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Une caractéristique de la nature humaine

Dans le document Philosophie du soin palliatif (Page 159-163)

Chapitre I : Le soin : perspective disciplinaire

1.2 Les dimensions du « soin »

1.2.1 Une caractéristique de la nature humaine

Cette dimension du soin fait appel à la nature de l’être humain, tel que nous l’avons évoqué plus tôt dans !’introduction de cette partie. En d’autres mots, le soin est perçu par les théoriciennes20 comme une caractéristique inhérente à tout être humain. Comme le résument bien Morse et collaboratrices, « theorists this category claim that caring is a part of human nature; that it is common to and inherent in all people. (...) Caring is considered necessary for human survival - an essential component of being human. »21 Ainsi, on affirme que le « caring denotes a primary mode of being in the world, which is natural to us, and of significance in our relationships with others »;22 et que « to care is human; to be human is to care. »23 Les notions de soin et de nature humaine sont donc, ici, inséparables. Le soin est non seulement une composante de l’être humain, mais un ingrédient essentiel qui ferait en sorte que son absence même ne permettrait pas de qualifier l’être d’humain.

La plupart des théoriciennes qui associent le soin à la nature de l’être humain reconnaissent l’influence déterminante de la doctrine heideggerienne dans leurs pensées. Pourtant, il faut mentionner qu’il conviendrait de faire usage de prudence dans !’interprétation des textes de Heidegger à ce sujet. En effet, alors que Heidegger affirme l’existence du soi dans le monde, c’est-à-dire « l’être-au-monde », il spécifie, à la limite,

Conceptualizations and Theories of Caring, 1991; Ray, The development of a classification system of institutional caring, 1984.

20 Benner & Wrubel, The Primacy of Caring. Stress and Coping in Health and Illness, 1989; Boykin et Schoenhofer, Nursing as Caring. A Model for Transforming Practice, 1993; Fry, Toward a Theory of Nursing Ethics, 1989; Griffin, A Philosophical Analysis of Caring in Nursing, 1983; Leininger, The Phenomenon of Caring: Importance, Research Questions and Theoretical Considerations, 1988; Mayeroff, On caring, 1971; Noddings, Caring : A feminine approach to ethics and moral education,

1984; Orem, Nursing : Concepts of practice, 1991; Ray, The theory of bureaucratic caring for nursing practice in the organizational culture, 1989; Roach, The Human Act of Caring. A Blueprint for the Health Professions, 1992; van Hooft, Caring. An essay in the philosophy of ethics, 1995.

21 Comparative Analysis of Conceptualizations and Theories of Caring, 1991, p. 122. 22 Griffin, A Philosophical Analysis of Caring in Nursing, 1983, p. 289.

que cette existence s’accomplit avec l’autre. Or, il n’est pas question qu’elle le soit pour l’autre. Aussi, il faut être attentif à ne pas rapprocher trop rapidement sa conception du care avec la notion usuelle du soin.

1.2.1.1 Utilité et limites de l’interprétation de la notion de Sorge (care) chez Heidegger

La conception du soin qui repose sur la nature de l’être humain est principalement attribuée au philosophe Martin Heidegger. Plusieurs théoriciennes24 se sont directement inspirées de lui. Elles s’appuient principalement sur l’idée maîtresse de son ouvrage Être et temps, à savoir que « being-in-the-world is essentially caring. »25 Fort de la renommée d’un tel philosophe, on pose alors 1 ’inconditionnalité du fait que le soin est un concept fondamental à toute existence humaine. Roach, infirmière théoricienne, par exemple, affirme que le soin « is the most authentic criterion of humanness. (...) Caring (...) does not derive from a specific occupational or professional role. Caring is, as it were, the call to be human. »26

Pourtant, il nous faut remettre en perspective l’apport de la pensée de Heidegger face au concept du soin de l’autre. Dunlop nous offre d’ailleurs une critique fort intéressante à cet égard.

