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7. L’humanité au tribunal 77

7.1 La banalité des criminels nazis 78

Dans sa correspondance avec le philosophe israélien Gershom Scholem datant de 1963, Arendt fait volte-face sur le concept de mal radical et l’utilisation qu’elle en fait dans les Origines :

À l’heure actuelle, mon avis est que le mal n’est jamais « radical », qu’il est seulement extrême, et qu’il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon. Il « défie la pensée », comme je l’ai dit, parce que la pensée essaie d’atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa « banalité ». Seul le bien a de la profondeur et peut être radical.279

Ce constat d’Arendt envers l’origine du mal que l’on associe à l’entreprise de déshumanisation totalitaire est bien connu. Derrière les camps et les crimes qui s’y sont

277 Arendt précise plusieurs de ses observations sur les questions juridiques et morales posées par le

totalitarisme dans plusieurs articles, notamment Responsabilité personnelle et régime dictatorial (1964), Questions de philosophie morale (1966), Auschwitz en procès (1966) et La responsabilité collective (1968).

278 BOURETZ, « Hannah Arendt entre passions et raison », p. 88.

279 Hannah ARENDT, « Correspondances croisées », Les Origines du totalitarisme — Eichmann à Jérusalem,

produits, il n’y a pas de volonté démoniaque ou nécessairement perverse : il n’y a que de la banalité.

Dans la pensée d’Arendt, ce concept a la stature d’un fait qu’on ne peut nier280. Les

criminels nazis du type d’Eichmann — soit ceux qui n’étaient pas en première ligne et qui occupaient la plupart du temps des postes administratifs — n’étaient pas pervers ni sadiques. Ils étaient plutôt effroyablement normaux :

Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau le plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable — tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors — était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n’y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l’avaient précédé, était de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée.281

Un manque d’imagination et d’empathie caractérise l’attitude d’Eichmann, soit des éléments qui permettent de s’interroger soi-même et de réfléchir de manière critique. Comme l’explique Arendt dans ses conférences sur Kant : « Le penser critique n’est possible que là où les points de vue de tous les autres sont ouverts à l’examen. [...] Il poursuit assurément son chemin dans l’isolement, mais, par la force de l’imagination, il rend les autres présents et se meut ainsi dans un espace public potentiel, ouvert à tous les points de vue »282. Sans l’exercice du penser critique, aucun sens n’est intentionnellement

prêté aux actes qu’un individu comme Eichmann pose. Les liens entre eux et leur résultat ne sont jamais explicitement évoqués : les actions s’enchaînent sans qu’elles soient examinées dans leurs conséquences funestes. « Pour le dire de manière familière » précise Arendt, Eichmann « ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait »283. Aron partage une

même intuition au sujet des crimes totalitaires, et affirme quant à lui que le génocide

280 ARENDT, La vie de l’esprit, p. 21. 281Loc. cit. Souligné par l’auteur.

282 ARENDT, Juger, p. 72. Nous soulignons.

perpétré par les nazis implique « l’inconscience plus encore que la conscience du crime »284. Cette inaptitude sera utilisée à bon escient par les régimes totalitaires et elle se

transformera en véritable aptitude, celle de pouvoir incarner un rouage.

Un rouage n’est qu’un simple exécutant qui obéit à des directives et à des ordres. Il est anonyme, puisque dans un régime bureaucratique ce qui importe c’est la fonction, non pas l’individu qui la remplit : « chaque rouage, c’est-à-dire chaque personne, doit être remplaçable sans qu’il soit besoin de changer le système »285. En d’autres termes, pour

assurer le succès du régime, les fonctionnaires nazis doivent être substituables. Leur personnalité — qu’ils en possèdent une forte ou non — n’explique en rien leur parfaite collaboration. Au contraire, leur capacité à faire abstraction de leur personnalité rend compte de leur participation soutenue et même de leur propre succès au sein du parti nazi. Pour toutes ces raisons, l’excuse « si je ne l’avais pas fait, quelqu’un d’autre aurait pu le faire et l’aurait fait »286 — évoquée par plusieurs criminels nazis lors de leur procès —

s’avère tout à fait vraie selon Arendt.

Dans les régimes totalitaires organisés sous la forme d’une bureaucratie hiérarchisée, les fonctionnaires transformés en rouage sont eux aussi déshumanisés. Mais cette déshumanisation n’est pas uniquement imposée par le système, comme dans le cas des détenus dans les camps. Pour Arendt, il est clair que les individus ont une part de responsabilités dans leur sort. Ils sont « des êtres humains qui refusent d’être des personnes »287. Le manque d’humanité des exécutants ne réside pas nécessairement dans

leurs actes, mais dans le fait qu’ils refusent d’exercer certains attributs proprement humains — tels le penser critique — ainsi que d’user de leur sens commun. Ils refusent d’agir comme membre de la pluralité humaine, comme habitant d’un monde commun. Le rouage n’existe que dans un vacuum, celui créé par le totalitarisme.

284 ARON, op. cit., p. 58.

285 Hannah ARENDT, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial », Responsabilité et jugement, Paris,

Payot, [1964] 2005, p. 60-1.

286 Ibid., p. 61.