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5. L’exclusion 43

5.5 L’égalité comme l’envers de l’exclusion 52

5.5.2 Critique des droits de l’homme 55

Dans les Origines, Arendt analyse l’absence d’égalité entre les individus dans le racisme colonial et dans l’apatridie. La coexistence des inégalités et des droits de l’homme la pousse à développer une critique de ces mêmes droits. Ces deux formes du déclin du concept d’humanité mettent en évidence l’ineffectivité des droits de l’homme, et elles

192 ARENDT, « L’Antisémitisme », p. 284. 193 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 600. 194Loc. cit.

témoignent d’un écart entre ces droits et leur réalisation, entre « l’énoncé de la norme juridique [et] sa concrétisation ou à sa mise en œuvre dans le monde »195. Le principal

problème réside dansleur application qui est conditionnelle : ils présupposent que tous les êtres humains sont citoyens d’une communauté politique. Or, le colonialisme et les événements politiques du vingtième siècle contredisent cette conviction. Ces exemples démentent l’universalité d’une telle appartenance. Plus encore, ils démontrent aussi l’ineffectivité du principe d’universalité lui-même, car dès lors que certains individus sont soustraits à leur protection, les droits de l’homme cessent de s’appliquer à tous.

De plus, la critique d’Arendt s’attarde à un constat : l’effectivité des droits de l’homme est subordonnée à la nationalité. Ces droits posent l’être humain comme « complètement émancipé et autonome, portant sa dignité en lui-même sans référence à quelque ordre plus vaste et global »196, alors que dans la réalité pour que ces droits soient effectifs l’être humain doit d’abord et avant tout devenir membre d’une communauté politique. Cette contradiction entre l’universalité des droits de l’homme et la souveraineté de la nation conduit Arendt à évoquerla justesse de certains arguments d’Edmund Burke selon lesquels les droits de l’homme seraient une abstraction. Comme le souligne le politicologue Philippe Raynaud, la Déclaration des droits de l’homme proclamée par les révolutionnaires français « souffre pour Burke d’un défaut majeur : elle est radicalement impraticable parce qu’elle ne tient aucun compte des conditions réelles de la vie des hommes, qui se déroule toujours dans des communautés déjà constituées »197. Burke attaque l’idée que les droits de

l’homme incarneraient une norme prépolitique et inaliénable, c’est-à-dire qu’elle s’appliquerait aux individus indépendamment de toute organisation politique ou appartenance nationale. Selon lui, cette conception ne rend pas compte du monde tel qu’il est, car il est bel et bien politiquement organisé, divisé en différentes nations. Autrement dit, il note une contradiction inhérente à la Déclaration qui, d’une part, pose l’homme comme affranchi de tout type d’association politique, et d’autre part, qui bénéficie de droits que seule l’appartenance à une communauté politique peut lui garantir. Burke s’interroge :

195 Véronique CHAMPEIL-DESPLATS, « Effectivité et droits de l’homme : approche théorique », À la

recherche de l’effectivité des droits de l’homme, sous la direction de Danièle Lochak et Véronique Champeil- Desplats, Paris, Presses universitaires de France, 2008, p. 14.

196 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 592.

« comment donc pourrait-on se prévaloir des conventions de la société civile pour revendiquer des droits qui ne supposent même pas l’existence d’une telle société »198?

L’existence de l’apatridie démontre la présence d’un autre paradoxe au sein de la Déclaration. En posant les droits de l’homme hors de toutes communautés politiques, la Déclaration renvoie les êtres humains à leur origine prépolitique, c’est-à-dire naturelle. Or, dans cet état, ils ne peuvent exercer ce que précisément l’idée des droits de l’homme implique, soit « la capacité de commencer, d’agir, de parler, de communiquer les uns avec les autres, de dialoguer, de se singulariser, de se manifester en tant qu’individu, de juger »199. Cette énumération de Robert Legros s’accorde à celle d’Arendt lorsqu’elle

explique les implications de la perte des droits de l’homme pour l’apatride :

être fondamentalement privé des droits de l’homme, c’est d’abord et avant tout être privé d’une place dans le monde qui donne de l’importance aux opinions et rende les actions significatives. Quelque chose de bien plus fondamental que la liberté et la justice, qui sont des droits du citoyen, est en jeu lorsque appartenir à la communauté dans laquelle on est né ne va plus de soi, et que ne pas y appartenir n’est plus une question de choix, [...]. Cette situation extrême, et rien d’autre, est la situation des gens qu’on prive des droits de l’homme. Ce qu’ils perdent, ce n’est pas le droit à la liberté, mais le droit d’agir; ce n’est pas le droit de penser à leur guise, mais le droit d’avoir une opinion. 200

