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2. Variabilité dans la notion de personne raisonnable

2.2 La personne raisonnable et la Charte canadienne

2.2.2 La personne raisonnable et la justice fondamentale

La justice naturelle est un principe de base de la common law bien antérieur à la Charte canadienne.166 Ce principe a cependant été mis par écrit à l'article 7 de la Charte sous l’aspect du

respect de la justice fondamentale, qui inclut la justice naturelle.167 On ne doit pas se surprendre si la

personne raisonnable, ou plutôt des personnes raisonnables (plurielles), déterminent si un principe en est un de justice fondamentale. La méthode utilisée est expliquée dans l'arrêt Chaoulli c. Québec

(Procureur général) :

127 Dans l’arrêt Rodriguez, p. 590‑591 et 607, le juge Sopinka, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a défini les principes de justice fondamentale comme étant des principes juridiques qui peuvent être identifiés avec une certaine précision et qui sont fondamentaux en ce sens qu’ils sont généralement acceptés parmi des personnes raisonnables.

[…]

131 Pour ne pas être arbitraire, la restriction apportée à la vie, à la liberté et à la sécurité requiert l’existence non seulement d’un lien théorique entre elle et l’objectif du législateur, mais encore d’un lien véritable d’après les faits. Il appartient au demandeur de démontrer l’absence de lien dans ce sens. Dans chaque cas, il faut se demander si la mesure est arbitraire au sens de n’avoir aucun lien véritable avec l’objectif visé et d’être, de ce fait, manifestement injuste. Plus l’atteinte à la liberté et à la sécurité de la personne est grave, plus le lien doit être clair. Lorsque c’est la vie même de quelqu’un qui est compromise, la personne raisonnable s’attendrait à ce qu’il existe, en théorie et en fait, un lien clair entre la mesure qui met la vie en danger et les objectifs du législateur.

132 Dans les motifs évoquant le caractère arbitraire qu’il a rédigés dans l’affaire Morgentaler, le juge Beetz, avec l’appui du juge Estey, a conclu que les restrictions apportées à la sécurité de la personne par des règles qui mettaient en danger la santé étaient « nettement injustes » et non conformes aux principes de justice fondamentale. Parmi ces restrictions, certaines n’avaient

165 R. c. Williams, préc., note 160.

166 A.L. Goodhart, English Law and the Moral Law, London, Stevens & Sons Limited, 1953.

167 7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en

aucun rapport avec les objectifs poursuivis par le législateur, alors que d’autres n’étaient pas nécessaires pour assurer la réalisation de ces objectifs (p. 110).

[…]

C. Principes de justice fondamentale

208 Pour qu’un principe soit reconnu comme un principe de justice fondamentale, il doit faire partie des préceptes fondamentaux de notre système juridique (Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., p. 503). Il doit généralement être considéré comme tel parmi des personnes raisonnables. Comme l’ont expliqué les juges majoritaires dans l’arrêt Malmo‑Levine, par. 113 : La condition requérant que les principes soient « généralement acceptés parmi des personnes raisonnables » accroît la légitimité du contrôle judiciaire d’une mesure de l’État et fait en sorte que les valeurs au regard desquelles la mesure de l’État est appréciée ne sont pas fondamentales « aux yeux de l’intéressé seulement » : Rodriguez, p. 607 et 590 [. . .] En résumé, pour qu’une règle ou un principe constitue un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7, il doit s’agir d’un principe juridique à l’égard duquel il existe un consensus substantiel dans la société sur le fait qu’il est essentiel au bon fonctionnement du système de justice, et ce principe doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. [Premier soulignement dans Rodriguez; soulignements ultérieurs ajoutés.]

Voir également l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 (CanLII), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4, par. 8.

209 Ainsi, pour qu’un principe soit classé parmi les principes de justice fondamentale, trois conditions formelles doivent être remplies. Premièrement, il doit s’agir d’un principe juridique. Deuxièmement, la personne raisonnable doit le juger essentiel à la conception que notre société a de la justice, ce qui suppose l’existence d’un consensus substantiel dans la société. Troisièmement, il doit pouvoir être identifié avec précision et appliqué de manière à produire des résultats prévisibles. Ces conditions représentent des obstacles insurmontables pour les appelants. L’objectif d’« accès dans un délai raisonnable à des soins de santé [. . .] de qualité raisonnable » n’a pas de caractère juridique. Aucun « consensus dans la société » n’existe au sujet du sens de cet objectif ou de la façon de l’atteindre. Il ne peut pas non plus être « identifié avec précision ». Comme l’ont démontré les témoignages en l’espèce, certains médecins dénoncent comme inadéquats des soins jugés parfaitement raisonnables par d’autres collègues. Enfin, nous croyons que les concepteurs et les gestionnaires du régime de santé éprouveront d’énormes difficultés à prévoir dans quels cas ses dispositions franchiront la ligne qui sépare ce qui est « raisonnable » du terrain interdit du « déraisonnable », comme à distinguer ce qui est raisonnable de ce qui ne l’est pas.168

La question de droit était la constitutionnalité de l'interdiction de l'assurance santé privée, mais l'arrêt traite aussi du système de santé public québécois en général. Le principe de justice fondamentale « potentiel » en litige ici est l'accès à des soins de santé dans un délai raisonnable.169 La question

168 Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 RCS 791, paragr. 208-209. Dans cet arrêt, l'enjeu est

la constitutionnalité du monopole du système de santé public.