« Heidegger is using care (German: sorge) in a more general sense to speak of the deep involvement in the world which he sees as necessary to any human activity. (...) Sorge, as the source of the will, is that which connects us to the world. It is neither positive or negative in the usual moral sense, but simply is. This is why being-in-the-world (.Dasein) in an important sense is care (Dreyfus 1983). But we can obviously care about

24 Boykin and Schoenhofer, Nursing as Caring. A Model for Transforming Practice, 1993; Griffin, A Philosophical Analysis of Caring in Nursing, 1983; Mayeroff, On caring, 1971; Noddings, Caring : A feminine approach to ethics and moral education, 1984; Parse, The human becoming school of thought :

A perspective for nurses and other health professionals, 1998; Paterson & Zderad, Humanistic Nursing, 1988; Roach, Caring: The Human Mode of Being, Implications for Nursing, 1984; van Hooft, Caring. An essay in the philosophy of ethics, 1995; Watson, Nursing : Human Science and Human Care. A theory of Nursing, 1988.

25 Heidegger, Being and Time, 1996, §41, 193. [p. 180]

such things as the purity of the Aryan race, as Hitler did, and such caring will structure the world in particular ways. »27

Pour Heidegger, le care est synonyme de « souci » plutôt que de « soin ». « Vivre, c’est se soucier (GA 61, 90), au sens très élémentaire du souci du « pain quotidien » qui nous rappelle que nous sommes des êtres de besoin et de manque (Darbung, privation, carentia). »28 II faut donc éviter d’interpréter ou de traduire de façon littérale la notion de care chez Heidegger.29

Le terme sorge fait référence au « care » non dans le sens du soin, qui implique une relation à l’autre, mais en tant que mode d’existence qui permet à l’être-là (Dasein) d’accéder à la compréhension du soi-même dans son rapport avec le monde. Il constitue, en fait, la « totalité structurelle originaire »3° du Dasein. Heidegger voue lui-même « à l’échec toute tentative de ramener le souci [care, sorge], en sa totalité essentiellement indéchirable, à des actes particuliers ou à des pulsions. »31 II apparaît ainsi difficile d’effectuer un rapprochement entre la notion de care (souci) chez Heidegger et l’idée du soin, du « prendre soin » de la personne qui implique, d’une façon ou d’une autre, une démarche, un acte engagé envers l’autre.32

Néanmoins, Heidegger effectue un rapprochement entre la notion de care et celles de « préoccupation » et de « sollicitude » qui traduisent une certaine attitude envers l’autre. En ce sens, pour Heidegger, le care est « sollicitude » parce qu’il permet à l’être de prendre conscience de la présence d’un autre que lui, un autre qui aussi est présent au monde dans une co-présence. 33 Comme il l’écrit, «le souci ne désigne pas (...)

27 Dunlop, Is a Science of Caring Possible? 1986, p. 667.

28 Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de “Sein und Zeit", 1994, p. 31.

29 D’ailleurs, la traduction française de l’ouvrage de Heidegger traduit le terme “care” par “souci”, et non pas par “soin”.

30 Heidegger, Être et temps, 1985, §41, 193. [p. 148] 31 Ibid., §41, 193, p. 148.

32 « Heidegger tourne le dos au problème, très discuté à l’époque, entre autres par Edith Stein, Scheler et Dilthey, de la compréhension d’autrui (problème de Y Einfühlung). Le comprendre ne se dirige pas vers autre chose, fut-ce autrui, mais est un mode d’être du Dasein lui-même » (Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d'une interprétation intégrale de “Sein und Zeit”, 1994, p. 37). « While

Heidegger’s work must be mentioned in any account of existentialist thought, it is ostensibly concerned primarily with ontology and not ethics » (Encyclopedia of Applied Ethics, 1998, p. 212).