L’homme hors des communautés est défini par une « nudité abstraite d’un être humain [...] rien qu’humain »201, il émergede la nature, il ne porteaucune marque d’appartenance à un

monde civilisé, et il ne témoigne d’aucune des caractéristiques de l’existence humaine qui évoquent la pluralité humaine. Ainsi, l’exemple des apatrides met en lumière le fait que celui qui se retrouve à l’extérieur du cercle des communautés devient seulement un homme, et il perd « les qualités qui permettent [aux membres de ces communautés] de le traiter comme leur semblable »202. Il est réduit à son essence première, c’est-à-dire qu’il est

dépouillé des artifices de la civilisation. C’est pourquoi il n’est plus humain, car il perd alors tout ce qui détermine sa nature humaine.

198 Edmund BURKE, Réflexions sur la révolution de France, Paris, Hachette, [1790] 1989, p. 75. 199 LEGROS, op.cit., p. 52.

200 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 599. 201 Ibid., p. 600.

Robert Legros illustre ce paradoxe en le comparant à un similaire étudié par Aristote dans sa Métaphysique portant sur l’ousia (la substance). Aristote démontre qu’on ne peut découvrir le substrat d’une chose en retranchant ses différentes qualités. Legros explique :

Alors même qu’on s’attend à découvrir la substance (envisagée comme « sujet premier » ou « substrat ») d’une chose en faisant abstraction de toutes les qualités qu’on peut attribuer à celle-ci, il ne reste en fait, au terme d’une telle élimination, que de la matière : la chose elle-même que l’on prétendait saisir indépendamment de ses « accidents » — la substance — s’est dissoute au cours de l’opération qui visait à l’exhiber. Au lieu d’une détermination pleinement positive, ne subsiste qu’une pure indétermination.203

Le sort des apatrides suppose un paradoxe comparable :

Le paradoxe impliqué par la perte des droits de l’homme, c’est que celle-ci survient au moment où une personne devient un être humain en général — sans profession, sans citoyenneté, sans opinion, sans actes par lesquels elle s’identifie et se particularise — et apparaît comme différente en général, ne représentant rien d’autre que sa propre et absolument unique individualité qui, en l’absence d’un monde commun où elle puisse s’exprimer et sur lequel elle puisse intervenir, perd toute signification.204

C’est dans un même esprit qu’Edmund Burke affirme la supériorité des droits des Anglais sur les droits de l’homme. Comme l’explique Philippe Raynaud « alors que les seconds laissent les hommes dans la précarité de leur “condition naturelle” (dans laquelle un homme n’est jamais rien de plus qu’un homme), les premiers leur assurent les garanties d’une communauté déjà constituée »205. Le reproche derrière l’abstraction réfère à l’annulation

des acquis historiques de l’homme, ce qui se manifeste pour Burke par une disqualification de la tradition nationale. C’est la raison pour laquelle il formule et soutient le principe d’un « héritage inaliénable »206, lequel désigne une transmission des droits, provenant des aïeux,

aux générations futures : « l’idée d’héritage fournit un principe sûr de conservation et un principe sûr de transmission, sans exclure le moins du monde le principe d’amélioration. Elle laisse la liberté d’acquérir; mais elle maintient ce qui est acquis »207.

203 LEGROS, op. cit., p. 34.

204 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 606-7.

205 RAYNAUD, op. cit., p. XLVII-XLVIII. L’italique est de l’auteur. 206 BURKE, op. cit., p. 42.

Bien que consciente des dérives chauvines que peut engendrer une confiance enthousiaste envers les droits nationaux, Arendt concède elle aussi leur meilleure adéquation aux fonctions de protection et d’affirmation de la dignité humaine. Elle soutient que les droits de l’homme ont failli à ces tâches. Rappelant que le cas des apatrides a établi que « le monde n’a rien vu de sacré dans la nudité abstraite d’un être humain »208, elle précise que

les droits nationaux demeurent le seul moyen « d’assurer la restauration de droits humains »209. À ce titre, elle évoque l’exemple de la fondation de l’État d’Israël qui a

permis de restaurer et d’affirmer les droits de tous les Juifs qui ont choisi de s’y installer210.

208 ARENDT, « L’Impérialisme », p. 603. 209 Loc. cit.