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La variabilité du concept de personne raisonnable dans les décisions de la Cour suprême du Canada

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La variabilité du concept de personne raisonnable dans

les décisions de la Cour suprême du Canada

Mémoire

Paul Chênevert

Maîtrise en droit

Maître en droit (LL.M.)

Québec, Canada

© Paul Chênevert, 2015

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Résumé

La personne raisonnable est une figure incontournable en droit. Elle représente un standard utilisé dans une foule de domaines du droit et son caractère malléable offre un large pouvoir discrétionnaire au juge. La Cour suprême du Canada ne fait pas exception à cette règle. Dans une perspective réaliste, ce mémoire illustrera certaines des utilisations de la personne raisonnable par la Cour suprême du Canada.

La première partie traitera de l’évolution du langage associé à la personne raisonnable en droit civil et en common law. La deuxième partie fera état de défis liés à la détermination de la personne raisonnable à la Cour suprême, comme son application à la Charte canadienne, sa multiplication en plusieurs personnes-standard et la difficulté de jauger celle-ci par rapport à la personne moyenne ou ordinaire. La troisième partie traitera d’implications épistémologiques générales liées à la personne raisonnable, notamment son lien avec la connaissance d’office et l’objectivité.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Introduction ... 1

Cadre théorique ... 5

Corpus ... 9

1. Reformulation du standard au goût du jour ... 13

1.1 En droit civil ... 13

1.2 Dans la common law ... 16

1.3 Qui est la personne raisonnable? ... 22

2. Variabilité dans la notion de personne raisonnable ... 29

2.1 Spécialisation de la personne-standard ... 30

2.1.1 Le officious bystander ... 30

2.1.2 Le citoyen ordinaire ... 36

2.2 La personne raisonnable et la Charte canadienne ... 42

2.2.1 La personne raisonnable et les préjugés ... 42

2.2.2 La personne raisonnable et la justice fondamentale ... 49

2.2.3 La personne raisonnable et la dignité humaine ... 54

2.2.4 La personne honnête et la diffamation ... 58

2.3 Plusieurs « moyens » dans la moyenne ... 62

2.4 Est-ce que la personne moyenne est raisonnable? ... 70

3. Épistémologie de la personne raisonnable ... 79

3.1 La personne raisonnable et la connaissance d'office ... 79

3.2 La personne raisonnable et l’objectivité ... 89

Conclusion ... 101

Bibliographie ... 109

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Introduction

What the majority of people consider to be 'reasonable' is that about which there is agreement, if not among all, at least among a substantial number of people; 'reasonable' for most people, has nothing to do with reason, but with consensus.

- Erich Fromm

La personne raisonnable est une des pierres angulaires du langage juridique au Canada et ailleurs en Occident. Elle représente le traitement auquel on s'attend de son concitoyen de même que de ceux qui administrent le système de justice. Le mot raisonnable a définitivement une connotation positive. Qui ne se considère pas comme raisonnable? Qui ne souhaite pas un système de justice raisonnable?

Cette « fiction » juridique est donc fréquemment utilisée dans divers domaines du droit afin de déterminer la frontière entre la prudence et la négligence, la croyance mal fondée de celle qui l'est et ainsi de suite.

La personne raisonnable a été décrite comme le « dieu fantôme » du droit : insaisissable, parfaitement moyenne, mais néanmoins l'ultime fiction juridique.1 A.P. Herbert, célèbre satiriste

anglais du droit, a écrit une œuvre de fiction qui toutefois fait une belle synthèse de la personne raisonnable :

I need not multiply examples. It is impossible to travel anywhere or to travel for long in that confusing forest of learned judgments which constitutes the Common Law of England without encountering the Reasonable Man. He is at every turn, an ever-present help in time of trouble, and his apparitions mark the road to equity and right. There has never been a problem, however difficult, which His Majesty’s judges have not in the end been able to resolve by asking

1 Lloyd Duhaime, « The Reasonable Man - Law's Ghost God », Duhaime.org Law Dictionary and Legal Information, [En

ligne]. http://www.duhaime.org/LegalResources/TortPersonalInjury/LawArticle-1378/The-Reasonable-Man--Laws-Ghost-God.aspx, (page consultée le 26 novembre 2014)

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themselves the simple question, ‘Was this or was it not the conduct of a reasonable man?’ and leaving that question to be answered by the jury.2

La personne raisonnable n'est que la plus connue parmi plusieurs « personnes-standard ». La personne-standard se définit ici comme toute fiction juridique prenant la forme d’une personne représentant un niveau de comportement à atteindre ou une interprétation neutre d'une situation. Certaines de ces personnes ne sont que des variations locales et historiques de la personne raisonnable : the man on the Clapham omnibus, l'homme ordinaire, le bon père de famille. D'autres sont plutôt de proches parents utilisés par certaines branches du droit. En voici quelques exemples:

L'officious bystander (en interprétation des contrats de common law), le citoyen ordinaire (en

diffamation), le consommateur moyen (en droit de la consommation et de la propriété intellectuelle), etc.

Ce qui rend la personne raisonnable encore plus importante est qu'elle ne fait pas que trancher des problèmes factuels et ponctuels, elle est aussi consultée lorsque les juges veulent répondre à des questions générales et fondamentales en droit. C’est la différence entre, par exemple, se demander dans quelles circonstances on peut tenir une personne responsable pour une brique tombée d’un toit3 et se demander si c’est un principe de justice fondamentale que seules des conduites causant

du mal à autrui peuvent être criminalisées.4

De même, la personne raisonnable incarne ce qui est objectif selon la Cour suprême du Canada :

La norme ou le critère objectif est appliqué par les tribunaux judiciaires et administratifs en fonction de ce qu’une personne raisonnable ferait ou croirait dans la même situation ou dans les mêmes circonstances.5

Vu l’importance du concept, il semble pertinent de chercher à en apprendre plus sur cette personne en étudiant les décisions dans lesquelles on y fait appel.

Nous postulons pour le présent projet que la personne raisonnable est un standard malléable qui octroie au juge un large pouvoir discrétionnaire. Il existe déjà une volumineuse littérature sur le sujet

2 A.P. Herbert, Uncommon Law : Being sixty-six Misleading Cases revised and collected in one volume, London,

Methuen, 1969, p. 2.

3 Oliver Wendell Holmes, The Common Law, Cambridge, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1967.

p. 99.

4 R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 RCS 571.

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qu’il serait trop long de reprendre en détail. Cette littérature sera tout de même abordée plus loin dans l’introduction et tout au long du texte, particulièrement en ce qui concerne le réalisme juridique. Cela étant dit, la question de recherche qui se pose dans ce mémoire est la suivante : comment s’est manifestée la variabilité du concept de personne raisonnable dans les décisions de la Cour suprême du Canada? L’hypothèse retenue est que cette variabilité s’est manifestée d’une façon qui a changé graduellement, par une modification de la terminologie et l’adaptation aux problèmes juridiques contemporains.

La démonstration se fera principalement à partir d’une étude des arrêts de la Cour suprême du Canada. Les décisions de la Cour suprême ont été choisies pour deux raisons. Premièrement, le champ d’études est fort imposant puisque la personne raisonnable sous toutes ses formes couvre de très nombreux domaines de droit : responsabilité civile, défenses criminelles, droit des contrats, droits humains, droit constitutionnel, etc. Considérant cela, il a semblé pertinent de se limiter à une seule juridiction. À cet égard, une mise en garde s'impose donc : il est probable que les usages diffèrent chez les tribunaux inférieurs et encore plus selon les différentes provinces canadiennes. La deuxième raison ayant motivé ce choix est que la Cour suprême joue un rôle prédominant dans le développement de la théorie du droit au Canada.6

Le plan consistera en trois parties, qui correspondent à trois grands aspects de l’évolution du standard de la personne raisonnable.

