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6. La déshumanisation en action 61

6.3 Le processus de déshumanisation : de l’exclusion à la superfluité 69

6.3.3 La destruction de l’individualité 73

La destruction de l’individualité constitue l’aspect le plus grave de tout le processus de déshumanisation. L’individualité est également partagée par tous les êtres humains. Elle comprend tout ce qui participe à l’identité d’une personne, ce qui lui est particulier, incluant même les traits physiques. Arendt la définit comme un « caractère unique dont la nature, la volonté et le destin ont pourvu également tous les hommes, et qui est devenu une prémisse

256 Dans une note, Arendt commente le nombre peu élevé de suicides dans les camps en précisant qu’ils

« avaient lieu bien plus souvent avant l’arrestation et la déportation que dans le camp lui-même », c’est-à-dire qu’ils survenaientavant ou au tout début du processus de déshumanisation. ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 806.

257 Ibid., p. 802. 258 Loc. cit.

si évidente à tous les rapports humains que des jumeaux identiques inspirent un certain malaise »259.

Ce que les régimes totalitaires veulent accomplir avec cette étape c’est expérimenter l’uniformité de l’espèce humaine. Pour y parvenir, ils cherchent à détruire la caractéristique sur laquelle repose l’individualité, soit la spontanéité. Cette dernière reflète « le pouvoir qu’a l’homme de commencer quelque chose de neuf à partir de ses propres ressources, quelque chose qui ne peut s’expliquer à partir de réactions à l’environnement et aux événements »260. Les camps sont le meilleur endroit pour réaliser ce but. L’être humain qui

s’y retrouve interné est « réduit aux plus élémentaires réactions »261. Comme le chien de

Pavlov, cette réduction rend prévisible non seulement son comportement, mais aussi celui de tous ses compagnons. À ce titre, le prisonnier des camps incarne « le “citoyen” modèle d’un État totalitaire; et un tel citoyen ne peut qu’être imparfaitement produit en dehors des camps »262. Le totalitarisme veut transformer l’homme en un animal, c’est-à-dire le

déposséder de tout ce qui le distingue de l’animalité et qui témoigne de son humanité. Il tente de transformer chaque individu en spécimen de l’espèce humaine, il fait en sorte qu’il devienne identique à tous les autres. Il cherche à retourner l’homme à la nature, à une vie strictement organique.

L’individu qui au terme du processus de déshumanisation fait l’expérience de cette perte d’individualité vit alors dans un étatde désolation263. Il s’agit d’un état d’isolation complète

qui se distingue de la solitude, puisque cette dernière demande d’être physiquement seul, « alors que la désolation n’apparaît jamais mieux qu’en la compagnie d’autrui »264. La

philosophe Myriam Revault d’Allones explique que cette distinction entre désolation et

259 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 805. Nous soulignons. 260 Ibid., p. 806.

261 Ibid., p. 807. 262 Loc. cit.

263 Le terme désolation est utilisé dans la traduction de Hélène Frappat à la place du terme anglais loneliness.

Elle précise que ce concept « ne doit pas être pris au sens psychologique; la désolation est la solitude de l’homme que le système totalitaire déracine, privé de sol ». Voir la note 4, dans ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 833. Notons que Jean-Luc Fidel préfère le mot esseulement pour traduire le même terme dans le texte d’Hannah ARENDT, « Question de philosophie morale », Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 1966, p. 125.

solitude « vise à montrer que l’homme existe essentiellement dans la dimension de la pluralité puisque l’expérience de pensée actualise, dans la solitude, le “deux-en-un”, ou ce que Platon appelait “le discours silencieux de moi avec moi-même” »265. Les individus

désolés peuplent les camps de concentration où ils côtoient en tout temps des milliers d’autres prisonniers, tandis que la solitude permet d’être seul avec moi-même, « en compagnie de mon moi »266. Dans la désolation l’homme est donc délaissé par tous les

autres y compris par lui-même. Arendt explique que « l’homme perd la confiance qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et de faire une expérience sont perdus en même temps »267.

Il ne faut pas confondre désolation et isolement. La désolation est une « impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leurs vies, où ils agissent ensemble dans la poursuite d’une entreprise commune, est détruite »268. Si l’isolement n’est pas la

désolation, il en est toutefois le préalable. L’isolement laisse pour ainsi dire intact le domaine privé, le seul dans lequel peut se réfugier en toutes circonstances l’individu. À titre d’exemple, même l’apatride, qui n’a droit à aucune place dans l’espace public, peut toutefois avoir un travail, une famille, un logement, etc. L’heimatlos est isolé, il n’a pas la possibilité de faire entendre sa voix dans le destin du vivre ensemble, et il est à la merci des décisions qui s’y prennent, n’ayant aucun recours pour se défendre dans le cas d’abus ou de mauvais traitements. Mais il n’est pas désolé, il profite des relations personnelles dans lesquelles il est reconnu comme une personne particulière. Il a toujours une personnalité, un « qui » reconnaissable. La désolation est plus radicale que l’isolement, car elle a lieu une fois que le domaine public et le domaine privé sont inaccessibles ou détruits. Pour Tsao, il

265 Note de la traductrice, Myriam Revault D’Allones dans le livre d’Hannah ARENDT, Juger — Sur la

philosophie politique de Kant, Paris, du Seuil, 1991. p. 95.

266 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 835. Primo Levi atteste de l’existence des désolés qui correspondent à

ce qu’il nomme les musulmans, soit « les hommes en voie de désintégration ». Ils sont « ballotés et confondus sans répit dans l’immense foule de leurs semblables, ils souffrent et avancent dans une solitude intérieure absolue, et c’est encore en solitaires qu’ils meurent ou disparaissent, sans laisser de trace dans la mémoire de personne ». LEVI, op. cit. p. 95.

267 ARENDT, « Le Totalitarisme », p. 836. 268 Ibid., p. 833.

est évident que le projet de domination totalitaire présenté par Arendt témoigne d’une destruction de l’individualité dans ses manifestations les plus privées269.

Le concept d’abandon — au sens d’une perte définitive — est une notion plus près de celle de la désolation, comme l’explique Raymond Aron. Dans les camps, les individus sont abandonnés, car ils

perdent les liens organiques qui les rattachent à leurs familles, à leurs proches, à leurs compagnons de travail ou de misère. [...] Dans les camps, [...] l’individu est anonyme, perdu au milieu d’une foule où la solitude féconde est interdite. L’administration règle la vie de ces fantômes qui passent d’une existence d’ombres à la mort, sans qu’aucune personne ne ressente l’événement comme humain ou significatif. 270

La domination totalitaire « se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non- appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme »271.

269 TSAO, op. cit., p. 135. 270 ARON, op. cit., p. 62.