution dirigéesoit par la Nature ou par l’Histoire :

La loi de la Nature ou celle de l’Histoire, pour peu qu’elles soient correctement exécutées, sont censées avoir la production du genre humain pour ultime produit; et c’est cette espérance qui se cache derrière la prétention de tous les régimes totalitaires à un pouvoir planétaire. La politique totalitaire veut transformer l’espèce humaine en un vecteur actif et infaillible d’une loi à laquelle, autrement, les hommes ne seraient qu’à leur corps défendant passivement soumis.220

216 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 817. 217 Loc. cit. 218 Ibid., p. 815. 219 Ibid., p. 818. 220 Ibid., p. 815-6.

Les moyens et les méthodes utilisées par les régimes totalitaires pour réaliser leur idéologie témoignent d’une fidélité sans faille envers la loi fondatrice. Cela se traduit par un refus de la réalité telle qu’elle est. La loi est appliquée directement sur les hommes sans s’inquiéter de son incidence sur le monde. Tout ce qui n’émane pas de l’idéologie doit être modifié, voire être détruit selon Margaret Canovan : « if reality does not fit the implications of the ideology, reality must be destroyed, and since human beings are creative and unpredictable, they too must be reduced to something less human »221.

Cette attitude intransigeante est à l’origine de l’incompréhension que suscite le totalitarisme auprès des États non totalitaires. Le mépris pour la réalité du totalitarisme se reflète dans des décisions qui ont la particularité de procéder à partir de critères différents que ceux habituellement utilisés pour orienter les choix politiques. L’État totalitaire fait preuve d’une « négligence délibérée des intérêts matériels », d’un « affranchissement à l’égard du mobile du profit », et « ses comportements sont non utilitaires en général »222. L’exemple du

maintien de la Solution finale par les nazis à la veille de leur défaite illustre ce type de décision. À ce propos, l’historien Philippe Burin atteste que la poursuite de l’idéal racial par les nazis se radicalisa au moment de leurs premiers déboires :

La radicalisation se développa donc jusqu’à l’extermination, et cela, soulignons-le, au moment même où les autres volets du programmes raciste nazi étaient interrompus, ralentis ou renvoyés à plus tard. [...] Dans le cas des juifs, les nécessités de l’économie de guerre ou toute autre considération pragmatique furent ignorées. Leur meurtre devait être accompli dans un intervalle de temps limité, avant la fin de la guerre »223.

Notons aussi que le mouvement propre au totalitarisme pourrait rappeler celui de l’impérialisme, où la poursuite de l’expansion pour l’expansion à tout prix se traduisait par une instabilité qui empêchait l’établissement de communauté politique réelle. Cependant, autant l’impérialisme s’orientait selon une motivation utilitariste qui le rend compréhensible dans son dessein, autant le totalitarisme est incompréhensible à cause de son adhésion parfaite à la logique idéologique. En fait, le totalitarisme sonne le glas de l’impérialisme selon Étienne Tassin, car « rien des arguments utilitaristes de l’impérialisme

221 CANOVAN, Hannah Arendt : A Reinterpretation of her political thought, p. 60. 222 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 757.

ne subsiste plus pour conférer un semblant de sens au règne de la terreur : ni recherche du profit, ni volonté de puissance ni expansionnisme ne sont au fondement de la terreur totalitaire, entièrement prise dans l’engrenage insensé d’une domination exponentiellement croissante »224.

Le sur-sens constitue l’expression utilisée par Arendt pour décrire cette fidélité indéfectible de l’idéologie par les régimes totalitaires. L’enchaînement entre l’idée et l’action qu’elle inspire est sans équivoque, au point où elle paraît déraisonnable. « Au bout de la chaîne logique » disait Primo Levi, « il y a le Lager; c’est-à-dire le produit d’une conception du monde poussée à ses plus extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse »225. En

effet, les idéologies totalitaires sont prises dans leur sens littéral, elles « deviennent les centres de systèmes logiques où, comme dans les systèmes des paranoïaques, tout s’enchaîne de manière intelligible et même obligatoire dès lors qu’est acceptée la première prémisse »226. Le sur-sens émane d’un excès de cohérence dans les méthodes adoptées par

ces régimes. Ainsi, si l’idéologie cherche à atteindre une pureté raciale, se débarrasser des individus jugés impurs est cohérent. Le traitement réservé aux prisonniers des camps nazis résulte fatalement d’une application logique de l’idéologie : « si les détenus sont de la vermine, il est logique qu’on doive les tuer avec des gaz toxiques; s’ils sont dégénérés, on ne doit pas les laisser contaminer la population; s’ils ont des “âmes d’esclaves” (Himmler), personne ne doit perdre son temps à tenter de les rééduquer »227.

Selon l’argumentaire d’Arendt, le fait que le totalitarisme suive sans aucune autre considération la logique propre à son idéologie prouve qu’il est un phénomène fondamentalement apolitique. « Au centre de la politique » affirme-t-elle « on trouve toujours le souci pour le monde et non pour l’homme »228. Le totalitarisme n’a d’intérêt que

pour la transformation de l’homme nouveau, il ne cherche pas à fonder un nouvel espace politique. La fabrication de cet être homme nouveau — racialement ou historiquement parfait — est la priorité du totalitarisme, un but ultime qui justifie l’usage de tous les

224 TASSIN, op. cit., p. 152.

225 Primo LEVI, Si c’est un homme, Julliard, Paris, [1958] 1987, p.7. 226 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 809.

227 Ibid., p. 809.

moyens pour y parvenir. C’est pourquoi la domination sous toutes ses formes s’avère adéquate pour arriver à cette fin selon Tassin : « érigé en valeur absolue, l’homme nouveau légitime toutes les atteintes à l’homme présent »229.

L’idéologie totalitaire, note Arendt, remplace ce que Montesquieu considérait comme une caractéristique propre aux régimes politiques, soit le principe d’action qui « inspirerait pareillement le gouvernement et les citoyens dans leur activité publique et qui, au-delà du critère seulement négatif de la légalité, servirait de norme pour juger toute action dans le domaine public »230. Ce qui fondamentalement dirige le totalitarisme n’est pas un principe,

mais un mouvement qui « est au-dessus de l’État et du peuple, prêt à sacrifier l’un et l’autre au nom de son idéologie »231. Or, observe Raymond Aron, une telle absence de principe

chez les régimes totalitaires révèlerait une contradiction dans la thèse d’Arendt : « un régime qui n’a pas de principe n’est pas un régime »232. C’est précisément à cette évidence

qu’Arendt tente d’amener le lecteur dans les Origines, car sa thèse révèle surtout que le totalitarisme n’est pas un régime politique, mais un phénomène apolitique. Elle renchérit et affirme : « l’État totalitaire n’a d’un État que l’apparence »233.