La première partie de ce mémoire étudiera la reformulation du standard de la personne raisonnable au goût du jour et démontrera comment la terminologie utilisée pour nommer le standard change. Comme il sera expliqué, le standard est reformulé pour refléter le politiquement correct de l'époque: le bon père de famille devient progressivement l'homme raisonnable et ensuite la personne raisonnable. Ces changements sont superficiels, en ce sens que le changement de nom en soi n’influe pas sur la portée du standard. Cette mise en perspective servira aussi de bref historique sur le sujet et la dernière partie de cette section tentera de démystifier qui est la personne raisonnable. La deuxième partie traite de la variabilité de la portée du standard de la personne raisonnable et de son adaptation aux problèmes juridiques contemporains. Premièrement, la notion se complexifie en

6 Philip Slayton, Mighty Judgment — How the Supreme Court of Canada runs your life, Toronto, Penguin Group

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ce que la personne raisonnable est parfois remplacée par une variante correspondant à un domaine de droit particulier. Certaines de ces personnes-standard spécialisées seront décrites, chacune ayant son rôle spécifique: officious bystander, consommateur moyen, citoyen ordinaire, etc. Un autre aspect, plus fondamental, est que la personne raisonnable, auparavant décrite comme un citoyen moyen sans histoire (the man on the Clapham bus), prend maintenant une tournure plus activiste et entre dans l'arène des valeurs sociales, ceci représentant possiblement un effet de l’adoption de la

Charte canadienne des droits et libertés. Ensuite, on expliquera que la personne raisonnable est

souvent considérée comme moyenne et ordinaire. Dans certaines décisions, « personne moyenne » et « personne raisonnable » sont utilisées de façon interchangeable. Ce que constitue la moyenne peut donc sembler un premier repère concret de ce qu’est « être raisonnable ». Cependant, cette moyenne peut être basse ou élevée dépendamment des décisions, bref varier selon le juge et le domaine de droit, ce qui peut mener à des décisions fort intéressantes où un tribunal d'appel est en désaccord avec le tribunal inférieur sur ce que constitue cette moyenne. Le standard d’un test est parfois explicitement formulé en fonction de la moyenne : consommateur moyen, personne moyenne, etc. Le standard le plus fréquent est néanmoins celui de la « personne moyenne ». Cela amène la réflexion à une question qui touche aussi au précédent sujet: est-ce que la personne moyenne est raisonnable? Quel lien doit-on faire entre ces deux critères? Comme nous le verrons, la réponse à ces questions est loin d’être claire.

La troisième partie discute de l’importance plus générale de la personne raisonnable en tant que principe épistémologique. Mieux connue comme un aspect de tests ou défenses juridiques (particulièrement la négligence et la provocation), la personne raisonnable permet aussi de tenir pour acquis des faits indépendamment de tout test, particulièrement des faits de nature sociale. Le recours à la notion de personne raisonnable dispense de prouver tout ce qui est incontestable. Comme on le verra, ce savoir peut être soutenu par des études empiriques, mais cela n’est pas obligatoire et il n’existe aucune balise claire sur la nature des sources acceptables. Dès lors, il peut sembler paradoxal que le standard de la personne raisonnable soit qualifié de critère objectif.7

Comment se fait-il en effet qu’un concept qualifié d’objectif soit si malléable quant à sa justification?8

Ceci nous amènera donc à nous questionner sur la définition de l’objectivité qui est en cause.

7 Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, préc., note 5, paragr. 34.

8 Danielle Pinard, « La promesse brisée de Oakes », dans Luc Tremblay et Grégoire Webber (dir.), La limitation des

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Cadre théorique

Le présent projet est inspiré par le mouvement du réalisme juridique (legal realism). Ce mouvement, attribué à des auteurs américains des années 1920 et 1930, a été de courte durée mais a néanmoins eu un impact durable sur la façon de penser le droit.9 Le réalisme juridique, mouvement attribué

notamment à Oliver Wendell Holmes, Benjamin Cardozo et Jerome Frank, n’est pas uniforme, mais se caractérise par un intérêt pour les sciences sociales et une vision pragmatique du droit en opposition à l’approche formaliste et traditionnelle de l’époque.10 En d’autres mots, ce mouvement

remettait en question certaines des idées reçues en droit.

Ce qui est particulièrement pertinent pour le présent sujet est que le réalisme juridique s’intéresse spécialement à l’attitude des tribunaux et ce qui motive leurs décisions. Les réalistes sont sceptiques à l’égard des règles juridiques en ce sens qu’ils ne les voient pas comme exactes, non-équivoques et stables.11 Bref, ils croient l’inverse : que les règles juridiques sont souvent floues, malléables et

formulées dans un langage équivoque. Les juges ont donc une discrétion à l’intérieur de cette zone de flou lorsqu’ils rendent jugement. Cette discrétion peut être influencée par une foule de facteurs externes au droit : une différence d’opinions sur le sens des mots, des considérations d’utilité sociale, l’orientation politique ou peut-être simplement l’humeur du moment.12 En d’autres mots, la discrétion

judiciaire est comblée par des considérations extrajuridiques. Conséquemment, selon Oliver Wendell Holmes, le droit ne serait ni plus ni moins que des prédictions sur ce que feront les tribunaux.13

L’ouvrage The Common Law de Oliver Wendell Holmes a particulièrement été une inspiration pour le présent projet.14 Une des prétentions principales du livre est que les juges modifient collectivement

les règles de droit selon leur conception, généralement implicite et inexprimée, de ce qui est dans

9 Wouter de Been, Legal Realism Regained, Stanford, Stanford University Press, 2008, p. 2. 10 Id., p. 2.

11 Id., p. 7.

12 D’où l’appréhension caricaturale que le juge soit influencé par son déjeuner. Cette phrase est attribuée au réaliste

Jerome Frank, mais il n’est pas clair s’il l’a vraiment dite. Frederick Schauer, Thinking Like a Lawyer, Cambridge, Harvard University Press, 2009, p. 129, 132.

13 Oliver Wendell Holmes, Jr., «The Path of the Law », 10 Harvard Law Review 460 (1897), p. 461: « The prophecies of

what the courts will do in fact, and nothing more pretentious, are what I mean by the law. »

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l’intérêt de la communauté.15 Selon Holmes, cela s’effectue particulièrement en appliquant un

standard formulé en termes moraux d’une façon « externe » ou « objective » qui évacue en pratique l’état d’esprit du défendeur. L’homme ordinaire, moyen ou raisonnable est le plus important de ces standards. Il ajoute que les justiciables sont traités comme des moyens pour parvenir à une fin, le bien-être collectif, alors que le système est en théorie orienté sur le cas particulier du justiciable, sa situation, son état d’esprit, etc.16 Il n’affirme pas que cette réorientation est mauvaise, il suggère

même l’inverse, mais affirme simplement que la logique formelle du droit ne permet pas cette sorte de réflexion.

Poussant plus loin ces idées, Jerome Frank a affirmé que les juges commencent parfois par établir le résultat auquel ils désirent parvenir, pour ensuite trouver les motifs qui justifient cette position.17

Benjamin Cardozo, pour sa part, considère que les juges agissent parfois comme des législateurs.18

Aussi controversés qu’aient pu être ces propos à l’époque, ils font maintenant partie des idées acceptées en droit, ou du moins des arguments que l’on rencontre sans trop de surprise. En fait, des approches subséquentes ont poussé leurs critiques encore plus loin. Par exemple, les Critical Legal

Studies ont affirmé que le droit est indéterminé et profondément politique, imposé par l’élite plutôt

que le produit de forces sociales.19 Le scepticisme des Critical Legal Studies s’étend aussi aux

sciences sociales, ce qui est un point de distinction important avec le réalisme juridique dont le mouvement se dit inspiré.20

Plus récemment, les études juridiques empiriques (empirical legal studies) ont entrepris de chercher à résoudre directement des problèmes juridiques à travers la recherche empirique.21 Cependant,

cette approche ne convient pas ici puisqu’il ne s’agit pas de faire directement de la recherche empirique, même si celle-ci sera mentionnée à plusieurs reprises. Comme on le verra, les prétentions au sujet de la personne raisonnable sont souvent mêlées de prétentions de nature

15 Id., p. 32. Sur le même thème mais plus spécifique à la Cour suprême du Canada, voir Andrée Lajoie, Jugements de

valeurs : le discours judiciaire et le droit, Paris, Presses universitaires de France, 1997.

