• Aucun résultat trouvé

Philosophie du soin palliatif

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Philosophie du soin palliatif"

Copied!
273
0
0

Texte intégral

(1)

PHILOSOPHIE DU SOIN PALLIATIF SL&o a

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de P Université Laval

pour l’obtention

du grade de Philosophiae Doctor (Ph D.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

Mai 2003

(2)

Devant Γ attention croissante portée au soin des personnes mourantes dans le réseau de la santé et devant la persistance du déni face à la mort, l’objectif général de cette thèse consiste à développer une philosophie du soin palliatif. La méthode employée repose sur deux approches. La première vise à explorer le sujet à travers la littérature de la discipline infirmière qui contient un ensemble important de connaissances sur le soin de Y être humain. La seconde, qui représente le corps de cette thèse, s’appuie sur la pensée « existentielle ». Elle consiste en une théorisation du soin palliatif sur la base de concepts comme la mort, la personne et le soin. Ici, la nécessité de concevoir la personne non seulement en tant qu’être-pour-la-vie, mais aussi en tant qu’être-vers-la-mort est développée. Par la suite, sur la base des attributs et des composantes de tout être humain, la philosophie du soin palliatif est exposée en prenant essentiellement appui sur la pensée d’Émmanuel Lévinas. Ce philosophe soutient notamment qu’en raison du visage humain, « s’occuper de l’autre » (qui, selon l’étymologie, vient du terme « soigner », XIIe s.) constitue une responsabilité d’ordre moral incontournable, fondatrice de l’être : notre humanité exige d’être responsable de l’autre, de « s’occuper de » lui. Ensuite, Lévinas nous permet de préciser l’ontologie du soin palliatif en dégageant ses trois dimensions. La première dimension fait appel à la relation à l’autre. En effet, s’occuper de l’autre exige d’entrer en relation avec l’autre, une relation qui se dit de proximité et asymétrique. La seconde dimension est celle du sentiment d’affection. Dans le cadre de toute relation soignante, il s’agit d’un sentiment qui doit se manifester sous le signe de la bonté et de la compassion. Enfin, la troisième dimension du soin, selon Lévinas, évoque la nécessité de « faire quelque chose » pour autrui, c’est-à-dire d,intervenir là où il convient de le faire. Dans le cas du soin de la personne mourante, il s’agit particulièrement de veiller au

soulagement de ses souffrances.

Mireill¿ Layoie

Danielle Blondeau (codirectrice) Thomas De Éoninck

(3)

Avant-propos

Je tiens à remercier mon conjoint, Michel, ainsi que mes enfants, Marianne et Jean- François. Leur support indéfectible, malgré les sacrifices que leur imposait parfois la poursuite de ce projet, a été pour moi une source de motivation et d’inspiration.

Je souhaite aussi exprimer ma gratitude envers mon directeur de thèse, Monsieur Thomas De Koninck, ainsi que ma codirectrice, Madame Danielle Blondeau. Je les remercie d’avoir toujours répondu avec patience à mes questionnements et de m’avoir guidée dans les dédales de la production d’une pensée rigoureuse et créatrice.

Enfin, je dois souligner les appuis significatifs du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada ainsi que du Conseil québécois de la recherche sociale qui m’ont permis de me consacrer entièrement à la réalisation de cette thèse de doctorat.

(4)

RÉSUMÉ... i

AVANT-PROPOS... ii

TABLE DES MATIÈRES ... iii

INTRODUCTION ... 1

PREMIÈRE PARTIE : RÉFLEXION SUR LA MORT ET LE MOURIR Introduction... 13

1.1 La temporalité de la mort et du mourir... 15

1.2 Le concept de la mort : de T instant mortel à Γ au-delà... 18

1.2.1 Les évidences... 20

1.2.1.1 Une ordonnance de la nature ... 20

1.2.1.2 La fin de mon existence : une privation de ma vie ... 22

1.2.1.3 Un mystère... 23

1.2.2 L’hypothèse d’une vie dans l’au-delà : la question de l’immortalité de l’âme... 27

1.2.2.1 Les preuves de l’immortalité de l’âme chez Platon ... 28

1.2.2.2 Du scepticisme ou de la foi... 30

1.3 Le concept du mourir... 38

1.3.1 L’épreuve de la situation limite ... 39

1.3.2 Un passage obligé sous différents visages... 42

1.4 « Mourir de sa belle mort » et « connaître une belle mort » : des expressions réalistes ou idéalistes? ... 45

(5)

DEUXIÈME PARTIE : VERS UNE CONCEPTION DE LA PERSONNE MOURANTE

Introduction... 52

Chapitre I : La personne selon une perspective disciplinaire ... 54

1.1 L’identification d’un métaparadigme... 55

1.2 Évolution des conceptions de la personne... 57

1.2.1 Le paradigme de la réaction... 59

1.2.2 Le paradigme de !’interaction réciproque... 60

1.2.3 Le paradigme de l’action simultanée ... 62

Chapitre Π : L’être de la personne ... 67

2.1 La personne : être humain ou individu? ... 69

2.1.1 Étymologie... 70

2.2 La personne pour l’autre... 71

2.2.1 Un visage ... 71

2.2.2 Un être qui existe ... 74

2.3 Les attributs de l’être humain : raison et liberté ... ... 79

2.4 Les dimensions de l’être humain ... 83

2.4.1 Sa nature affective et relationnelle... 85

2.4.2 Sa nature spirituelle... 91

2.4.3 Sa nature corporelle... 95

2.5 La dignité de la personne... 105

Chapitre DI : La personne mourante ... 110

3.1 Le premier acte de la maladie ... 113

3.1.1 L’être-malade... 114

3.1.1.1 Ce corps étranger... 115

3.1.1.2 La métamorphose de l’exister... 117

3.2 L’être-vers-la-mort : impact de la mort annoncée... 119

(6)

3.2.1.1 Suprématie de la souffrance « physique » chez Lévinas... 130

3.2.1.2 L’angoisse : vitale et existentielle ... 137

TROISIÈME PARTIE : DU SOIN ET DU SOIN PALLIATIF Introduction... 145

Chapitre I : Le soin : perspective disciplinaire ... 148

1.1 État de la confusion associée au terme de « soin »... 148

1.2 Les dimensions du « soin » ... 150

1.2.1 Une caractéristique de la nature humaine... 151

1.2.1.1 Utilité et limites de l ’interprétation de la notion de Sorge (care) chez Heidegger... 152

1.2.2 Une obligation morale... 155

1.2.3 Un sentiment d’affection... 157

1.2.4 Une relation interpersonnelle... 160

1.2.5 Une intervention... 163

1.3 Du genre à la différence ... 166

Chapitre II : Prendre soin de l’autre : l’antériorité de la responsabilité morale... 172

2.1 La notion de responsabilité morale chez Lévinas... 175

2.1.1 L’appel du visage ... 176

2.1.2 De l’obsession à la substitution : la mise en question de la liberté... 178

2.2 La juste mesure de la responsabilité : « prendre soin » de l’autre... 183

Chapitre III : Les dimensions du soin de la personne mourante ... 190

3.1 L’accompagnement : la figure du soin palliatif... 192

3.2 L’incontournable relation... 194

3.2.1 Une proximité asymétrique... 195

(7)

3.3 La conjonction du sentiment d’affection... 205

3.3.1 Sur la bonté qui se dit bienveillance ... 209

3.3.2 Sur la compassion ... 213

3.4 L’intervention : de la nécessité de l’agir ... 217

3.4.1 Le soulagement des souffrances et les risques de l’excès... 222

3.4.1.1 Le soulagement de la souffrance spirituelle : la quête d’un sens espéré... 224

3.4.1.2 Le soulagement de la souffrance physique : la délivrance de l’assujettissement... 229

CONCLUSION ... 238

(8)

(Husserl, Philosophie première. Deuxième partie : Théorie de la réduction philosophique,

(9)

Dans le tourbillon de la vie quotidienne, dans le cahot de nos préoccupations et de nos obligations journalières, nous nous permettons rarement, sinon pour certains d’entre nous jamais, de même seulement évoquer la fin de notre existence. Pas le temps de penser à la mort; il nous faut vivre. « Techniquement, nous admettons que nous pouvons mourir, nous prenons des assurances sur la vie pour préserver les nôtres de la misère. Mais, vraiment, au fond de nous-mêmes, nous nous sentons non mortels. »' La mort n’est que l’affaire des autres. Et face à la mort des autres, nous nous arrêtons quelques brefs instants, le temps de dire : « Quelle chance que ce soit lui et pas moi! »1 2 Et pourtant, à l’instar du témoignage d’Ivan !Ilitch à l’approche de sa mort, nous nous rendons à chaque fois coupable d’imbécillité.

