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L’épreuve de la situation limite

Dans le document Philosophie du soin palliatif (Page 47-50)

1.3 Le concept du mourir

1.3.1 L’épreuve de la situation limite

Le concept de situation limite, dont le développement revient à Karl Jaspers, vient sans aucun doute nous aider à saisir ce qu’il en est du phénomène du mourir. Mais d’abord, il faut préciser que si Jaspers associe parfois la mort à une situation limite, c’est bien davantage au mourir qu’il fait allusion. En effet, il précise clairement que les situations limites appartiennent au domaine du vivant : « Il me faut mourir, il me faut souffrir, il me faut lutter; je suis soumis au hasard, je me trouve pris inévitablement dans les lacets de la culpabilité. Ces situations fondamentales qu’implique notre vie, nous les appelons situations limites. » 103 Selon ces propos, ni l’instant de la mort, ni T au-delà de la mort ne sont des situations qui peuvent être apparentées à une situation limite puisqu’ils sont totalement exclus de la vie, là où se vivent les situations. D’ailleurs, comme le mentionne Jankélévitch, « l’instant soudain de la mort n’est pas une limite : l’instant de la mort est le point d’intersection de deux contradictoires. »104 En outre, si l’instant de la mort ne peut

102 Thomas, Mort et pouvoir, 1978, p. 16.

103 Jaspers, Introduction à la philosophie, 1998, p. 18.

104 Jankélévitch, La mort, 1977, p. 354. Jankélévitch affirmait d’ailleurs plus tôt, dans ce même ouvrage, que « l’idée de limite est une représentation spatiale, et on ne l’applique à la mort que par analogie : car c’est dans le temps, où il n’y a ni lignes-frontières ni formes ni figures, que la mort est un événement-

être qualifiée de limite, l’au-delà ne saurait l’être davantage. Jaspers clarifie d’ailleurs lui- même le contexte de !’application de la situation limite en ce qui concerne la fin de la vie. Même s’il emploie parfois les termes de mort et de mourir indifféremment, il est à son avis incontestable que « la mort en tant que fait objectif de la vie empirique n’est pas encore situation-limite. (...) Tant que la mort ne joue pas d’autre rôle pour lui que de lui imposer le souci de l’éviter, même pour l’homme elle n’est pas situation-limite. »105 II est donc clair que la notion de situation limite s’applique au phénomène du mourir.

Mais enfin, nous n’avons encore rien dit de ce que représente une situation limite. Selon Jaspers, les situations, comme celle du mourir, sont dites limites parce que « nous ne pouvons pas les dépasser, nous ne pouvons pas les transformer. »106 107 II s’agit de situations qu’il faut vivre sans détour et que l’on doit assumer sans pouvoir les comprendre pour mieux nous y préparer, sans possibilité de les apprivoiser pour mieux les vivre.

Les situations limites « ne varient pas, sinon dans leurs manifestations particulières; dans notre condition empirique, elles sont définitives. Elles sont opaques devant notre regard; dans notre condition empirique, nous ne voyons derrière elles plus rien d’autre. Elles sont comme un mur auquel nous nous heurtons, contre lequel nous échouons. Nous n’y pouvons rien changer. La seule chose que nous pouvons faire, c’est les voir bien clairement, sans pour autant parvenir à les expliquer ou à les dériver de quelque chose d’autre. Elles sont données avec la vie elle-même.

Le mot "limite" signifie; il y a autre chose, mais en même temps : cet "autre chose" n’est pas accessible à la conscience dans la condition

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empirique. »

Pour Jaspers, il existe diverses situations limites : la détermination historique, la mort [le mourir], la souffrance, le combat et la culpabilité. Or, il s’avère que le mourir représente « la situation limite par excellence. »108 En effet, le mourir est définitif; nul ne peut lui échapper ni percevoir quoi que ce soit de ce qui lui succède. Face à la situation limite, nous n’avons donc d’autre choix que de l’assumer. Il s’agit de vivre le mourir aussi bien que nous le permettent nos angoisses et nos craintes devant l’opacité de la mort à venir. Il

limite; la mort met le point final à la succession des événements vécus - et elle est en cela plutôt l’instant ultime que la "limite". » (p. 119).

105 Jaspers, Philosophie, 1986, p. 436.

106 Jaspers, Introduction à la philosophie, 1998, p. 18. 107 Jaspers, Philosophie, 1986, p. 423.

y a bien autre chose derrière le mourir : c’est la mort. Et il est bien vrai que notre regard et notre conscience n’y ont pas accès. Nous l’avons déjà affirmé : la mort est avant tout et demeure un mystère.

Bien entendu, il est possible de demeurer aveugle devant l’évidence, de faire comme si la mort ne sera jamais mienne, de faire comme si je ne n’aurai jamais à mourir; c’est d’ailleurs la seule façon d’échapper à toute situation limite.109 * 111 Cependant, nous risquons alors d’occulter notre propre existence puisque « nous devenons nous-mêmes en entrant les yeux ouverts dans les situations-limites. (...) Vivre les situations-limites et exister, c’est une seule et même chose. »11° Dans les faits, comme le mentionne bien Gabriel Marcel - qui offre une analyse enrichissante des textes de Jaspers à ce sujet -, il existe bien un idéalisme qui cherche à éliminer les situations limites « en les enrobant en quelque sorte dans un sirop de pures abstractions. »m Mais, au bout du compte, le risque est grand pour l’être humain.

« La rançon de cette espèce d’édulcoration, c’est la perte radicale de contact avec la vie, avec la réalité tragique de l’homme, l’incapacité flagrante, je ne dis pas d’apporter une réponse aux problèmes précis que nous contraint à poser une existence dont l’essentiel est d’être, au sens propre du terme, dramatique, mais même de les comprendre et de fournir à ceux qui vivent ces problèmes le réconfort, si modeste soit-il, d’une sympathie compréhensive. »112

Permettre aux situations limites de prendre place est donc nécessaire à une existence authentique aussi difficile et tragique que cela puisse être. Les situations limites sont le propre de tout être humain;113 il ne peut donc y échapper, il se doit de vivre le dur trajet du mourir. Tâcher d’éviter cette phase de la vie à toute personne au seuil de sa mort, même dans le dessein d’une protection bienveillante, ne peut que refuser à la personne mourante sa capacité d’exister réellement. Le mandat des soins palliatifs sera ainsi de

109 « En tant qu’êtres vivants, nous ne pouvons échapper aux situations-limites qu’en fermant les yeux devant elles. » (Jaspers, Philosophie, 1986, p. 423.)

1)0 Jaspers, Philosophie, 1986, p. 423.

111 Marcel, Essai de philosophie concrète, 1940, p. 346-347. mIbid, p. 346-347.

113 Les situations limites « sont universelles quant à l’essentiel, pour toute vie humaine, même si elles se manifestent à chacun différemment.» (DeKoninck, Dignité et respect de la personne humaine, 1999, p.

laisser place à cette situation limite et de supporter l’autre dans la traversée de son épreuve.

Dans le document Philosophie du soin palliatif (Page 47-50)