16 Id., p. 40.

17 Schauer, préc., note 12, p. 128.

18 Benjamin N. Cardozo, The Nature of the Judicial Process, New Haven, Yale University Press, 1921, p. 98. 19 Been, préc., note 9, p. 9.

20 Id., p. 108.

21 Peter Cane & Herbert M. Kritzer, The Oxford Handbook of Empirical Legal Research, Oxford, Oxford University Press,

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empirique. L’intérêt du réalisme juridique pour une plus grande prise en compte des données empiriques est donc toujours d’actualité et c’est une des raisons qui a inspiré ce choix d’approche. Parallèlement, il existe déjà plusieurs ouvrages dont l'objectif est de déceler les tendances politiques des juges de la Cour suprême à travers leur position sur chaque type de décision.22 Sur le sujet, le

attitudinal model, originellement appliqué à la Cour suprême des États-Unis, est assez bien connu.

Ce modèle pose que les juges décident en fonction de leurs préférences politiques pour modifier le droit de façon à ce qu'il soit conforme à celles-ci.23 Ce type d'étude donne des résultats propices à

être reproduits en statistiques et classifiés concrètement par juges et domaines de droit. Le présent projet s'intéresse à la justification plutôt qu’au résultat, particulièrement à l'usage des personnes-standard, de même qu’à l'impact que certaines nuances de sens peuvent avoir sur le système juridique et l'attitude judiciaire. Les résultats d'une telle recherche sont plus difficiles à appréhender que des statistiques et impossibles à placer dans un tableau.

Bref, malgré ces approches connexes, le réalisme juridique est l’approche qui sera utilisée ici. Le réalisme juridique considère que les décisions judiciaires n’existent pas en vase clos, isolées de la réalité morale et politique.24 Les questions qui sont posées au juge n’appellent pas toujours à une

réponse claire et unique. Le juge jouit donc d’une discrétion appréciable face à plusieurs questions qui lui sont présentées.

Le principal obstacle du réalisme juridique est qu’il est difficile de cerner où et quelles considérations extrajudiciaires ont pu influencer le processus décisionnel. On ne peut que lire le texte que constitue chaque décision judiciaire. La réalité est que bien souvent il n’y a rien d’autre en dehors de l’arrêt qui puisse être analysé. Comme le dit le juge Binnie : « Les motifs de jugement constituent le principal mécanisme par lequel les juges rendent compte aux parties et à la population des décisions qu’ils prononcent. »25

Puisque le concept de discrétion judiciaire est en lien avec le présent projet, il est important de définir ce qu’on entend par cette expression. La discrétion judiciaire se définit comme la liberté d’un juge de

22 Donald Songer et al., Law, Ideology and Collegiality — Judicial Behaviour in the Supreme Court of Canada, Toronto,

McGill-Queen's University Press, 2012.

23 C.L. Ostberg & Matthew E. Wetstein, Attitudinal decision making in the Supreme Court of Canada, Vancouver, B.C.

Press, 2007.

24 L. L. Fuller, « American Legal Realism », (1934) 82 University of Pennsylvania Law Review 429, 443. 25 R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 RCS 869, paragr. 15.

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décider indépendamment de règles de droit précises le résultat qui lui semble le plus juste, équitable

ou approprié.26 L’ancien juge en chef de la Cour d’appel du Québec Lucien Tremblay donne aussi

une définition intéressante : « la faculté d’une cour de justice d’exercer un pouvoir en apparence absolu pour des motifs valables ».27 Cette phrase a l’avantage de mettre en relief l’équilibre entre le

très large pouvoir que constitue la discrétion judiciaire et la qualité des motifs qui permettent de la justifier. Ces définitions sont cependant plutôt neutres. Pour rester conséquent avec la théorie du réalisme juridique, on doit indiquer que tous ne considèrent pas que la discrétion judiciaire est automatiquement utilisée de façon juste ou valable. Dans les mots de Lord Camden : « The discretion of a judge is said to be the law of tyrants: it is always unknown; it is different in different men; it is casual, and depends upon constitution, temper, and passion. In the best, it is oftentimes caprice; in the worst, it is every vice, folly, and passion to which human is liable ».28 Dans son sens le

plus restreint, la discrétion peut modifier le sort d’un seul justiciable. Dans son sens plus large, la discrétion judiciaire est associée à l’activisme judiciaire, c’est-à-dire à la décision intentionnelle d’un juge de modifier le droit applicable pour atteindre un objectif social qui lui semble louable.29 Que cela

soit considéré bon ou mauvais dépend de la question de droit et de la personne consultée. À ce même titre, les juges nient parfois avoir une discrétion ou minimisent celle-ci, mais il ne faut pas nécessairement les prendre au mot. Comme le disent Morton et Knopff, l’existence de la discrétion judiciaire est souvent niée le plus vigoureusement alors même qu’elle est le plus utilisée.30

En ce même sens, les tribunaux supérieurs sont en mesure d’user de leur discrétion de façon plus large, car ils sont appelés à traiter de questions plus fondamentales. C’est d’ailleurs pourquoi les décisions des tribunaux supérieurs sont particulièrement intéressantes pour discuter de standards malléables comme celui de la personne raisonnable. Comme l’expliqua plus récemment Paul Amselek dans son texte « La teneur indécise du droit », les instances supérieures ont le pouvoir de

26 Black’s Law Dictionary, « Discretion ». In The Law Dictionary, Featuring Black's Law Dictionary Free Online Legal

Dictionary 2nd Ed. [En ligne], http://thelawdictionary.org/discretion/ (page consultée le 24 novembre 2014) :

A liberty or privilege allowed to a judge, within the confines of right and justice, but independent of narrow and unbending rules of positive law, to decide and act in accordance with what is fair, equitable, and wholesome, as determined upon the peculiar circumstances of the case, and as discerned by his personal wisdom and experience, guided by the spirit, principles, and analogies of the law.

27 Lucien Tremblay, « Certains aspects de la discrétion judiciaire », (1962) 8-4 McGill Law Journal 240, 240. 28 James Croake, Curiosities of Law and Lawyers, London, Sampson Low, Marston and Company, 1896, p. 53. 29 Aaron Barak, The Judge in a Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2009, p. 271.

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trancher entre plusieurs positions en l’apparence acceptables et d’imposer leur interprétation du droit à l’ensemble du système juridique :

[…] [L]'organe de contrôle ou l'organe de contrôle suprême se trouve, en principe, en position de faire prévaloir et d'imposer ses propres représentations du droit applicable. […] [I]l a, en revanche, le pouvoir d'imposer aux autres acteurs juridiques, en tant que justiciables potentiels devant lui, ses représentations de ce droit applicable, telles qu'il les formule dans les motifs de ses actes. Ces représentations du droit ne s'imposent pas en vertu d'une procédure officielle d'édiction, de mise en vigueur par voie d'autorité qui viendrait concurrencer et, en vérité , réduire à néant la compétence du législateur originaire; elles s'imposent parce que, dans le contexte des rapports de forces et d'influences qui sous-tendent la pratique des différents acteurs juridiques, elles font autorité, elles font « jurisprudence »31

Corpus

Les décisions de la Cour suprême étudiées ont été puisées à même la banque de données juridique CanLII (ou Canadian Legal Information Institute). Celle-ci a été choisie puisqu'elle provient d'un organisme à but non lucratif qui a pour but la libre consultation de l'information juridique. C'est d'ailleurs la même entreprise, Lexum, qui gère à la fois la banque officielle de la Cour suprême du Canada et la banque de données CanLII. L'information présentée semble d'ailleurs être exactement la même dans les deux banques en ce qui concerne la Cour suprême. La banque CanLII a aussi l'avantage d'être gratuite.