«Je ne serai plus. Mais qu’y a-t-il donc?... Rien du tout. Et où serai-je, quand je ne serai plus? Est-ce la mort?... Oh! Je ne veux pas! (...) À quoi bon? C’est égal, se dit-il, les yeux grand ouverts, dans le noir... La mort... Oui, la mort... Et ils n’en savent rien, ne veulent pas savoir, ils refusent de me plaindre... Ils s’amusent. (En effet, on percevait, venant de la grande salle, une voix qui chantait et les ritournelles du piano.) Ils s’en moquent, et pourtant ils mourront aussi! Bande d’imbéciles! »3

Le récit de Tolstoï témoigne de l’abandon ressenti par Ivan !Ilitch alors à la fin de sa vie en plus de devoir faire face aux « maladresses » de ses proches qui ne savent pas quoi faire de la mort d’un ami, d’un époux, d’un père, de sa mort à lui. Devant leur déni, il doit côtoyer leurs mensonges. Devant leur absence, il découvre toute la présence de son être, sa trop grande solitude.

Vivre sa mort représente certainement une épreuve tragique et redoutable pour la plupart d’entre nous; en fait, pour tous ceux qui la voient s’approcher vers eux. Hier, on mourait à la maison, plus récemment à l’hôpital; de nos jours, on retourne les personnes mourir à la

1 Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à non jours, 1975, p. 80-81. 2 Tolstoï, La mort d’Ivan IIlitch, 1976, p. 5.

(10)

maison en raison de considérations humaines, dit-on, mais aussi, ne faut-il pas l’avouer, parfois de considérations politiques et économiques. Quoi qu’il en soit, comme l’affirme Louis-Vincent Thomas, que le malade « meure chez lui ou à l’hôpital, la solitude et l’abandon sont son lot. Bien sûr, on meurt toujours seul, car on est seul devant sa mort; mais le drame, c’est de mourir solitaire, pis encore de mourir exclu. »3 4 Aussi, nous faut-il à tout le moins faire l’effort de ne pas exclure les personnes mourantes et les laisser mourir seules. Mais sommes-nous, à ce jour, une société qui s’occupe véritablement de nos personnes mourantes?

En 1967, en réaction à cet « abandon » des personnes mourantes qui doivent de plus en plus « se presser » de mourir, Dame Cicely Saunders initie ce que l’on appelle aujourd’hui le mouvement des soins palliatifs. Infirmière, travailleuse sociale puis médecin de formation, cette pionnière travaille à offrir aux personnes mourantes un milieu propice où elles pourraient vivre leurs derniers jours. Elle fonde, après vingt ans de réflexion et de labeur, le St Christopher’s Hospice, centre spécialisé dans le soin des personnes en fin de vie. Elle réussit à optimiser le soulagement de leurs douleurs et démontre que la médecine peut non seulement se préoccuper de la guérison, mais aussi de la fin de la vie. Grâce à ses convictions et à ses efforts, elle a ainsi redonné à la personne mourante la place qui lui revient auprès des divers professionnels de la santé et de la société en général. Elle est arrivée à démontrer que l’abandon n’avait pas à être le lot des personnes mourantes, qu’il était possible de diminuer leur solitude, leurs souffrances et leurs angoisses.

Pourtant, il reste encore aujourd’hui beaucoup à faire. En effet, au Canada par exemple, bien que l’on reconnaisse que les soins palliatifs sont requis pour « tous les malades qui meurent au terme d’un processus plus ou moins long, »5 il semble que seulement « 5 % des Canadiens et Canadiennes en phase terminale reçoivent des soins palliatifs intégrés et interdisciplinaires. »6 Or, la nécessité des soins palliatifs est de plus en plus évidente dans le monde de la santé. Ils répondent au besoin croissant d’une population vieillissante

3 Ibid, p. 53-54.

4 Thomas, Mort et pouvoir, 1978, p. 64.

5 Sebag-Lanoë, Les perspectives essentielles pour le développement de la formation en soins palliatifs, 1992, p. 79.

6 Sénat canadien, Des soins de fin de vie de qualité : chaque canadien et canadien y a droit. Rapport final, Juin 2000, p. 6.

(11)

confrontée à des maladies chroniques comme le cancer ou même à de jeunes personnes atteintes du VIH/SIDA et qui doivent aussi faire face à la mort. Les soins palliatifs seront ainsi appelés à être plus accessibles pour 1 י ensemble de la population d’ici les prochaines années. Mais il faut reconnaître que cette approche est encore « récente et il faut chercher à l’améliorer. »7 Nous tâcherons donc, bien humblement, d’alimenter la réflexion en ce sens.

Dans les dernières décennies, le nombre des centres et des unités de soins palliatifs a augmenté de façon très importante. En effet, depuis l’ouverture en Angleterre du St- Christopher’s Hospice en 1967, il existe, au Canada seulement, plus de 600 programmes et services répertoriés qui offrent des soins palliatifs.8 L’approche interdisciplinaire qui compte sur la collaboration d’intervenants variés : médecins, infirmières,9 travailleurs sociaux, pharmaciens, agents de la pastorale, bénévoles, y est privilégiée. De plus, on remarque que beaucoup d’efforts sont investis afin de spécifier la particularité des soins palliatifs. L’élaboration de documents précisant les principes qui doivent jalonner les soins offerts aux personnes mourantes est d’ailleurs en émergence. Ces principes visent à jeter la base d’une philosophie de soins adaptée aux besoins particuliers des personnes mourantes. Afin de rendre compte de la philosophie de soins palliatifs qui existent dans la pratique quotidienne, nous avons mené une enquête par téléphone auprès de 16 centres ou associations de soins palliatifs. Nous avons ainsi regroupé des documents qui témoignent de la philosophie de soins actuellement développée et utilisée dans les divers milieux. Ces documents proviennent notamment de l’Irlande (1), de l’Australie (1), de la Suisse (1), de l’Angleterre (1), des États-Unis (2) et principalement du Canada (10). Leur analyse démontre, au premier coup d’œil, que le bien-être de la personne mourante se situe largement au centre des préoccupations de la philosophie actuelle de soins palliatifs. On y retrouve ainsi les principes suivants : promouvoir la qualité de la vie de la personne mourante; axer les soins sur la personne plutôt que sur la maladie; soulager ses souffrances et contrôler les symptômes autres que la douleur; favoriser l’expression de son autonomie;

7 Ministère de la santé et des services sociaux (1992). La politique de la santé et du bien-être. Québec : Le Ministère, p. 78.

8 Association canadienne des soins palliatifs (1997). Le répertoire canadien des services soins palliatifs et V1H/S1DA, Ottawa, acsp.

(12)

rencontrer ses besoins biologiques, psychologiques, sociaux, spirituels et affectifs; et assurer le respect de la dignité de la personne mourante (incluant le respect de ses valeurs et de ses croyances, de sa culture, de sa religion, de son identité, de son intégrité et de son intimité).

Or, il ressort de ce constat une question fort pertinente : en quoi ces principes se distinguent-ils des principes que l’on observe dans le soin de toute personne malade? Est-ce à dire que la philosophie du soin des personnes en fin de vie est essentiellement la même que celle réservée au soin d’une personne malade en voie de guérison? En fait, il appert que les principes énoncés sont peu développés et il en découle que l’on cerne difficilement l’essence de la différence entre le soin et le soin palliatif. C’est donc ici que s’inscrit l’objectif général de cette thèse : il s’agit de développer une ontologie du soin de la personne mourante. En d’autres mots, la thèse vise une théorisation de la philosophie des soins palliatifs à partir des concepts sur lesquels elle prend forme, c’est-à-dire la mort, la personne et le soin. Cependant, avant d’introduire davantage ces concepts, précisons la méthode qui a été employée dans la poursuite de cette thèse.

La méthode observée consiste en une revue de la littérature concernant chacun des concepts ainsi que des philosophies de soins palliatifs développées dans la pratique et retrouvées dans la littérature. La méthode se déroule ainsi selon deux approches. Une première approche vise à explorer les conceptions de la personne et du soin sous l’angle de la discipline infirmière. En fait, bien que les soins palliatifs ne sont le propre d’aucune discipline en particulier, il faut reconnaître que la discipline infirmière a pris l’initiative de développer un corps de connaissances qui met l’accent sur le soin de Y être humain. A ce titre, nous verrons, par exemple, que des théoriciennes telles Parse, Watson ainsi que Paterson et Zderad ont érigé leur réflexion en s’inspirant de la pensée de nombreux philosophes et théologiens.9 10

La deuxième approche, qui représente le corps de cette thèse, consiste en une théorisation des concepts centraux à partir de la littérature en philosophie. Bien que la notion de soin

9 Dans le cadre de cette thèse, le terme « infïrmière(s) » inclut les infirmières et les infirmiers.

10 Elles citent, par exemple, Martin Heidegger, Maurice Merleau-Ponty, Pierre Teilhard de Chardin, Jean- Paul Sartre et Gabriel Marcel.

