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7. L’humanité au tribunal 77

7.3 Le droit comme reconnaissance 83

L’importance de l’individu reflète l’une des fonctions fondamentales du droit : l’exercice d’une reconnaissance. Comme l’explique Étienne Tassin, le droit « réunit les conditions d’une comparution de chacun aux autres telles que chacun se distingue en s’affirmant, se reconnaît en se différenciant et confirme une commune appartenance de tous à une même communauté de monde »299. En termes arendtiens, le droit témoigne de la condition humaine de la pluralité, de l’existence du monde commun. Il suppose une humanité commune « entre nous et ceux que nous accusons et condamnons »300.

Lorsqu’ils sont membres de la communauté qu’il régit, le droit reconnaît les individus comme des personnes, c’est-à-dire des êtres rationnels fondamentalement libres de leurs actes. Le droit atteste de la dignité du criminel, car il reconnaît ses actions comme émanant

297 ARENDT, « Questions de philosophie morale », p. 87.

298 Hannah ARENDT, « La responsabilité collective », Responsabilité et jugement, Paris, Payot, [1968] 2005,

p. 174.

299 TASSIN, op. cit., p. 172. Souligné par l’auteur. 300 ARENDT, « Eichmann à Jérusalem », p. 1261.

de sa rationalité, de sa qualité de personne capable de choix. Cette reconnaissance influe par suite sur le traitement d’un individu, comme le démontre le cas des apatrides. Dans les passages consacrés à cette problématique dans les Origines, Arendt explique que la meilleure manière de déterminer si un individu est protégé par des droits est de s’interroger sur l’avantage qu’il aurait à commettre un crime301. En devenant un criminel, un homme

sans droits amélioresa situation juridique, au point de le rendre pratiquement citoyen : Car un acte criminel devient alors la meilleure occasion de retrouver quelque égalité humaine, même si ce doit être en tant qu’exception reconnue à la norme. Soulignons que cette exception a été prévue par la loi. En tant que criminel, même un apatride ne sera pas plus mal traité que n’importe quel autre criminel, autrement dit, il sera traité comme tout le monde. C’est uniquement en contrevenant à la loi qu’il peut obtenir d’elle une certaine protection.302

La reconnaissance du criminel-apatride par le droit a donc le pouvoir de le transformer en personne respectable303.

Toutefois, le cas des criminels totalitaires s’avère hautement problématique, puisque les crimes commis n’ont été prévus par aucun code juridique. Arendt n’hésite pas à affirmer qu’ils « transcendent » les catégories morales et font « exploser » les normes juridiques304. Avec eux, les conditions de la reconnaissance n’existent pas. Plus encore, le fonctionnement même du droit est mis en échec par la nature de ces crimes. Ils incarnent « quelque chose qui n’aurait jamais dû arriver car les hommes ne pourront ni le punir ni le pardonner. Nous ne pourrons pas nous réconcilier avec, nous en accommoder, comme nous le devons avec tout ce qui est passé »305.

Le pardon et la peine rendent possible la restauration d’un équilibre brisé, ils mettent un terme à « quelque chose qui, sans intervention, pourrait continuer indéfiniment »306. La

peine permet une réconciliation du droit avec lui-même, elle rétablit sa validité. C’est

301 ARENDT, « L’impérialisme », p. 585. 302 Ibid., p. 586.

303 Loc. cit. On retrouve une compréhension comparable du droit chez Hegel qui soutient que « du fait même

que la peine est considérée comme le droit propre au criminel, en le punissant, on honore le criminel comme un être raisonnable ». G.W.F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, traduction de Robert Derathé, Paris, Vrin [1820] 1982, § 100, p. 143.

304 ARENDT, « Questions de philosophie morale », p. 85. 305 Loc. cit.

seulement par le biais de la peine que peuvent être à nouveau réunies les conditions de réalisation du vivre ensemble. Cette réconciliation dépend du principe de rétribution qui s’assure que la peine soit juste307. Cependant, en ce qui concerne les crimes totalitaires ce

principe est impossible à appliquer. En effet, « la notion de rétribution [...] est à peine applicable au regard de l’ampleur du crime »308.

La peine de mort n’est pas suffisante, elle est nécessaire, mais inadéquate affirme Arendt. Dans une lettre de 1946 adressée au philosophe Karl Jaspers, Arendt commente le procès de Nuremberg, et elle évoque la disparité entre les crimes nazis et les peines possibles : « Il n’y a plus de sanction adaptée à ces crimes; pendre Goering est nécessaire, certes, mais parfaitement inadéquat. Cela veut dire que cette faute, contrairement à toute faute criminelle, dépasse et casse tous les ordres juridiques »309. Pour qu’elle soit considérée

comme un juste châtiment, la peine doit s’accompagner d’un procès et d’un jugement qui en explique le choix et le sens. Ainsi, dans le cas d’Adolf Eichmann, le tribunal aurait dû prononcer sa sentence en ces termes selon Arendt :

Et puisque vous avez soutenu et exécuté une politique qui consistait à refuser de partager la terre avec le peuple juif et les peuples d’un certain nombre d’autres nations — comme si vous et vos supérieurs aviez le droit de décider qui doit et ne doit pas habiter le monde — nous estimons qu’on ne peut attendre de personne, c’est-à-dire d’aucun membre de l’espèce humaine, qu’il veuille partager la terre avec vous. C’est pour cette raison, et pour cette raison seule que vous devez être pendu.310

307 Chez Arendt, le droit et la peine existent « afin de briser l’éternel cercle vicieux de la vengeance ».

ARENDT, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial », p. 57.

308 Loc. cit. Arendt soutient aussi que les criminels totalitaires ne peuvent être punis selon des considérations

utilitaires comme la protection de la société, la réhabilitation ou la dissuasion : « ces gens n’étaient pas des criminels ordinaires et on ne pouvait craindre de presque aucun d’eux qu’ils commettent de nouveaux crimes; il n’est pas nécessaire que la société se protège d’eux. Qu’ils puissent s’améliorer grâce à des peines de prison est encore moins probable que dans le cas des criminels ordinaires, et quant à la possibilité de dissuader de tels criminels à l’avenir, les chances sont elles aussi lugubrement minces au vu des circonstances extraordinaires dans lesquelles ces crimes ont été commis ou pourraient être commis dans l’avenir ». Loc. cit.

309 Id., Correspondance 1926-1969, p. 100. 310 Id., « Eichmann à Jérusalem », p. 1287.