En date du 21 août 2014, la banque de données CanLII contenait 9712 décisions de la Cour suprême.32 De celles-ci, 315 contenaient l'expression « personne raisonnable ». Même si ce critère

vient déjà de grandement réduire le nombre de décisions, celui-ci est encore trop imposant pour que chacune soit traitée. En pratique, le présent mémoire ne discutera que de quelques dizaines d'arrêts.

31 Paul Amselek, « La teneur indécise du droit », (1992) 26 Revue Juridique Thémis 1, 13-14.

32 L’institut canadien d’information juridique, « Cour suprême du Canada - Canada (fédéral) », CanLII [En ligne]

http://www.canlii.org/fr/ca/csc/ (page consultée le 21 août 2014). Le site décrit sa couverture comme ceci :

Cette collection regroupe tous les jugements publiés depuis 1907 dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada (RCS). La collection compte en outre quelques décisions non parues dans les RCS ainsi que tous les appels d'affaires provenant de la Colombie-Britannique, de l'Alberta et de l'Ontario depuis les origines de la Cour en 1876.

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Il est très difficile de différencier les arrêts où la notion de personne raisonnable est centrale au litige ou est elle-même contentieuse de ceux où la personne raisonnable est simplement mentionnée à partir de critères dans un moteur de recherche. Les arrêts les plus pertinents ont donc été choisis par un mélange de référence à des sources doctrinales et de lecture attentive des décisions elles-mêmes. Des décisions sur certains aspects de la personne raisonnable ont été identifiées par des termes de recherche plus complexes.33 La version française des décisions est utilisée lorsqu’elle est

disponible. La version anglaise sera parfois citée lorsqu’il existe une disparité dans la traduction ou s’il existe une autre particularité notable entre les deux versions.

La plupart des décisions citées proviennent de la période suivant l’entrée en vigueur de la Charte

canadienne des droits et libertés, c’est-à-dire après 1982. Néanmoins, certaines décisions plus

anciennes sont aussi citées afin d’apporter un contraste aux décisions plus récentes et également pour montrer le changement dans la terminologie. Les décisions publiées à partir de 1990, soit celles sous les juges en chef Lamer et McLachlin, adoptent une structure commune, ce qui peut légèrement faciliter l’identification des passages pertinents.34

Cela dit, une décision intéressante aux fins du présent projet est notamment une décision où la Cour définit la personne raisonnable, critique le critère, la compare à la personne moyenne ou tente de faire un arrimage entre le standard et la réalité empirique et ainsi de suite. Un regard attentif a été porté sur les dissidences, non dans le but de déterminer qui est arrivé au « bon » résultat, mais plutôt pour voir que des arguments tout aussi bien structurés peuvent mener à une conclusion inverse à partir des mêmes faits. Même si on tient pour acquis le caractère très malléable du standard de la personne raisonnable, l’usage d’un pouvoir discrétionnaire peut se déceler par des contradictions dans l'argumentaire de la Cour. Par exemple, la Cour peut fonder la position de la personne raisonnable sur un large consensus social alors que celui-ci n'est pas prouvé et n'est même pas présent chez les membres de ce banc. Effectivement, les passages les plus intéressants sont ceux où les juges se reprochent entre eux d'abuser du concept de personne raisonnable ou ceux où leur conception de l'évidence, c’est-à-dire ce que la personne raisonnable considère comme tel, diffère et n'est donc pas si évidente. On doit admettre que ces passages ne sont pas fréquents, mais ils sont

33 Par exemple, « personne raisonnable » ET préjugé; « personne raisonnable » ET charte; « personne raisonnable » ET

« personne ordinaire », etc.

34 Sur la structure des jugements de la Cour suprême du Canada et une comparaison avec les tribunaux d’autres pays,

voir Peter McCormick, « Structures of Judgments : How the Modern Supreme Court of Canada Organizes its Reasons », (2009) 32 Dalhousie L.J. 35.

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très révélateurs. Par exemple, la juge Abella reproche à la Cour d’appel du Québec d’attribuer au citoyen ordinaire une conception élaborée et typiquement juridique des droits et libertés, description qui caractérise plutôt selon elle « un étudiant ordinaire en troisième année de droit ».35 Cela amène à

se questionner sur la possible « déformation professionnelle » que les juges apportent à leur perception du citoyen moyen.

Bref, lorsqu'on étudie les décisions, il est possible de réaliser que souvent les critiques les plus acerbes de la Cour suprême proviennent des juges entre eux.36

35 Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 RCS 214, paragr. 105. Voir section 1.3.1. 36 Pour citer de nouveau la juge Abella, elle estime que les juges McLachlin et Fish prononcent des « hypothèses sans

fondements » en attribuant des connaissances au consommateur moyen : R. c. Gomboc, 2010 CSC 55, [2010] 3 RCS 211, paragr. 92-93. Voir section 2.1.

Les juges de la Cour suprême du Canada se critiquent néanmoins plus poliment que leurs homologues américains : McCormick, préc., note 34, p. 64.

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1. Reformulation du standard au goût du jour

La notion de personne raisonnable, quelle qu’en soit la forme, est loin d’être récente. Comme il sera expliqué, elle tire ses origines du bonus paterfamilias de droit romain ainsi que du reasonable man de common law. De ces deux traditions est née la personne raisonnable du droit canadien. Cette expression n’est cependant pas la seule personne-standard qui existe actuellement. Un premier aspect de la variabilité de la personne raisonnable est donc la reformulation du standard au gré des époques. La personne raisonnable est certainement plus ancienne que la Cour suprême du Canada. Cependant, très peu de temps après sa création à la fin du 19e siècle, la Cour a commencé à utiliser

le standard sous toutes ses appellations, même celles précédant sa création. Ceci sera souligné dans chaque sous-section.

Cette première partie aura une utilité double: non seulement elle permettra de voir comment le standard de la personne raisonnable a évolué du point de vue de son appellation, mais servira aussi de bref historique sur le sujet. La dernière sous-section aura aussi pour but de préciser qui est la personne raisonnable, ou plutôt qu’entend-on par ce concept et comment est-il utilisé.