(13)

palliatif n’a pas été précisément abordée en philosophie, il est possible d’y retracer le concept de soin par le biais de ses dimensions essentielles, de même que les concepts de personne et de mort. Nous verrons ainsi comment la pensée des Anciens, tels Platon et Aristote, et celle d’autres philosophes plus contemporains, comme Kant, Jaspers et Lévinas, contribuent à préciser la nature du soin palliatif. Aussi, comme cette thèse s’inscrit au cœur de l’existence humaine, nous n’hésiterons pas à mentionner la contribution des écrits de Gabriel Marcel, Martin Heidegger et Maurice Merleau-Ponty par exemple, là où leur pensée s’impose. La thèse prendra ainsi principalement appui sur les philosophes de la pensée « existentielle ». En d’autres mots, nous tâcherons de saisir leur pensée pour ce qu’elle nous apprend de l’existant et de l’existence, pour ce qu’elle nous permet de comprendre de la mort et du soin de l’autre qui meurt. La philosophie du soin palliatif sera ainsi développée à partir d’une analyse et d’une comparaison de la pensée de l’ensemble de ces philosophes. Cependant, comme nous le verrons, la philosophie d’Emmanuel Lévinas constituera le pilier central de notre conceptualisation du soin de la personne mourante.

La thèse comporte trois parties qui s’articulent autour des concepts de mort, de personne et de soin. Puisque le soin de la personne devient palliatif en raison du contexte de la mort, la première partie vise d’abord à apporter une réflexion sur la mort. Or, il est curieux d’observer que les ouvrages et les manuels de soins palliatifs, de même que les documents développés par les divers centres, maisons et unités de soins palliatifs discutent rarement de la mort. Les philosophies actuelles de soins palliatifs insistent d’ailleurs très peu sur les conceptions de la mort et de la mort de l’autre, sinon pour admettre qu’il s’agit bien d’un processus normal de la vie et qu’en aucun cas il ne s’agit de hâter, ni de retarder la mort. On insiste, à juste titre, pour que l’attention soit portée sur la personne en tant qu,être vivant, pour que les soins soient axés sur la vie et non sur la mort. Mais qu’en est-il de la personne mourante? Le développement philosophique de ce type de soin devrait prendre pour objet la personne non seulement en tant qu’être-pour-la- vie, mais aussi, lorsque le moment est venu, elle doit tenir compte de sa transition en tant qu’être-vers-la-mort. Il s’avère ainsi fondamental de voir dans quelle mesure le contexte de la mort colore la notion de personne et, dès lors, le soin qui lui est offert. La notion de mort n’est-elle pas aussi le siège de la différence entre les notions de soin et de soin

(14)

palliatif? On ne peut donc passer outre la conjoncture particulière imposée par l’imminence de la mort dans laquelle s’inscrivent les soins palliatifs; car c’est bien à partir du moment où la personne fait face à sa mort, c’est-à-dire dès que la personne devient personne mourante, que le soin devient palliatif.

Ainsi, une théorisation du soin palliatif exige une réflexion sérieuse sur la mort. Celle-ci comporte une signification fondamentale pour tout être humain, mais surtout pour la personne appelée à mourir. La mort signe la fin de l’existence de la personne, de cette existence-ci, sans aucune considération pour ses projets, ses désirs, les êtres qu’elle aime et qu’elle laissera derrière elle. De plus, quels que soient les efforts pour comprendre la mort et parer à sa venue, nous constatons qu’elle demeure, à notre grand désarroi, un mystère et une situation-limite. « La mort est une menace qui s’approche de moi comme un mystère >>,״ a écrit Lévinas. Elle est situation-limite parce que, selon Jaspers, je ne peux la « dépasser », je ne peux la « transformer » ; « il me faut mourir. »11 12 Nous entrevoyons ainsi déjà les limites du réconfort que le soignant rencontrera dans ses efforts pour soulager l’autre qui meurt, pour donner un sens à sa vie qui achève et à sa mort prochaine. C’est ainsi que nous préciserons que bien avant le concept de mort existe celui du mourir. Si la mort se situe au-delà de notre existence - raison pour laquelle la mort est un mystère -, le mourir, lui, réside au cœur même de l’existence. Alors que la mort est à venir, le mourir est à vivre. Il s’agit d’une distinction cruciale autant pour l’être qui meurt que pour celui qui en prend soin.

En deuxième partie, nous aborderons la notion de personne. Si nous avons choisi de traiter la notion de personne avant celle du soin, c’est en raison d’une considération d’ordre logique. De toute évidence, le fait de « s’occuper de » implique une rencontre entre deux personnes, l’une qui offre des soins (médecin, infirmière, travailleur social, etc.) et l’autre qui y participe ou les reçoit (la personne malade ou mourante, le patient, le bénéficiaire, le client, etc).13 Le soin est ainsi pour la personne; prendre soin d’une personne, c’est entrer

11 Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité [Tl], 1971, p. 261. 12 Jaspers, Philosophie, 1986, p. 427.

13 Or, commentant le type de relation qui existe entre un médecin et son patient, Roy et Wächter lui attribuent un caractère « unique parmi les formes fondamentales d’interaction humaine » qui « mérite que la philosophie s’y attarde comme à un des grands problèmes de la vie. » (Roy & Wächter , Médecine, éthique, anthropologie. 1985, p. 1201.)

(15)

en relation avec autrui. Autrement dit, l’autre est celui qui constitue la finalité du soin. Par conséquent, il est indispensable de s’attarder d’abord à 1’« alter », à l’autre devant soi. La question sera donc la suivante : qui est la personne que l’on soigne? En d’autres mots, en quoi la personne que l’on soigne est différente ou non de la personne mourante?

Notre conception de la personne s’appliquera à cerner l’être « concret » depuis la perspective que l’être humain est un existant, non une figure abstraite. L’être dont je prends soin est cet être concret qui existe; il est ce visage humain qui, à lui seul, me demande de « s’occuper de » lui.14 « Ce sujet concret, c’est chacun de nous, c’est le Moi ou le Même, comme l’appelle Lévinas, en référence à la grande tradition platonicienne. Le Même aime la vie! Il vit « de "bonne soupe", d’air, de lumière, de spectacles, de travail, d’idées, de sommeil, etc. »15 II vit sa vie. »16 Nous prenons ainsi très sérieusement en compte la mise en garde que Kierkegaard a adressé concernant le risque de !’abstraction dans les affaires humaines :

« La langue de !’abstraction ne mentionne à vrai dire jamais ce qui constitue la difficulté de l’existence et de l’existant et elle en donne encore moins !’explication. Justement parce qu’elle est sub specie aeterni, la pensée abstraite ne tient pas compte du concret, de la temporalité, du devenir propre à l’existence et de la misère que connaît l’existant du fait qu’il est une synthèse d’étemel et de temporel, plongée dans l’existence. »17

Aussi, dans le cadre de cette thèse, nous tâcherons de réfléchir à cet aspect tangible du fait de l’existence humaine. La personne sera ainsi considérée comme « un être qui pense, sent, aime, comme nous »18, c’est-à-dire comme un être qui existe en vertu des «attributs» (de raison et de liberté) et des « composantes » (affective, relationnelle, spirituelle, corporelle) qui le constituent. Puis, nous verrons comment la réflexion de la première partie sur la mort colore la notion de personne. - Soulignons, encore une fois, que « la mort ne tolère pas d’abstraction. Mise en cause de l’existence, elle ne s’aborde qu’avec

14 Lévinas, Tl, 1971; Lévinas, Humanisme de l’autre homme, 1972. 15 Lévinas, 77, 1971, p. 82.

16 ?lourde, Emmanuel Lévinas. Altérité et responsabilité, 1996, p. 13-14.

17 Kierkegaard, Œuvres complètes, Tome XI. Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, vol. II, 1846, p. 1.

18 De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, 2000, p. 155. Il poursuit en affirmant que « nous savons tous par conséquent tous on ne peut mieux ce qu’est une personne, par l’expérience que nous avons de vivre la vie de personnes. »

(16)

l’existence. »19 - En d’autres mots, nous chercherons à saisir en quoi la notion de « personne mourante » est différente de la notion de « personne ». Précisons, pour le moment, que la mort s’inscrit certainement pour lui comme une menace à son existence et que la perception de sa mort prochaine contribue sûrement à exacerber sa souffrance tout en le confrontant à !’incontournable question de Hamlet.