33 « According to Dreyfus, Heidegger sees solicitude as a type of care which reveals certain other being (...) as there with us in the world » (Dunlop, Is a Science of Caring Possible? 1986, p. 667)

primairement et exclusivement un comportement isolé du Moi vis-à-vis de lui-même. »34 Cependant, cette ouverture à l’autre, chez Heidegger, ne va pas jusqu’à signifier l’existence d’une relation empreinte d’empathie entre deux Daseins. En effet, cette sollicitude envers l’autre n’est qu’une « prise de conscience » de l’existence de l’autre au même titre que de soi. Elle n’implique en aucun cas l’idée d’une interrelation puisque la relation du Dasein avec Vautre demeure d’abord et avant tout avec le monde.

Heidegger n’ignore cependant pas que le terme care signifie non seulement « souci », mais aussi « soin ». Il apporte donc une précision d’ordre sémantique concernant l’expression cura d’où origine le terme care (soin). Selon ses mots, il existerait « une équivoque du terme "cura", selon laquelle il (...) signifie (...) aussi "soin", "dévouement". »35 II serait donc possible de concevoir, ici, que la notion de soin (traduit en anglais chez Heidegger par carefulness et non par care), celle que l’on cherche à explorer dans cette thèse, s’inscrive dans la continuité de la notion de sorge (care, souci). En d’autres mots, comme Dunlop le constate, « it is possible, still following Heidegger, to see caring as a certain mode that being-in-the-world can adopt, as a particular expression of sorge. »36 Heidegger admet donc que le soin est un mode d’achèvement du souci parce qu’il représente la perfectio de l’être humain.37 Mais, s’empresse-t-il de préciser, ce n’est pas le soin {carefulness) qui constitue le fondement de l’étant, le mode d’être-au-monde; c’est plutôt le souci {care). À la limite, le soin est un mode, une façon pour l’être-au-monde d’exprimer ce souci.

Face au désir d’associer le soin à la nature humaine, on ne doit pas chercher uniquement une explication philosophique du côté de Martin Heidegger. Comme le dit Lévinas, « la socialité chez Heidegger se retrouve tout entière dans le sujet seul. »38 Or, le « caring is always specific and relational »;39 « human caring is a total way of being, of being in

34Eire et temps, 1985, §41, 193. [p. 148]. 35 Ibid., §42, 199. [p. 151]

36 Dunlop, Is a Science of Caring Possible? 1986, p. 667.

37 « La perfectio de l’homme, autrement dit le fait qu’il devienne ce qu’il peut être en son être-libre pour ses possibilités les plus propres (dans le projet), est un « achèvement » du « souci. » (Être et temps, 1985, §42, 199 [p. 151])

38 1993, EE, p. 162. En fait, Lévinas ira jusqu’à dire que « l’ontologie heideggerienne qui subordonne le rapport avec Autrui à la relation avec l’être en général (...) mène fatalement (...) à la tyrannie » (Lévinas,

1971, TI, p. 38) ce qui, du coup, rend plutôt difficile de réconcilier l’idée du soin avec celle du sorge. 39 Benner et Wrubel, The Primacy of Caring. Stress and Coping in Health and Illness, 1989, p. 3.

relationship. »4° Il faut donc chercher ailleurs que chez Heidegger les sources philosophiques d’une telle conception. Comme le suggère Paley, philosophe en soin infirmier, « if we propose to justify the ethics of care - as part and parcel of a strategy designed to identify caring and nursing - the philosopher to whom we should be appealing is not Heidegger. »41 En fait, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, c’est sur la pensée de Lévinas que nous choisirons de porter notre attention puisqu’il affirme que le soin est plus qu’une caractéristique de l’être humain, il est une obligation morale incontournable. En d’autres mots, comme l’introduit la prochaine dimension, la tendance innée de l’être humain à soigner son prochain relève probablement davantage d’un sentiment de responsabilité morale à l’égard d’autrui que de la seule détermination naturelle.

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