1.1 En droit civil

En droit civil, on peut retracer la source de la personne raisonnable au bonus paterfamilias de droit romain. Celle-ci se traduit littéralement par « bon père de famille ». Le paterfamilias romain représente le patriarcat dans son sens strict. En vertu de sa puissance paternelle (patria postestas), il est le seul à posséder tous les droits juridiques dans la cellule familiale et a en théorie un pouvoir illimité sur ceux qui vivent sous son toit.37 Cependant, contrairement au paterfamilias, le bonus

paterfamilias n'est pas vraiment une personne, mais plutôt un standard. Il s'agit du comportement

qu'aurait une personne qui, ayant théoriquement un pouvoir absolu, agit néanmoins avec

37 Adolf Berger, Encyclopedic Dictionary of Roman Law, Vol. 43, Philadelphia, American Philosophical Society, 1968, p.

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compassion, prudence et habileté envers ceux qui sont sous son influence. Malgré ce qu'il suggère, le terme avait une portée générale, au-delà de son sens familial :

To translate paterfamilias as "head of the household" is to capture only a part of its semantic range. For modern students of Roman society the term evokes that most powerful image of the Roman family, the authoritarian father exercising autocratic control over the members and property of his house. The classical Romans, however, more often used the term to mean simply "property owner." The opposition between bonus and malus paterfamilias involved a judgment about estate management: whereas the malus paterfamilias handled his property carelessly, the bonus paterfamilias diligently managed his patrimony and came to represent a legal standard of sound administration in juristic thought. [...] Seneca expressed the ideal succinctly (Ep. 64.7): "Let us act as the bonus paterfamilias. Let us increase what we received. Let that inheritance pass enlarged from me to my descendants."38

La Cour suprême du Canada a brièvement traité du bonus paterfamilias dans l'arrêt Houle c. Banque

Canadienne Nationale. Voici ce qu'elle en dit :

Le concept du "bon père de famille" ou de la personne raisonnable et prudente est bien connu en droit civil québécois. Dérivée de la notion de pater familias du droit romain, cette norme, appliquée le plus souvent dans le champ de la responsabilité délictuelle, exige qu'un individu agisse d'une manière "normalement prudente et diligente" (voir Baudouin, op. cit., au no 120, p. 71). Il n'est donc pas surprenant que la norme de l'"exercice raisonnable" ait fait son chemin dans la théorie de l'abus des droits.39

L'expression bonus paterfamilias n'a maintenant qu'un intérêt académique.40 Cependant, si

l'expression « bon père de famille » est familière, c'est parce qu'elle était présente dans le Code civil

du Bas-Canada.41 Ce premier changement au niveau du langage a donc été simple: traduire

littéralement l'expression du latin vers le français. Le bon père de famille apparaît plus précisément 15 fois au Code civil du Bas-Canada, dans des domaines comme le rôle de tuteur au mineur (art. 290 C.c.B.-C.), le rôle d’administrateur d’une copropriété (art. 441 r. C.c.B.-C.) ou d’une succession (art. 673 C.c.B.-C.) ou de locataire (art. 1617 C.c.B.-C.).42 Bref, son rôle est essentiellement celui

d’un gestionnaire de biens ayant une valeur pécuniaire, contrairement au reasonable man qui, on le verra, s’intéresse plutôt à la négligence et à la notion de faute. Fait intéressant, dans la version anglaise du Code civil du Bas-Canada, le bon père de famille est traduit par l’administrateur prudent (prudent administrator).

38 Richard P. Saller, Patriarchy, Property and Death in the Roman Family, Cambridge, Cambridge University Press, 1997,

p.155.

39 Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122.

40 N'empêche que l'expression n'est pas complètement disparue. Cependant, la seule décision répertoriée sur CanLII qui

en fait mention est Bouchard c. Courcy, 2010 QCCS 2285.

41 Code civil du Bas Canada, S.P.C. 1865, c. 41.

(23)

Le bon père de famille a ensuite été rayé de l'actuel Code civil du Québec en 1991 au profit d'autres expressions comme « prudent et diligent », « respecter les règles de conduite d'usage » et, bien sûr, « raisonnable ».43 Cependant, l’expression « personne raisonnable » aurait pu figurer au Code civil

du Québec. Voici la formulation de l’article de base sur la responsabilité civile qui était envisagé par

l’Office de révision du Code civil : « Toute personne, douée de discernement, est tenue de se comporter à l’égard d’autrui avec la prudence et la diligence d’une personne raisonnable ».44 Cela dit,

on peut souligner que l’actuel Code civil ne fait pas référence à une personne fictive, mais simplement à des qualités ou des règles d'usage. Bref, au « raisonnable », sans la « personne ». On pourrait penser que ce changement de langage a modifié le standard sur le fond. Pourtant, les

Commentaires du ministre de la Justice affirment que le standard n’a pas changé malgré cette

reformulation.45 Une nuance sémantique aurait cependant disparu lors du passage du « père » (ou

du parent) au « raisonnable » avec ou sans la « personne » : l'idée que la gestion saine et prudente s'effectue en prévision des générations futures. Cette nuance aurait pu avoir son importance par exemple en droit de l'environnement.46

En guise de comparaison, l'expression « bon père de famille » figurait encore au Code civil français jusqu’en 2014.47 La situation a donc changé tout récemment. Dans le cadre d’un projet de loi sur

l’égalité homme-femme, la France a suivi l’exemple québécois en changeant l’expression « bon père de famille » pour « raisonnablement » ou « raisonnable ». Notons au passage qu’ici aussi le mot « personne » est absent. L’exposé sommaire associé à un amendement explique l’objectif visé :

Issu du latinisme « bonus pater familias », l’expression « en bon père de famille » est contenue 15 fois dans les parties législatives des codes en vigueur. C’est une expression désuète qui

43 Voir par exemple les art. 7, 1309, 1457 C.c.Q.

44 Office de révision du Code Civil, Rapport sur le Code civil du Québec, vol. I, Québec, Éditeur officiel, 1977, p. 347-348,

art. 94.

45 Québec (province), Code civil du Québec : Commentaires du ministre de la Justice, Tome 1, Québec, Gouvernement

du Québec, 1993, p. 785-786 :

[L’article 1309 C.c.Q.] reprend dans une formulation nouvelle, mais dont le contenu demeure conforme au droit antérieur, la norme de conduite objective et abstraite de la personne normalement avisée, placée en semblables circonstances.[…] Cet alinéa est conforme au droit antérieur, selon lequel le devoir de loyauté, sans être imposé expressément par les textes, se déduisait néanmoins de l’obligation faite aux administrateurs de ne pas se placer dans une situation de conflit d’intérêts et d’agir en bon père de famille.

46 Olivier Moréteau, « Post Scriptum to Law Making in a Global World: From Human Rights to a Law of Mankind », (2007)

67 La. L. Rev. 1223, 1228. C'est d'ailleurs exactement ce que Sénèque affirmait dans la citation ci-dessus (voir note 38).

(24)

remonte au système patriarcal. Régulièrement incomprise par les citoyennes et les citoyens, elle pourrait pourtant être facilement remplacée.

Cet amendement propose que l’expression « soins d’un bon père de famille » soit remplacée par « soins raisonnables », tandis que l’expression « en bon père de famille » serait remplacée par « raisonnablement ». La notion de « raisonnable » est en effet identique à la notion de « bon père famille ».48

Même si le Code civil du Québec utilise généralement l’expression « raisonnable » seule, on doit spécifier que la « personne raisonnable » apparaît une fois à l’article 1436.49 Contrairement à ce

qu’on pourrait croire, elle ne fait pas partie d’un test relatif à la faute ou à la saine gestion, mais est plutôt utilisé pour déterminer si un texte est incompréhensible. Si on regarde la législation québécoise en général, une recherche sur CanLII démontre que l’expression « personne raisonnable » n’est utilisée que dans 41 lois et règlements, essentiellement pour indiquer une personne apte à recevoir la signification d’un document juridique. C’est d’ailleurs l’usage qui en est fait au Code de procédure civile.50 Si on compare ceci au nombre presque incalculable de fois où

l’expression apparaît dans la jurisprudence, on constate que l’expression est beaucoup plus utilisée dans le milieu judiciaire.

1.2 Dans la common law

Les explications précédentes s'appliquent au droit civil dérivé du droit latin. En ce qui concerne la common law, l'évolution est distincte, mais similaire. La première apparition de la personne raisonnable à la Cour suprême s'est d'ailleurs faite sous le régime de la common law: cela s'est produit en 1879 dans l'arrêt Moore v. Connecticut Mutual Life Insurance Co. of Hartford51 sous la

48 Assemblée nationale (France), « Égalité entre les femmes et les hommes, (N° 1663) », 16 janvier 2014, Amendement

n°249. [En ligne] http://www.assemblee-nationale.fr/14/amendements/1663/AN/249.asp (page consultée le 23 novembre 2014).