Enfin, la troisième partie de la thèse visera à retracer et à exposer les fondements philosophiques du soin, et plus précisément du soin palliatif, en tenant compte des conceptions préalables de la personne et de la mort. Notons déjà que l’enquête menée sur le terrain ainsi qu’une revue de la littérature mettent en évidence que la notion de « soins palliatifs » semble au cœur d’un débat sémantique. Bien que certaines définitions sont généralement admises,20 on remarque qu’il existe une différence importante quant à leur contenu. Alors qu’on associe le plus souvent le terme « soins palliatifs » au soin de la personne mourante,21 il est aussi employé dans le cadre du soin de toute personne qui

19 Vergely, La mort interdite, 2001, p. 60.

20 Notamment trois définitions à retenir : (1) celle de Santé Canada : « Palliative care is a program of active compassionate care primarily directed towards improving the quality of life for the dying. It is delivered by an interdisciplinary team that provides sensitive and skilled care to meet the physical, psycho-social and spiritual needs of both the patient and the family. The philosophy and principles of palliative care may apply to the patient populations other than the dying and the palliative care program may have a SECONDARY role in addressing the needs of these groups. » (Palliative care service guidelines, 1989. ); (2) celle de !’Organisation Mondiale de la Santé [OMS]: les soins palliatifs sont des : « soins actifs, complets, donnés aux malades dont l’affection ne répond pas au traitement curatif. La lutte contre la douleur et d’autres symptômes, et la prise en considération de problèmes psychologiques, sociaux et spirituels, sont primordiales. » (Traitement de la douleur cancéreuse et soins palliatifs, 1990, p. 11-12.); (3) celle de !’Association canadienne de soins palliatifs [ACSP]: «Palliative care, as a philosophy of care, is the combination of active and compassionate therapies intended to comfort and support individuals and families who are living with a life-threatening illness. During periods of illness and bereavement, palliative care strives to meet physical, psychological, social and spiritual expectations and needs, while remaining sensitive to personal, cultural and religious values, beliefs and practices. Palliative care may be combined with therapies aimed at reducing or curing the illness, or it may be the total focus of care. / Palliative care is planned and delivered through the collaborative efforts of an interdisciplinary team including the individual, family, caregivers [volunteer, family member of friend] and service providers. It should be available to the individual and his/her family at any time during the illness trajectory and bereavement. / While many service providers may be able to deliver some of the therapies that provide comfort and support, the services of a specialized palliative care program may be required as the degree of distress, discomfort and dysfunction increases. / Integral to effective palliative care is the provision of opportunity and support for the caregivers and service providers to work through their own emotions and grief related to the care they are providing. » (Palliative Care : Towards a Consensus in Standardized Principles o/Practice, 1995, p. 41.).

(17)

traverse un stade avancé de sa maladie.22 Or, ne s’agirait-il pas d’une dénaturation progressive du sens initial que voulait donner Dame Saunders à l’expression soins palliatifs? En fait, celle-ci reconnaît elle-même que « the whole spectrum of palliative care has developed widely and is now often given earlier in serious illness. »23 Aussi, afin d’éviter toute confusion, nous nous permettrons d’en réserver la portée au sens originalement reconnu par Dame Saunders, c’est-à-dire au soin de la personne en fin de vie. Outre cette précision, on observe la persistance d’une difficulté plus profonde encore. Avant même de pouvoir clarifier la notion de soins palliatifs, on constate que le concept plus général de « soin » se révèle problématique en soi. Il appert, en effet, que la notion du soin de toute personne reste à préciser. Selon Morse et collaboratrices,24 infirmières, il n’existe pas même de consensus quant à la définition, les composantes ou même le processus du soin (traduit parfois indifféremment par care ou caring en anglais). Il s’agit donc d’un concept qui possède de multiples significations. Selon !’Association canadienne de soins palliatifs, par exemple, le soin est défini comme étant « assistive, supportive or facilitative acts on the part of caregivers and service providers to meet an expectation or a need which is identified by the patient/family as important. Care is not static. It is a process which responds to changing expectations and needs. »25 En ce sens, le soin est limité à l’ensemble des actes posés dans le but de combler les besoins de la personne. Par ailleurs, la notion de « soin » est aussi perçue soit comme une valeur, une vertu, une attitude, un comportement, un mode d’être, un impératif moral, un sentiment, une relation interpersonnelle, etc.26 Ainsi, tout approfondissement de la philosophie du soin palliatif se doit de considérer la notion première du « soin ».

Nous étudierons ainsi le concept du soin palliatif en approfondissant celui du soin puis en observant comment cette notion du « soin de l’autre » est repoussée aux confins de sa signification lorsqu’elle est soumise à la limite spatio-temporelle imposée par la proximité de la mort. Plus précisément, nous proposerons une conception du soin palliatif à partir des

22 Santé Canada, Palliative care service guidelines, 1989 et ACSP, Palliative Care : Towards a Consensus in Standardized Principles o/Practice, 1995.

23 Dans SFAP - Collège soins infirmiers. L ׳infirmier(e) et les soins palliatifs, 1999, p. xi.

24 Morse, Solberg, Meander, Bottorff & Johnson. Concepts of Caring and Caring as a Concept, 1990. 25 ACSP, Palliative Care : Towards a Consensus in Standardized Principles o/Practice, 1995, p. 5.

(18)

deux questions suivantes : 1.pourquoi prend-on soin de l’autre qui meurt?; et, 2. qu’est-ce que le soin de la personne mourante? Reposant sur l’étymologie du terme « soigner », qui nous renvoie aux expressions « s’occuper de » (XIIe s.) et « veiller à la santé de quelqu’un » (XVIe s.), la conception du soin palliatif sera ainsi exposée à partir des dimensions de la responsabilité morale, de la relation à l’autre, du sentiment d’affection et de !’intervention. Il ressort que ces dimensions, qui ont été mises à jour par la discipline infirmière, sont aussi fort prégnantes dans la pensée d’Emmanuel Lévinas. En d’autres mots, nous verrons que ses écrits représentent une assise solide à toute conception du soin de l’autre, notamment celle de la personne mourante.

À la première question, «pourquoi prend-on soin de l’autre? », Lévinas nous invite à considérer le soin d’abord et avant tout comme une obligation morale que l’être humain ne peut esquiver. Devant une demande d’aide, l’être humain n’a tout simplement pas le droit d’ignorer l’autre et de le laisser sans ressource; il porte en lui, en raison de sa nature humaine, l’exigence de « s’occuper de » son prochain. Le mandat que nous confère notre humanité est clair : parce que je suis responsable de l’autre,dois « m’occuper de » lui, c’est-à-dire, si on prend appui sur l’origine des mots, le « soigner ». Le soin est ainsi une responsabilité morale inscrite au cœur même du genre humain, surtout lorsque celui qui nous fait face doit affronter l’inéluctable de sa mort.

Suite à cette première réflexion, Lévinas nous permet de répondre à la seconde question : « qu ’est-ce que le soin de la personne mourante? » En effet, il expose clairement que notre responsabilité à l’égard du prochain, qui oblige l’être humain à s’occuper de l’autre, repose invariablement sur la notion de la relation à l’autre. Lévinas tâche alors de mettre en lumière non pas une éthique normative des relations humaines, mais l’essence même de cette relation27 en démontrant ses caractéristiques d’asymétrie et de non-réciprocité. Ensuite, il pousse cette conception du « s’occuper de » l’autre au-delà de l’idée de la relation et l’associe à la nécessaire expression des sentiments de « bonté » et de « compassion ». Finalement, il précise que là où les besoins de la personne l’appellent, 26

26 Fry, Killen & Robinson. Care-Based Reasoning, Caring, and the Ethic of Care: A Need for Clarity, 1996; Morse, Solberg, Neander, Bottorff & Johnson. Concepts of Caring and Caring as a Concept, 1990.

(19)

notre responsabilité commande de faire quelque chose pour elle, c’est-à-dire d'intervenir. Il ne fait ainsi aucun doute que la pensée de Lévinas, qui s’avère fort éclairante autant au sujet des notions de mort, de personne que du soin de l’autre, sera fondamentale dans notre quête d’une ontologie du soin palliatif.