49 1436. Dans un contrat de consommation ou d'adhésion, la clause illisible ou incompréhensible pour une personne

raisonnable est nulle si le consommateur ou la partie qui y adhère en souffre préjudice, à moins que l'autre partie ne prouve que des explications adéquates sur la nature et l'étendue de la clause ont été données au consommateur ou à l'adhérent.

50 Art. 123, 135.1, 779, 877, 877.0.1 et 884.1 C.p.c.

51 Moore v. Connecticut Mutual Life Insurance Co. of Hartford, 6 SCR 634, p. 641. Le dossier provient de l'Ontario et

concerne la définition d'une « blessure personnelle » (personal injury). Voici le passage: « But for what has taken place on the trial, and the finding of the jury, I should not have supposed it possible that any ordinary reasonable man of common understanding could be found to say that an injury, which left comparatively exposed such a vital part as the

(25)

forme du reasonable man. Puisque la Cour elle-même a été créée en 1875 par la Loi sur la Cour

suprême52 et qu'elle n'avait alors produit qu’une vingtaine d'arrêts, on peut dire que l'attente a été de

courte durée.

En common law, l'homme raisonnable (reasonable man) serait « né » dans la décision britannique

Vaughan v. Menlove.53 Dans cette affaire, Menlove avait empilé du foin de façon à constituer un

risque d'incendie, sans trop s'en préoccuper. Menlove s'est défendu en disant ne pas posséder « le niveau d'intelligence le plus élevé », d'où l'explication dans le jugement qu'une personne ne devrait pas être jugée selon ses propres standards, mais plutôt selon ceux d'une personne ordinairement prudente (man of ordinary prudence). Autrement, une personne imprudente se verrait pardonnée simplement parce qu'elle est habituellement négligente :

17. Lorsqu'on examine la signification précise et l'application de la norme de la personne ordinaire ou du critère objectif, il est important d'en identifier la raison d'être sous‑jacente. Lord Simon of Glaisdale l'a sans doute établi de la manière la plus succincte lorsqu'il a dit dans l'arrêt Camplin, à la p. 726 que [TRADUCTION] "le motif pour lequel on a introduit dans ce domaine du droit le concept de l'homme raisonnable [était] ... d'éviter l'injustice imputable au fait qu'un homme puisse invoquer son caractère excitable ou querelleur exceptionnel, son mauvais caractère ou son état d'ébriété".54

Oliver Wendell Holmes explique sensiblement la même chose dans son ouvrage The Common Law, mais il ajoute la nuance que le juge qui applique le standard de la personne raisonnable répond implicitement à des considérations d'utilité sociale: « [...] when men live in society, a certain average of conduct, a sacrifice of individual peculiarities going beyond a certain point, is necessary to the general welfare. »55 Au sujet de la personne imprudente et maladroite, il ajoute: « [h]is neighbors

accordingly require him, at his proper peril, to come up to their standard, and the courts which they establish decline to take his personal equation into account. »56 De même, il explique que le standard

de la personne raisonnable répond aussi à des impératifs de preuve. Il est ardu, voire même impossible, de démontrer l’état d’esprit d’une personne au moment des faits : son humeur, ses intentions, son niveau de bonne foi, sa capacité de prédire les conséquences de ses gestes, etc.

brain, which nature has in a sound man so strongly and carefully guarded, was not a personal injury within the terms of the application. »

52 Cour suprême, La Cour suprême du Canada et ses juges 1875-2000, Toronto, Dundurn, 2000, p. 12. 53 Vaughan v. Menlove, (1837) 132 ER 490 (CP) (R.-U.).

54 R. c. Hill, [1986] 1 RCS 313, paragr. 17. 55 Holmes, préc., note 3, p. 86.

(26)

Pour résoudre cette impasse, on substitue la personne raisonnable au justiciable.57 La Cour suprême

fait elle-même des réflexions similaires dans les arrêts R. c. Martineau et R. c. Anderson.58

Une autre expression typiquement anglaise similaire à l'homme ordinaire est the man on the

Clapham Omnibus.59 L'expression fait référence à une ligne d'autobus qui mène à Clapham, un

quartier de Londres de classe moyenne.60 L'idée, qu'il faut voir avec un brin d'humour anglais, est

qu'une personne prenant un tel autobus est parfaitement ordinaire et est donc un arbitre privilégié pour déterminer les comportements admissibles ou inadmissibles en société. L'expression man on

the Clapham Omnibus est utilisée quatre fois par la Cour suprême du Canada, essentiellement dans

des citations.61 Cet utilisateur des transports en commun a aussi des variantes locales canadiennes,

comme l'utilisateur du métro Henri-Bourassa à Montréal62, du métro de la rue Yonge à Toronto63, ou

encore la femme d'affaire à bord de l'autobus Voyageur.64 Dans le monde anglais, cette personne

ordinaire a aussi été décrite à travers les corvées qu'elle accomplit: « the man who takes the magazines at home, and in the evening pushes the lawnmower in his shirt sleeves. »65

Voici un autre exemple de la personne raisonnable définie par ses activités. Dans une décision britannique assez célèbre, la question en litige était de savoir s'il était possible de poursuivre un médecin pour les frais d'éducation d'un enfant sain et en santé conçu malgré une stérilisation forcément manquée. Peut-être parce les faits suscitent une réaction émotive, une des approches considérées par un juge était de se demander quelle opinion les « passagers du métro » auraient de cette affaire. Il faut préciser que l’exercice était imaginaire. En voici le résultat :

It is possible to view the case simply from the perspective of corrective justice. It requires somebody who has harmed another without justification to indemnify the other. On this approach the parents' claim for the cost of bringing up Catherine must succeed. But one may also approach the case from the vantage point of distributive justice. It requires a focus on the just

57 Id., p. 47, 61.

58 R. c. Martineau, [1990] 2 RCS 633; R. c. Anderson, [1990] 1 RCS 265.

59 Sa popularité est attribuée à la décision anglaise Hall v. Brooklands Auto-Racing Club, (1933) 1 KB 205 (R.-U.). 60 Cette personne est aussi parfois décrite comme chauve. R. v. Moore et al., 2013 BCPC 131 (CanLII).

61 Manulife Bank of Canada v. Conlin, [1996] 3 SCR 415, paragr. 42; Apotex Inc. v. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008

SCC 61, [2008] 3 SCR 265, paragr. 52; R. c. Collins, [1987] 1 RCS 265, paragr. 50; Evans v. Minister of National

Revenue, [1960] SCR 391.

62 9037-0990 Québec inc. (Dooly's Lévis) c. Québec (Régie des alcools, des courses et des jeux), 2004 CanLII 66578

(QC TAQ).

63 Allen M. Linden & Bruce Feldthusen, Canadian Tort Law, 9th ed., Markham, LexisNexis, 2011, p. 144.

64 Yves-Marie Morissette, « The Exclusion of Evidence under the Canadian Charter of Rights and Freedoms: What to Do

and What Not to Do », (1984) 29 R. de d. McGill 521, 538 cité dans R. c. Collins, préc., note 61, paragr. 50.

(27)

distribution of burdens and losses among members of a society. If the matter is approached in this way, it may become relevant to ask commuters on the Underground the following question: Should the parents of an unwanted but healthy child be able to sue the doctor or hospital for compensation equivalent to the cost of bringing up the child for the years of his or her minority, i.e. until about 18 years? My Lords, I am firmly of the view that an overwhelming number of ordinary men and women would answer the question with an emphatic "No." And the reason for such a response would be an inarticulate premise as to what is morally acceptable and what is not. Like Ognall J. in Jones v. Berkshire Area Health Authority (unreported) 2 July 1986 they will have in mind that many couples cannot have children and others have the sorrow and burden of looking after a disabled child. The realisation that compensation for financial loss in respect of the upbringing of a child would necessarily have to discriminate between rich and poor would surely appear unseemly to them. It would also worry them that parents may be put in a position of arguing in court that the unwanted child, which they accepted and care for, is more trouble than it is worth. Instinctively, the traveller on the Underground would consider that the law of tort has no business to provide legal remedies consequent up upon the birth of a healthy child, which all of us regard as a valuable and good thing.66

(je souligne)

Ainsi formulé, le principe du « passager du métro » est un appel très explicite au sens commun (common sense) et à son homologue québécois le gros bon sens. Certains ont cependant qualifié cette référence au passager du métro « d'oracle pratique en matière de justice redistributive » et de « masque pour une opinion personnelle peu fiable ».67

L’homme raisonnable se définit donc par sa tondeuse, ses magazines et ses transports en commun. Il s'agit d'un homme du peuple qui n'a pas de bagage de connaissance particulier, encore moins en droit. L'équivalent québécois serait « monsieur ou madame Tout-le-monde ». Hormis le dernier exemple, la plupart des références aux transports et aux activités de l’homme raisonnable sont assez anciennes. Cette propension à décrire la personne raisonnable par des activités banales a tendance à s'estomper.

Il existe une autre catégorie de qualités qui définissent la personne raisonnable. Celle-ci partage parfois certains traits avec la personne à laquelle on la compare (âge, sexe, trait de caractère, handicap, personnalité). Ces particularités ne sont cependant pas généralisées, elles sont temporairement attribuées à la personne raisonnable pour la durée du litige. C’est ce qu’on appelle généralement un test subjectif-objectif. Quelles particularités du demandeur/défendeur doivent être partagées par la personne raisonnable? C'est un sujet très vaste, qui dépend des circonstances et du

66 Macfarlane and Another v. Tayside Health Board (Scotland), [1999] UKHL 50; [2000] 2 AC 59; [1999] 4 All ER 961

(R.-U.).

67 Nicolette M. Priaulx, « Damages for the 'Unwanted' Child: Time for a Rethink? », (2005) 73 Medico-Legal Journal 152,

(28)

trait de caractère ou du handicap en question. Ceci constitue un sujet d'étude en soi qui ne sera pas abordé ici.68

Un dernier changement notable est le passage de « l'homme raisonnable » à la « personne raisonnable ». Même à une époque assez reculée, le standard de l'homme raisonnable était aussi en général celui appliqué aux femmes.69 Voici un exemple américain datant de 1860 : « there can be no

doubt that the degree of care, skill and prudence required of a woman in managing her horse would be precisely that degree of care, skill and prudence which persons of common prudence, or mankind in general, usually exercise [...] »70 Néanmoins, durant le 20e siècle, l'accroissement du rôle des

femmes dans la société a mené certains à demander que soit changée l'expression pour qu'elle soit plus représentative ainsi que pour mettre fin à la connotation que le standard masculin était le seul acceptable.71 Certains soupçonnent cependant que ce changement a été plus esthétique que

substantiel :

In recent years, the law's "reasonable man" has morphed into the "reasonable person" in an attempt to render the standard more universal and less particularly masculine. Legal scholars have expressed skepticism as to whether this terminology change has effectuated any substantive changes in the behavior expected by the law of this newly gender-neutral "reasonable person" (Bender 1988, 22; Cahn 1992, 1,405). Rather, the use of this gender-neutral standard may well serve only to impose a superficial mask of purported universality onto the unchanged behavioral norms and values incorporated in that original "reasonable man" standard (Graddol and Swann 1989, 110).72

Cependant, l'utilisation de la personne raisonnable au lieu de l'homme raisonnable n'est pas aussi récente qu'on pourrait le croire. La Cour suprême a commencé à utiliser l'expression reasonable

person en 1884 (c’est-à-dire cinq ans après avoir utilisé l’expression reasonable man pour la

première fois).73 D'ailleurs, dès sa première utilisation, l'expression reasonable person fait référence

aux femmes :

This question he accompanied with these further observations:

68 Voir par exemple sur le sujet Han-Ru Zhou, « Le test de la personne raisonnable en responsabilité civile », (2001) 61

Revue du Barreau 451; R. c. Hill, supra, note 54; DPP v. Camplin [1978] UKHL 2 (R.-U.).

69 Voir DPP v Camplin, préc., note 68, citant une source antérieure Holmes [1946] A.C. 588, 597 (R.-U.). 70 Tucker v. Town of Henniker, 41 N.H. 317 (1860) (É.-U.).

71 Mayo Moran, Rethinking the Reasonable Person: An Egalitarian Reconstruction of the Objective Standard, Oxford,

Oxford University Press, 2003, p. 2.

72 Le Cheng & Anne Wagner, Exploring Courtroom Discourse: The Language of Power and Control, Farnham, Ashgate

Publishing, 2013, p. 179.

73 Grand Trunk Railway v. Rosenberger, 9 SCR 311 (1884). L'expression est ensuite utilisée dans l'arrêt Toronto Railway

(29)

People, he said, are bound to use reasonable care. You are not to have in your mind’s eye a timid woman or a rash man, but a person of reasonable caution, able to manage the horse and to drive. Did they act as such? Did they do anything they should not have done, or did they omit to do anything they should have done? Should they have stopped to listen? Did they omit to do anything that a reasonable person, under the same circumstances, would have done?74

Malgré ce changement, la Cour suprême utilise de temps à autre l'expression « homme

raisonnable » même jusqu'à ce jour.75 Curieusement, 193 décisions de la Cour suprême en version

anglaise utilisent l'expression reasonable man, alors que seulement 90 décisions en français parlent de l'homme raisonnable. Si on exclut les décisions unilingues anglaises, on s'aperçoit donc que le traducteur a pris la liberté de rendre neutre l'homme raisonnable dans la version française de certaines décisions.76

Si on se tourne à nouveau vers la législation, une autre recherche CanLII nous démontre que l’expression « personne raisonnable » n’est utilisée que dans 4 lois et règlements fédéraux. Bref, ceci appuie de nouveau l’idée que l’expression est plus judiciaire que législative.

Si l'homme raisonnable de common law et le bon père de famille de droit civil ont connu des évolutions séparées, on peut se demander s'il s'agit réellement d'une seule et même chose. La Cour suprême suggère fortement que les personnes raisonnables de common law et de droit civil se rejoignent: « there is no difference between the civil law and the common law as to the principles applicable to such a case as the present ».77 Puisque le standard est si vague et malléable, il ne

semble y avoir aucun obstacle pour qu'il soit le même peu importe la provenance du droit ou le domaine juridique.78

Existe-t-il une autre nuance à faire quant au choix des législateurs québécois et français de remplacer une personne standard, le bon père de famille, par le mot raisonnable seul tandis qu'en common law on préfère la personne raisonnable? Quelle différence y a-t-il entre raisonnable et personne raisonnable? Si nuance il y a, elle doit nécessairement être subtile. Peut-être que la

74 Grand Trunk Railway v. Rosenberger, préc., note 73.

75 La dernière utilisation recensée étant R. c. Cairney, 2013 CSC 55. En anglais, la dernière est La Souveraine,

Compagnie d’assurance générale v. Autorité des marchés financiers, 2013 SCC 63.

76 Par exemple La Souveraine, Compagnie d’assurance générale v. Autorité des marchés financiers, préc., note 75; Ryan

v. Victoria (City), [1999] 1 SCR 201; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235.