Enfin, avant d’entreprendre notre exposé, précisons qu’il est clair que cette thèse s’inscrit en faux avec la pensée nihiliste. De ce point de vue, en effet, la seule question de prendre soin d’une personne mourante pourrait certes être remise en cause. Comme le nihilisme décrète, par exemple, l’absurdité de l’existence ainsi que le désenchantement face aux valeurs et aux idéaux de la moralité, il affirme du même coup la futilité des soins palliatifs et prône sans retenue la légitimation de l’euthanasie : pourquoi ne pas mourir aujourd’hui plutôt que demain lorsque la vie n’a plus de valeur? Il serait ainsi permis d’éviter ces souffrances qui n’ont d’ailleurs « aucun sens valable ». En fait, à l’instar de Jankélévitch, nous croyons plutôt que la nihilisation est absurde en soi devant la mort, qu’elle « est une véritable passe magique : invoquer la nihilisation, c’est démissionner devant le mystère. »27 28 Devant la personne qui doit mourir, nous croyons que l’attitude nihiliste ne signifie rien de moins que l’abandon de l’espèce humaine. Aussi, nous postulons clairement que la vie humaine possède une valeur inestimable et que, pour cette raison, il convient de prendre soin de l’être humain jusqu’à la fin de son existence. Nous croyons que c’est dans notre façon de s’occuper des personnes mourantes et de s’en préoccuper que transparaît notre véritable humanité.

27 « Ma tâche ne consiste pas à construire l’éthique ;j’essaie seulement d’en chercher le sens. (...) On peut sans doute construire une éthique en fonction de ce je viens de dire, mais ce n’est pas là mon thème propre. » (Éthique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo, 1982, p. 85.)

(20)
(21)

« Tout ce que nous pouvons dire et penser de la mort et du mourir et de leur inévitable échéance, il nous semble de prime abord que nous le tenions de seconde main. »!

La mort. Que ce mot nous effraie, nous, êtres humains!1 2 Que de barrières, que de faux- fuyants nous employons pour éviter à tout prix d’y songer trop longtemps par crainte, peut-être, que son couperet ne s’abatte finalement sur nous. On tente de la fuir, mais la mort est, tout simplement. La mort « met l’humanité en face de sa destinée. L’homme est jeté là dans le monde, précise Heidegger. Il subit la vie comme une fatalité. (...) On aurait pu ne pas être. On est. On aurait pu ne pas finir, comme les pierres qui ne finissent pas. On finit. »3 Mais qu’est-ce que cette mort? En quoi est-ce un problème pour les êtres humains? Même s’il s’agit là de questions longuement étudiées, elles nous laissent encore aujourd’hui généralement devant l’inconnu.

Ce que Ton sait toutefois de la mort c’est que sa présence terrifie. Aussi, l’homme tente- t-il généralement de la repousser par tous les moyens. Et, en partie, l’être humain réussit à retarder la fin de son existence. Grâce aux nouvelles technologies biomédicales, comme le dit bien Jonas, « la mort n’apparaît plus comme une nécessité faisant partie de la nature du vivant, mais comme un défaut organique évitable, susceptible au moins en principe de faire l’objet d’un traitement, et pouvant être longuement différé. »4 Les miracles de la médecine permettent ainsi d’éviter le malheur de trop courtes vies. La mort s’éloigne peu à peu du vivant pour espérer n’être, un jour, qu’une vague préoccupation. On constate en effet que l’espérance de vie ne cesse de croître depuis les dernières décennies. Pourtant, l’homme doit se rendre à l’évidence : il devra toujours, tôt ou tard, faire face à l’inéluctable de la mort, de sa mort propre. Comme Ta dit clairement Jankélévitch,

1 Lévinas, Dieu, la mort et le temps, 1993, p. 17.

2 « Tout existant vivant est entre parenthèses; ces parenthèses s’appellent : naissance et mort, mais seul l’homme le sait. » (Jaspers, Initiation à la méthode philosophique, 1966, p. 129) « Seul de toutes les créatures, l’homme sait qu’il doit mourir, lui seul pleure ses morts, enterre ses morts, cultive le souvenir de ses morts. » (Jonas, Évolution et liberté, 2000, p. 129)

3 Vergely, La mort interdite, 2001, p. 72.

(22)

l’homme ne peut y échapper éternellement puisque « dès l’instant de sa naissance, le vivant est tel qu’il doit mourir »5; « le vivant n’est vivant qu’à condition d’être mortel; et il est bien vrai que ce qui ne vit pas ne meurt pas : mais c’est parce que ce qui ne meurt pas ne vit pas. »6 II le constatera d’ailleurs, bon gré mal gré, impuissant devant le constat du vieillissement de son corps.

L’étude du concept de la mort représente la plaque tournante de cette thèse. Il s’agit, en effet, de la charnière entre la notion de soin et celle de soin palliatif. C’est au moment précis où la mort s’annonce qu’entre en jeu la particularité des soins palliatifs. Ce sera alors le devoir du soignant de regarder la mort en face lorsqu’elle se présente puisqu’alors, il n’y a plus lieu d’éviter l’inévitable, de faire comme si la mort n’existait pas.

Ainsi, dans cette première partie, nous présenterons ce qu’il nous est donné de savoir de la mort en nous permettant de clarifier sa distinction essentielle avec la notion du mourir. Il s’agit d’une nuance qui n’est pas toujours claire dans la littérature en philosophie. Pourtant « "le mourir" n’est pas synonyme de "la mort". »7 La mort et le mourir sont deux réalités forts différentes pour la personne en fin de vie; alors que la personne malade voit venir la mort, elle se doit de vivre son mourir.

Pour ce qui est de notre connaissance de la mort, nous observons qu’elle est de deux ordres : celui de l’évidence et celui de l’hypothèse. De toute évidence, nous pouvons affirmer que la mort est une ordonnance de la nature, une privation de la vie sur terre et un mystère. Ensuite, à partir du moment où nous admettons que la mort ne peut être connue avec certitude, il faut s’en remettre à Y hypothèse. Alors que certaines personnes postulent que la mort est le néant, d’autres, s’appuyant sur leurs croyances personnelles (issues de la foi religieuse ou philosophique), croient plutôt que l’immortalité de l’âme humaine ouvre la porte à une vie nouvelle ou à la vie étemelle.

Quant au mourir, il s’offre sous différents visages. Il se vit parfois sous l’enseigne de la résignation ou de la lutte et, en d’autres moments, sous le joug d’intenses souffrances.

5 Jankélévitch, La mort, 1977, p. 92. 6 Ibid., p. 449.

(23)

Parfois, on dit aussi qu’une personne a connu une « belle mort ». Toujours, cependant, le mourir s’expérimente comme une situation limite, situation au-delà de laquelle on ne peut rien savoir de certain si ce n’est que c’est par-delà cette limite que se situe la mort.

Avant de développer ces distinctions entre la mort et le mourir, il convient de préciser que la temporalité est d’abord ce qui signe la différence première entre ces deux concepts. Alors que certains philosophes insistent sur le fait que la mort définit le temps, nous tenterons plutôt de voir comment la mort et le mourir se manifestent dans le temps et comment ils en colorent notre perception. Voyons ainsi en quoi la notion de la temporalité s’avère fondamentale à toute compréhension de la mort et du mourir.

1.1 Temporalité de la mort et du mourir

La mort existe-t-elle dans le temps ou définit-elle le temps? En fait, peut-être l’un et l’autre. Dans le cadre qui nous intéresse, nous chercherons à comprendre les phénomènes de la mort et du mourir en tant qu’ils existent dans le temps, c’est-à-dire en tant qu’entités temporelles. C’est d’ailleurs l’invitation de Lévinas que de « penser la mort en fonction du temps, sans voir en elle le projet même du temps. »*

Nous constatons d’abord qu’il subsiste un ordre temporel entre la mort et le mourir. Comme on le dit parfois : « chaque chose en son temps ». Ainsi, avant d’être mort, et à l’exception des morts subites, l’être doit traverser la phase du mourir. Le mourir précède ainsi la mort dans le temps. Aussi, il faudra distinguer clairement les notions qui sont propres à la mort de celles qui, en réalité, appartiennent au mourir. C’est ainsi que Jankélévitch suggère de marquer les « trois temps du Temps » de la mort de la façon suivante : « la mort en deçà, la mort sur le moment, la mort au-delà. »7 8 9 Pour être clair, il faut spécifier que la mort en deçà correspond plus précisément à la notion du mourir puisque, comme nous l’avons dit, le mourir n’est pas la mort. Et d’ailleurs, Jankélévitch ne le mentionne-t-il pas lui-même lorsqu’il dit que « la mort nous arrive, mais la mort

7 Burdin, 1997, p. 69.

8 Lévinas, La mort et le temps, 1991, p. 130. 9 Jankélévitch, La mort, 1977, p. 35.

(24)

elle-même, à proprement parler, nous ne l’éprouvons pas. »1° Or, si nous ne pouvons éprouver la mort, il semble bien que la mort en deçà de l’instant mortel n’est pas la mort en soi; elle est plutôt cette période qui appartient encore à l’existence du vivant et qui s’appelle le mourir. Aussi, afin d’éviter toute confusion, nous croyons qu’il faut réserver le terme de « mort » à partir de l’instant mortel et de ce qui s’en suit. Revenons plus en détail sur chacune de ces phases.