77 Ouellet c. Cloutier, [1947] R.C.S. 521. On y parle cependant du "prudent man" et du "reasonable care".

78 Zhou, préc., note 68, p. 502 : « Ainsi, le standard en responsabilité civile de la personne raisonnable s’élabore et

s’applique de manière relativement constante et indépendamment du fait que l’on se trouve sous le régime de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle. »

(30)

mention d'une personne invite plus naturellement le juge à se mettre à la place d'autrui. Inversement, peut-être que l'anthropomorphisme inhérent à l'utilisation d'une personne-standard obscurcit inutilement le processus intellectuel.79

1.3 Qui est la personne raisonnable?

Comme on vient de le voir, la personne raisonnable de common law est parfois décrite par des activités banales. Que sait-on d’autre à son sujet? Dans The Law of Defamation in Canada, l'auteur Raymond Brown fait une synthèse du standard de la personne raisonnable. Le sujet spécifique est la diffamation, mais les propos ont aussi un intérêt plus général. À travers de nombreuses références, Brown dresse un portrait de la personne raisonnable comme « extrêmement moyenne » :

(2) Reasonable Person Test [...]

The defamatory meaning must be a reasonable one as objectively determined by reference to the average, ordinary reasonable person, or ordinary decent folk in the community, or persons of common ordinary intelligence or sense.

The meaning is to be determined by reference "to the reasonable and fair minded reader" and not to "a perverse minded or unreasonable reader." It is a fair and natural meaning given to the words by a reasonable person of ordinary intelligence, "drawing on his own knowledge and experience of human affairs." "The test whether reasonable men to whom the publication was made would be likely to understand it in a defamatory sense."

The court will assume that the ordinary reasonable person is someone who is thoughtful and informed, and of fair, average intelligence. They are persons who have a common understanding of the meaning of language and who, in their evaluation of the imputation, entertain a sense of justice and apply moral and social standards reflecting the views of society generally. While it is assumed that the reasonable person is familiar with the presumption of innocence, it is not expected that he or she will have "a working knowledge of the criminal law". The court will "take people as they are and their language as is it".

The words will not be construed with the analysis or precision expected from lawyers and judges. The ordinary person "is not inhibited by a knowledge of the rules of construction." The content of the natural and ordinary meaning is not as restricted as that to legal interpretation. It is not whether the words are defamatory in the sense in which they might be understood if read

79 Victoria Nouse, « After the Reasonable Man: Getting Over the Subjectivity Objectivity Question », (2008) 11 New Crim.

(31)

critically, or if they were "subjected to critical analysis of a mind trained in the law" or one better informed on the subject matter. In everyday speech, ordinary persons do not craft their language as lawyers would in drafting a legal instrument and listeners would not understand them in that way. Nor is the sense to be determined as if it was the result of the "painstaking parsing of a scholar in his study". Courts "will not be astute to discover fine distinctions in words, nor scholastic differentiations in phrases.80

La personne raisonnable est donc un profane (layman), ni avocat ni juge. Elle n'a pas non plus la connaissance que ces professionnels possèdent de l'interprétation juridique ou du vocabulaire et des structures de phrases du droit. La Cour suprême le confirme :

De toute évidence, il ne fallait pas apprécier le par. 24(2) à l'aune des opinions de l'avocat raisonnable, mais simplement avec les yeux de la personne raisonnable, pour autant que celle‑ci soit «objective et bien informée de toutes les circonstances». Cette norme fixe un idéal auquel toutes les applications du par. 24(2) doivent aspirer.81

Même profane, la personne raisonnable n'est pas pour autant ignorante des faits qui entourent le litige. Elle en a une connaissance assez complète de la même façon qu’en aurait un juge ou un membre du jury qui a entendu le procès, ce qui n’est pas très surprenant :

Dans cette recherche, il convient d’appliquer le critère de la personne raisonnable, informée des dispositions législatives pertinentes, qui, après avoir envisagé la question de manière réaliste et pratique, conclurait à l’indépendance du pouvoir judiciaire (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 113; Mackin, précité, par. 38). Il importe toutefois de préciser qu’à cet égard, la personne raisonnable n’est pas un juriste d’expérience qui comprend les subtilités juridiques basées sur de fines distinctions que les profanes ne décèlent généralement pas. Bref, le critère objectif de la personne raisonnable doit servir à déterminer si le public a une saine perception d’indépendance judiciaire.82

La personne raisonnable est qualifiée de profane entre autre parce que c'est ce que sont les membres d'un jury. Si la personne raisonnable devait posséder des connaissances exclusives au droit, l'institution du jury serait impossible. Les jurés sont appelés, surtout en droit criminel, à déterminer ce qu'une personne raisonnable aurait fait dans les circonstances du litige. Ils sont aussi parfois considérés comme incarnant eux-mêmes la personne raisonnable. C’est ce que disait Oliver Wendell Holmes :

It is found in the conception of the average man, the man of ordinary intelligence and reasonable prudence. Liability is said to arise out of such conduct as would be blameworthy in

80 Raymond Brown, The Law of Defamation in Canada, 2nd ed., Scarborough, Carswell, 1994, feuilles mobiles, mise à

jour 2010-4, p. 5-38-5-50. La liste de références est impressionnante. Il y en a plusieurs centaines.

81 R. c. Burlingham, [1995] 2 RCS 206, paragr. 71. Le passage fait référence à l'article de la Charte canadienne

permettant de rejeter des éléments de preuve obtenus de façon contraire aux droits et libertés.

(32)

him. But he is an ideal being, represented by the jury when they are appealed to, and his conduct is an external or objective standard when applied to any given individual.83

Le satiriste A.P. Herbert tenait des propos similaires, néanmoins avec la pointe d’ironie qui lui est propre :

Hateful as [the Reasonable Man] must necessarily be to any ordinary citizen who privately considers him, it is a curious paradox that where two or three are gathered together in one place they will with one accord pretend an admiration for him; and, when they are gathered together in the formidable surroundings of a British jury, they are easily persuaded that they themselves are, each and generally, reasonable men. Without stopping to consider how strange a chance it must have been that has picked fortuitously from a whole people no fewer than twelve examples of a species so rare, they immediately invest themselves with the attributes of the Reasonable Man, and are therefore at one with the Courts in their anxiety to support the tradition that such a being in fact exists.84

C’est d’ailleurs une règle classique du droit que, lorsqu’il y a un jury, il relève de sa compétence de déterminer ce qui est raisonnable.85 Les règles du droit sont pourtant telles que le contenu des

délibérations entre les jurés ainsi que les nuances dans leur réflexion et le cheminement qui a mené à leur verdict resteront toujours secrets. Le système juridique est ainsi fait. Cependant, dans des circonstances assez uniques, on a permis à un linguiste d’interroger des jurés lors d'un véritable procès. Sans grande surprise, les jurés se sont questionnés sur la notion de la personne raisonnable et de ce qui est raisonnable. La réflexion suivante est formulée par une certaine Miss Connolly :

Ms. Connolly returns to her discussion of the term [reasonable] by pointing out that asking people to consider events in terms of being reasonable leads quickly to each juror becoming that reasonable person. She says:

So you know, the thing that's interesting about this too is that it's almost an egotistical thing. You appeal to each juror's ego. Well, of course, I'M reasonable. Of course, I will know what this means. Of course, I understand. Of course, MY interpretation is the one we're talking about.

83 Holmes, préc., note 3, p. 43. Voir aussi Hollis v. Birch, 1990 CanLII 1112 (BC SC): « In most negligence actions a

plaintiff must prove the defendant failed to meet the standard of care of a reasonable person. A judge or jury is entitled to take judicial notice of what a reasonable person would or would not do in the circumstances. »

84 Herbert, préc., note 2, p. 4.

85 Moore v. Connecticut Mutual Life Insurance Co. of Hartford, préc., note 51, p. 690 : « In Broom’s legal maxims, citing

Startup v. Macdonald, and Burton v. Griffiths, it is said that all questions of reasonableness, reasonable cause, reasonable time and the like are, strictly speaking, matters of fact for a jury to determine. »

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