On note que la mort se manifeste sous deux ordres temporels différents. Elle est d’abord cette frontière, cet instant qui marque définitivement la fin de la vie : fin de cette vie, fin du temps personnel - et non du temps en général qui lui se poursuit -, fin du mourir. Alors que Jankélévitch défend que « la frontière de l’autre monde fait partie elle-même, et par là même, de notre bas monde, »״ nous croyons plutôt qu’elle fait déjà partie de l’au-delà ou d’une dimension autre. D’ailleurs, Jankélévitch n’a-t-il pas dit précédemment que nous n’éprouvons pas la mort elle-même? En d’autres mots, la vie et la mort ne peuvent être au même moment.

« La philosophie grec déclare que l’état de la mort (qu’il définit comme celui du ne-plus-être, de la destruction totale du sujet, de toute conscience) échappe à toute expérience aussi bien pour le survivant que pour le mort. En effet, le sujet ne se trouve pas dans l’état de mort durant son existence, ni dans celui de l’existence, une fois décédé. L’état de la mort et l’état de la vie s’excluent : aut-aut. Il n’y a pas de milieu possible, de coexistence possible. "La mort", comme le souligne Wittgenstein, "n’est pas un événement de la vie. La mort ne peut être vécue."10 11 12 »13

Aussi, soit l’instant de la mort appartient déjà à l’au-delà qu’est la mort, soit qu’il est un événement totalement distinct et autonome qui n’appartient ni à la vie, ni encore à la mort; il serait cet entre-deux appartenant à une autre dimension. Quoi qu’il en soit, il correspond à un point où l’être vivant bascule vers la mort, un instant qui ne ressemble déjà plus à la vie et que nous ne pouvons, à coup sûr, inclure dans la mort saisie comme

10 Ibid, p. 240.

11 Ibid., p. 119. « L’instant mortel n’est ni la vie des vivants ni la mort des morts, (...) il est aussi bien la vie et la mort à la fois, la vie des mourants et la mort des vivants. Or cet en-train-de est une soudaineté exclusive de toute continuation. Celui qui tombe foudroyé par une embolie, au moment où il tombe, est-il vivant? Est-il mort? Sans doute ni l’un ni l’autre, ou (ce qui revient au même) les deux ensemble; il est encore vivant et déjà mort. » (Ibid., p. 354.)

12 Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1961, p. 104.

(25)

l’au-delà. Cet instant de la mort signe « la disparition, dans les êtres, de ces mouvements expressifs qui les faisaient apparaître comme vivants, »14 il représente « la fin radicale de mon être empirique, de mon apparaître dans le temps. »15 Quant à la temporalité de la mort, c’est-à-dire l’au-delà de l’instant mortel, c’est le mystère. Si la mort n’est que néant, il n’existe pas d’ordre temporel autre. Si, au contraire, la mort fait place à la vie étemelle, le temps est infini. Or, devant l’absence de certitudes en ce domaine, puisque nous n’en saurons rien tant que nous ne serons pas mort nous-mêmes, il semble bien que la question de la temporalité dans l’au-delà relève davantage de convictions et de croyances individuelles.

Enfin, qu’en est-il de la temporalité dans la phase particulière du mourir? Même si, comme Kierkegaard l’affirme, « le propre du temps est seulement de passer, »16 il n’en demeure pas moins que sa perception peut largement différer selon les événements que nous vivons et que nous anticipons. Aussi, comment le mourant perçoit-il ce temps qui passe? En fait, la temporalité du mourir varie probablement en fonction de chaque personne qui meurt. Un jour, l'écoulement du temps peut paraître interminable, un autre jour, il défile trop rapidement; comme si le temps passait tour à tour d’un état d’extension à celui de contraction. Pour la personne mourante, l’annonce de l’échéance prochaine de sa vie représente certainement un déclencheur dévastateur dans le cours du temps. Les images du passé resurgissent et se font insistantes, le présent s’intensifie et le futur se contracte à vue d’œil - comme les murs d’une pièce qui se referment peu à peu sur la personne -. Certaines personnes mourantes aimeraient sûrement avoir encore un peu plus de temps pour régler des conflits ou ne serait-ce que pour goûter encore la vie. Pour les soignants, on pressent alors parfois l’urgence de faire compter le temps qui reste. « Les derniers instants d’une vie, pour le mourant comme pour ceux qui restent, ont valeur d’infini. Quelque chose, toujours, reste à nouer ou à sceller. Un nœud, un sceau, cela peut-être peu de chose : une main tenue, la main posée sur le front en sueur, les lèvres que l’on humidifie d’une compresse. Un regard! »17 Par contre, d’autres personnes mourantes souhaitent parfois que le mourir soit plus bref. En effet, la personne dont les

14 Lévinas, La mort et le temps, 1991, p. 10.

15 Dufrenne & Ricoeur, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, 1947, p. 184. 16 Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, 1935, p. 127.

(26)

souffrances sont devenues insupportables ressent probablement durement la longueur du temps. Il est donc légitime de croire qu’elle puisse espérer, à tout le moins secrètement, que la mort arrive au plus tôt. N’est-ce pas le souhait exprimé ouvertement par les requêtes d’euthanasie? Pourtant, plutôt que d’abdiquer devant une telle requête, nous verrons dans le dernier chapitre de cette thèse qu’il conviendra plutôt de chercher à offrir un soulagement plus efficace afin de redonner à la personne mourante la pleine possession des derniers instants de sa vie qui, parce qu’ils sont derniers, s’avèrent inestimables.

En somme, la temporalité du phénomène de la mort se manifeste de façon chronologique selon trois étapes distinctes : le mourir, l’instant de la mort et la mort en soi (l’au-delà). Voyons maintenant plus précisément ce que représente et ce qui distingue la mort et le mourir.

1.2 Le concept de la mort : de l’instant mortel à l’au-delà

Lorsque nous tentons de comprendre ce qu’est la mort en soi, de saisir son essence, nous sommes confrontés à une première difficulté de taille : celle de n’être plus lorsque la mort est là, c’est-à-dire au moment où il nous sera permis de la saisir. Comme l’expriment bien Edgard Morin, puis Vladimir Jankélévitch :

« La mort est mort quand le moi est mort. »17 18 19

« La mort joue à cache-cache avec la conscience : où je suis, la mort n’est pas; et quand la mort est là, c’est moi qui n’y suis plus. Tant queje suis, la mort est à venir; et quand la mort advient, ici et maintenant, il n’y a plus personne. De deux choses l’une : conscience, ou présence mortelle! »1ξΓ Nous sommes ainsi devant !’impossibilité de saisir la mort et d’en témoigner à la fois. Le concept de la mort semble un étemel insaisissable puisque, dès le départ, il faut admettre que « le concept de mort n’est pas la mort : il est vide comme une noix creuse.

17 Burdin, Parler la mort. Des mots pour la vivre, 1997, p. 231-232. 18 Morin, L'homme et la mort, 1970, p. 183.

(27)

Comme dit Maurice Blanchot, la mort n’est pas la mort, et c’est cela le terrible »20; « on ne pense jamais la mort (...) car la mort est proprement impensable.» 21 Notre méconnaissance de la mort est donc tributaire de nos limites à saisir le monde transcendantal. Alors comment espérer saisir l’inconnaissable? Que nous est-il permis d’affirmer de la mort? Déjà, nous l’avons constaté, il est possible de concevoir une distinction entre l’instant de la mort et l’au-delà; distinction que nous maintiendrons au besoin au fil de notre réflexion. Néanmoins, lorsque nous utiliserons le terme « mort », nous ferons référence à la fois aux notions d’instant et d’au-delà qui s’inscrivent en fait tous deux dans !’après-vie. De plus, bien qu’il faut admettre les limites de notre connaissance en cette matière, nous pouvons tout de même tenter d’en clarifier notre compréhension en nous concentrant sur les aspects qu’elle nous montre et sur ceux qui semblent vouloir se manifester.

De la littérature en philosophie, nous observons de la sorte deux ordres de connaissance concernant le concept de la mort : celui qui découle de V évidence et celui qui prend la forme de Yhypothèse. De l’au-delà qu’est la mort, ce que pourrait être son contenu, nous ne pouvons que poser la diversité des hypothèses. La mort prendra la forme, par exemple, du néant ou de la vie étemelle. Par le biais de nos actes de foi, ces hypothèses se convertiront au mieux en certitudes subjectives. Mais comme la validité de ces hypothèses est du domaine des croyances personnelles (religieuses ou philosophiques), nous avons l’obligation, sans y adhérer, à tout le moins d’y être réceptif et de les envisager comme possibilités.

Du côté des évidences, nous réserverons nos observations à l’apparaître de la mort, c’est- à-dire à ce qu’elle nous montre - ou devrions-nous dire ce qu’elle ne nous montre pas. L’évidence première est que, suite à une ordonnance de la nature, l’instant de la mort paraphe la fin de l’existence d’un individu particulier. Après cet instant, la personne mourante sait qu’elle ne connaîtra plus la vie sur terre telle qu’elle l’a vécue jusqu’à maintenant. De ce constat découle la seconde évidence à l’effet que l’au-delà qu’est la mort est ressenti comme une anticipation de privation de la vie, la mort étant le fait de

20 Morin, L’homme et la mort, 1970, p. 299. 21 Jankélévitch, La mort, 1977, p. 42.

(28)

l’absence de la vie sur terre. Enfin, la dernière évidence tient au mystère qu’est la mort. Comment sera vécu l’instant de la mort et comment se déploie l’au-delà de la mort restent en effet toujours un mystère sur lequel toute personne se bute. Si on peut voir quelqu’un mourir, on ne peut rien en retenir pour éclairer le passage vers l’au-delà et encore moins l’au-delà lui-même.

1.2.1 Les évidences

1.2.1.1 Une ordonnance de la nature

La première des évidences tient au fait que la nature donne la vie et la reprend parfois sans avertissement. La nature fait en sorte que je meure tout simplement parce que je vis : la mort en-soi est « un fait de la nature. »22 En d’autres mots, si je vis, je dois mourir; je ne peux vivre éternellement.23 Il s’agit d’une nécessité biologique qui repose sur une conception naturaliste où la mort est la condition sine qua none de la vie.

Nul ne peut envisager perdurer indéfiniment dans le temps. Peut-on imaginer un monde où la mort n’existerait pas? On conçoit en effet difficilement un monde où les êtres humains se multiplieraient sans fin depuis l’origine de la vie. L’espace vital finirait par manquer. De toute façon, notre nature corporelle ne supporte que de façon limitée le poids des années. La vieillesse de l’être charnel entraînera ma mort un jour ou l’autre. Nous sentons bien alors « le champ des possibilités de vie diminuer en richesse et en plénitude, et la pression qu’exerce le passé sur le présent devenir plus grande. »24 Mourir

22 Thomas, Mort et pouvoir, 1978, p. 59.

23 « C’est ainsi qu’on en arrive à une caractérisation complète de la mort. La mort est certaine, cela veut dire qu’elle est toujours possible, possible à chaque instant, mais par là que son « quand » est indéterminé. » (Lévinas, La mort et le temps, 1991, p. 58.); « Naissance et mort (...) sont mutuellement la condition l’une de l’autre. » (Schopenhauer, Le vouloir-vivre, l’art et la sagesse, 1991, p. 160.); « Le vivant n’est vivant qu’à condition d’être mortel; et il est bien vrai que ce qui ne vit pas ne meurt pas : mais c’est parce que ce qui ne meurt pas ne vit pas. » (Jankélévitch, La mort, 1977, p. 449.); « Objectivement, la mort est un événement naturel parmi d’autres événements naturels. Tout simplement, la mort est une réorganisation locale de la matière. » (Kroy, Les paradoxes phénoménologiques de la mort, 1982, p. 531.)

(29)

de vieillesse est ce qu’on appelle généralement une mort naturelle25, auquel renvoie le terme grec thanatos. Ma vieillesse mène inévitablement à ma mort; il en est ainsi, tout simplement.

Parfois, cependant, la mort sera causée par un événement, une maladie ou un accident, et surviendra à un moment inattendu. Elle sera alors qualifiée d’« accidentelle » ou d’« anti- naturelle » et fera référence alors au terme grec de ker. Comme Cicéron l’a déjà dit : « qu’y a-t-il de plus conforme à la nature pour les vieillards que la mort? Quand c’est un jeune homme qui est frappé par elle, il semble que ce soit malgré la nature et contrairement à elle. »26 Néanmoins, il est plausible de soutenir qu’il s’agit toujours d’un processus propre à l’ordre naturel des choses puisque « la mort accidentelle est aussi, d’un point de vue biologique, une mort naturelle. (...) Toute mort est en soi toujours naturelle. »27 Malgré ce déterminisme, malgré cette évidence qui de tout temps est présente, l’homme cherche à comprendre pourquoi il·en est ainsi. Pourquoi la nature entraîne-t-elle l’homme qu’elle a créé à périr? À moins d’adopter une attitude nihiliste qui soutiendrait qu’il n’y a aucune raison à la mort, que la mort est, tout simplement, l’être humain recherche les motifs de cet acte de la nature. Comprendre ces motifs facilite probablement !’acceptation d’un événement à prime abord absurde et d’un état quasi absolu d’impuissance. Cependant, il nous faudrait déjà quitter le domaine de la nécessité pour celui de l’hypothèse. Aussi, nous y reviendrons un peu plus loin.

Pour le moment, nous insisterons sur le fait que si la cause exacte de la nécessité naturelle de mourir n’est pas une certitude, il reste néanmoins que la nature fait en sorte que nous mourrons tous de cause naturelle un jour ou l’autre. Il est certain qu’éventuellement l’horloge biologique de tout être humain prendra le pas sur quelque désir que ce soit d’immortalité terrestre. De cette première observation découle ainsi une seconde certitude : celle que la mort signifie définitivement la fin de mon existence telle queje la connais au moment où je devrai mourir.

25 « La mort naturelle consiste en l’aboutissement du processus du vieillissement, en l’usure organique interne, c’est-à-dire lorsque la vie ne parvient plus à produire l’énergie nécessaire pour continuer à être. » (Schumacher, La mort : événement naturel ou accidentel?, 1998, p. 10.)

26 Cicéron, De la vieillesse, 1947, p. 45-46.

(30)

1.2.1.2 La fin de mon existence : une privation de ma vie

La mort indique, à coup sûr, la fin de cette vie humaine telle que nous la connaissons, dans ce corps que nous avons. Malgré tous les efforts de négation que l’on peut déployer, elle est une certitude inscrite au cœur de tout être humain : celle que la mort conduira à la fin de son existence. Comme le dit bien Lévinas, « dans la mort, l’exister de l’existant s’aliène. Certes !’Autre [la mort] qui s’annonce ne possède pas cet exister, comme le possède le sujet.»28 En d’autres mots, par la mort, l’existant cessera d’exister; il cessera d’être au monde. Quel que soit l’ardeur de son désir d’exister, la mort sera implacable. La mort, comme le précise aussi Hans Jonas, est la « certitude finale » qui trace la « durée limitée du temps imparti dès la naissance aux vies individuelles. »29 Aucun moyen n’est encore disponible pour nous permettre d’y échapper. D’ailleurs, selon Jonas, aucun moyen technologique ne devrait permettre à l’homme de prendre un jour sa finalité en main. Il exhorte ainsi chacun d’entre nous à remettre en question cette «nostalgie étemelle de l’humanité » : « Dans quelle mesure cela est-il désirable ? Dans quelle mesure est-ce désirable pour l’individu, dans quelle mesure pour l’espèce ? »3° Si la mort est un fardeau imposé par la loi de la nature, Jonas insiste pour qu’elle soit reconnue, pour cette même raison, comme une grâce qui assure le sain renouvellement de l’espèce humaine.

Quoi qu’il en soit, il demeure que la perception de la fin prochaine de mon existence est une tragédie à l’origine d’angoisses intenses. Il s’agit non seulement de !’anticipation de la privation de la vie, mais de ma vie.

« La mort est donc tout pour moi! Il n’est pas d’affaire qui me concerne plus personnellement, plus tragiquement, et de plus près : ni qui exige, pour être affrontée, plus de courage; car si la force d’âme et la patience peuvent suffire pour endurer, dans l’intervalle, la continuation de la douleur, le courage est nécessaire, sur le seuil du rien, pour affronter la liminarité de l’instant. Il faut de la patience pour souffrir et du courage pour mourir. Personne ne peut me dispenser de cette épreuve solitaire. »31

28 Lévinas, Le temps et l’autre, 1996, p. 63. 29 Jonas, Évolution et liberté, 2000, p. 146.

30 Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, 1993, p. 39. 31 Jankélévitch, La mort, 1977, p. 273.

(31)

« L’horreur de la mort, c’est donc l’émotion, le sentiment ou la conscience de la perte de son individualité. »32

Dès lors, à l’approche de la fin de mon existence se dessine et s’aiguise la perception viscérale de l’absence prochaine et cruelle de ce qui m’est cher. En fait, comme le dit Cicéron, « ne pleure-t-on pas la mort des siens parce qu’on pense qu’ils sont privés de tout ce que la vie peut offrir? »33 Par cette appréhension de la mort, je ressens déjà tout ce qu’il ne me sera plus permis de vivre : l’amour des êtres qui me sont chers et le fait de ne plus pouvoir être là pour eux; l’abandon des projets qui m’animent, de ces projets qui donnaient un sens à mon existence; ou tout simplement le simple plaisir de chanter, de voir la pluie tomber, etc. Tout ce qui fait sens pour moi, ceux que j’aime, les projets laissés en suspens sont autant de causes aux souffrances incommensurables pour la personne mourante, de souffrances qui sont bien difficiles sinon parfois impossibles à soulager. Quel que soit le degré d’acceptation ou de résignation de l’être humain face à la mort à venir, celle-ci est souvent ressentie comme une perte, créatrice d’amertume, simplement parce que « le temps qui suit sa mort est le temps dont sa mort le prive. C’est le temps dans lequel, s’il n’était pas mort, alors il serait vivant. »34 De cela, l’être humain est certain.

Mais encore, il est une autre certitude concernant la mort : on ne peut exposer quelque vérité que ce soit quant à sa forme et à sa substance. Elle est un mystère absolu, un indescriptible que nous devons tenter de saisir en tant que tel.

1.2.1.3 Un mystère

La compréhension de la mort n’est concevable ni par la pensée et encore moins sous le mode de l’expérience.35 Il nous est donc impossible de discerner et de ressentir ce qu’elle

32 Morin, L’homme et la mort, 1970, p. 41. 33 Devant la mort, Iere Tusculane, 1996, p. 44. 34 Nagel, Questions mortelles, 1983, p. 20.

35 « Ma naissance et ma mort ne peuvent être pour moi des objets de pensée. (...) Je me sens voué à un flux de vie inépuisable dont je ne puis penser ni le commencement ni la fin, puisque c’est encore moi vivant qui les pense. » (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, p. 418.) « Nous sommes désarmés, tout nus devant la mort. Elle n’offre aucune prise puisqu’elle est hors de portée, au-delà des

(32)

est réellement en vue de nous y préparer. Celui qui a frôlé la mort ou qui affirme en être revenu a bien tenté d’expliquer la mort, mais a-t-il vraiment connu la mort? En effet, tant que persiste une forme de vie, il semble que la mort est un événement simplement inaccessible : «je ne peux éprouver ma propre mort car je ne peux, simultanément, être, et éprouver le non-être » 36; « tant queje suis, ma mort n’est pas, et quand ma mort est, je ne suis plus. »37 Ma mort ne me sera accessible que lorsque je la vivrai et alors, peut-être, pourrais-je en savoir quelque chose.

L’être humain a bien tenté de percer les secrets de la mort en observant rigoureusement l’autre au seuil du trépas. Comme l’a dit Sartre, « nous ne connaîtrions pas cette mort, si l’autre n’existait pas »38 ; c’est bien parce que je vois les autres mourir que je sais à l’avance que je mourrai. Cependant, malgré tous nos efforts, notre ignorance persiste toujours :

« Je ne saurais ni découvrir ma mort, ni l’attendre ni prendre une attitude envers elle, car elle est ce qui se révèle comme Pindécouvrable. »39

« À mesurer la mort, on ne mesure que l’ignorance humaine (...) : la mort est peut-être immortalité, peut-être sommeil, peut-être néant. »4°

« Depuis qu’il y a des hommes, et qui meurent, c’est-à-dire depuis l’origine des temps, comment le secret n’a-t-il pas fini par s’ébruiter? À la longue, à force de passer à la limite, les vivants-mourants devraient finir par se douter de quelque chose (...). Mais non, nous ne saurons rien. Rien. Quand on pense à quel point la mort est familière, et combien totale est notre ignorance, et qu’il n’y a jamais eu aucune fuite, on doit avouer que le secret est bien gardé! »41

Malgré tout le travail de réflexion approfondie des philosophes pour tenter de saisir la mort, même juste un peu, ces derniers sont nombreux à concéder que la mort est

bornes de Γentendement et de l’expérience. On ne sait rien de sa propre mort car s’imaginer mort, c’est encore s’éprouver vivant. » (Thomas, Mort et pouvoir, 1978, p. 16.)

36 Kroy, Les paradoxes phénoménologiques de la mort, 1982, p. 534. 37 Jaspers, Philosophie, 1986, p. 439.

38 L’être et le néant, 1943, p. 590.

39 Sartre, L'être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, 1943, p. 590. 40 Morin, L'homme et la mort, 1970, p. 268.

(33)

finalement un mystère.42 Elle répond d’ailleurs à ce trait caractéristique de tout mystère qui consiste, comme le précise Gabriel Marcel, à « n’être pas tout entier devant moi. »43 En d’autres mots, la mort est insaisissable parce que nous n’avons pas accès à son apparaître. L’instant de la mort, tout comme l’au-delà de la mort, sont des concepts opaques et obscurs qui confrontent l’être humain à l’ignorance de son devenir. La mort est dès lors synonyme d’inconnue. Elle pourrait bien être le lieu de réjouissances, de peines ou simplement le néant. Aussi, l’être humain ne sait pas comment se préparer pour l’au-delà. Il ne peut calmer ses appréhensions. C’est pourquoi, probablement, « nous préférons comme Hamlet cette existence connue à l’existence inconnue »44 qu’est la mort. Aussi, dans la mesure où nous choisissons de préférer la vie terrestre, la mort devient une source d’angoisse. L’être humain doit apprendre à supporter cette menace toujours imminente. En fait, « l’étemelle imminence de la mort »45 est bien ce qui crée son effet menaçant. L’être humain possède toujours le loisir de jouer la comédie et de nier la réalité de sa mort dans l’immédiat46, mais il devra, un jour ou l’autre, faire face à ce mystère qui sera le sien.

Pour le soignant, cela signifie d’abord qu’accompagner l’autre vers la mort ne lui montre rien de sa propre mort sinon que le mystère persiste. Il voit bien comment se déroulent les étapes qui précèdent la mort, mais rien de ce qu’est la mort en soi ne lui est révélé. Aussi, il ne pourra offrir aucune réponse de cet ordre à ces autres personnes dont il prendra soin; impossible d’apporter quelque réconfort certain en ce sens. C’est ici que se constatent et s’affirment l’impuissance du mourant devant sa mort et celle du soignant dans son accompagnement.

En somme, il est plausible de reconnaître au moins trois certitudes concernant la mort. Elle est d’abord un événement qui dépend et qui découle du cours naturel de la vie

42 « Je ne saurais ni découvrir ma mort, ni l’attendre ni prendre une attitude envers elle, car elle est ce qui se révèle comme l’indécouvrable. » (Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, 1943, 590.); « Nous savons que nous mourrons. De la mort comme état, nous ne savons rien. » (Jaspers, Initiation à la méthode philosophique, 1966, p. 137.); « L’inconnu de la mort signifie que la relation même avec la mort ne peut se faire dans la lumière; que le sujet est en relation avec ce qui ne vient pas de lui. Nous pourrions dire qu’il est en relation avec le mystère. » (Lévinas, TA, 1983, p 56.)

43 Marcel, Essai de philosophie concrète, 1940, p. 108. 44 Lévinas, TA, 1996, p. 66.

45Ibid, p.61.

Références

Documents relatifs

Jacques Brault, né à Montréal en 1933, poète, romancier et essayiste, est « sans doute celui qui a été le plus loin dans l'expérience et l'apprentissage de la mort dans le rapport

C’est une bague en aluminium sertie d’un trèfle.. Ce sont des blessés de guerre ayant reçu des éclats d’obus à

Le sexe constitue une barrière puissante contre la conscience et l'angoisse de la liberté, dans la mesure où par le pouvoir qu'il exerce sur nous, nous perdons tout sens que

[r]

Obsolète, le postmodernisme l’était déjà pour certains dans le monde littéraire dans les années 1970 (Barthelme, 1975), mais dans le milieu architectural il faut encore attendre

Answer; The image is 370 kilometers wide by 400 kilometers tall. The image is 95 millimeters wide by 104 millimeters tall. The scale is therefore about 4.0 kilometers /

Suite à cette proposition, il nous est permis de supposer que les veuves de notre échantillon qui vécurent une situation permet- tant l'anticipation, firent

Cette diffusion n’entraîne pas une renonciation de la part de l’auteur à ses droits de propriété intellectuelle, incluant le droit d’auteur, sur ce mémoire ou cette