169 On note la « double raisonnabilité »: des personnes raisonnables doivent déterminer si on doit s'attendre à avoir accès

peut donc être reformulée de cette façon : existe-t-il un droit à des soins de santé dans un délai raisonnable? Est-ce que ce principe existe ou non?

Un principe en est un de justice fondamentale s'il y a « un consensus substantiel dans la société sur le fait qu’il est essentiel au bon fonctionnement du système de justice ». Ceci est parfois évalué selon la personne raisonnable, parfois selon « des » personnes raisonnables. Cependant, si la personne raisonnable (au pluriel ou non) n'est pas juriste, on peut se questionner sur son intérêt pour le fonctionnement du système de justice, autrement que dans un sens très général. Son intérêt pour la procédure judiciaire est probablement beaucoup moins grand que celui d'un juriste.

Comme l'énonce la citation ci-dessus, l'usage de la personne raisonnable comme barème de la justice fondamentale remonte à l'arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), une décision sur le suicide assisté, plus précisément sur la constitutionnalité de punir l'aide au suicide. Voici le passage pertinent de cet arrêt, sous la plume du juge Sopinka pour la majorité :

Les principes de justice fondamentale ne peuvent être créés pour chaque cas afin de refléter la désapprobation de la Cour à l'égard d'une loi donnée. Si les principes de justice fondamentale ne s'appliquent pas seulement au processus, il faut se référer aux principes qui sont «fondamentaux» en ce sens qu'ils seraient généralement acceptés parmi des personnes raisonnables. L'analyse qui précède ne me permet de discerner rien qui ressemble à une unanimité sur la question dont nous sommes saisis. Indépendamment des opinions personnelles de chacun sur la question de savoir si les distinctions établies entre, d'une part, la cessation de traitement et les soins palliatifs et, d'autre part, l'aide au suicide sont en pratique convaincantes, le fait demeure qu'elles sont maintenues et peuvent être défendues de façon persuasive. S'il se dégage un consensus, c'est celui que la vie humaine doit être respectée et nous devons nous garder de miner les institutions qui la protège.170

(Je souligne)

Est-ce que l’affirmation qu'on ne doit pas créer des principes de justice fondamentale pour chaque nouveau cas est un commentaire visant les juges dissidents? Cela dit, à peine le critère est-il mentionné qu'une contradiction semble survenir. Les deux phrases soulignées sont contradictoires: d'une part, le principe doit être « généralement » accepté parmi les personnes raisonnables. Ensuite, on semble demander « l’unanimité » et on constate l'absence de celle-ci.

Toujours au sujet de la justice fondamentale, la personne raisonnable a aussi été appelée à ce titre dans l'arrêt R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine.171 En voici un extrait :

112 Dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., précité, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a expliqué que les principes de justice fondamentale se trouvent dans « les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l’ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire » (p. 503). Dans l’arrêt Rodriguez, précité, le juge Sopinka a précisé davantage en quoi consistent les principes de justice fondamentale visés à l’art. 7 (aux p. 590-591 et 607) :

Une simple règle de common law ne suffit pas pour former un principe de justice fondamentale. Au contraire, comme l’expression l’implique, les principes doivent être le fruit d’un certain consensus quant à leur caractère primordial ou fondamental dans la notion de justice de notre société. Les principes de justice fondamentale ne doivent toutefois pas être généraux au point d’être réduits à de vagues généralisations sur ce que notre société estime juste ou moral. Ils doivent pouvoir être identifiés avec une certaine précision et appliqués à diverses situations d’une manière qui engendre un résultat compréhensible. Ils doivent également, à mon avis, être des principes juridiques.

. . .

Si les principes de justice fondamentale ne s’appliquent pas seulement au processus, il faut se référer aux principes qui sont « fondamentaux » en ce sens qu’ils seraient généralement acceptés parmi des personnes raisonnables. [Nous soulignons.] 113 La condition requérant que les principes soient « généralement acceptés parmi des personnes raisonnables » accroît la légitimité du contrôle judiciaire d’une mesure de l’État et fait en sorte que les valeurs au regard desquelles la mesure de l’État est appréciée ne sont pas fondamentales « aux yeux de l’intéressé seulement » : Rodriguez, p. 607 et 590 (souligné dans l’original). En résumé, pour qu’une règle ou un principe constitue un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7, il doit s’agir d’un principe juridique à l’égard duquel il existe un consensus substantiel dans la société sur le fait qu’il est essentiel au bon fonctionnement du système de justice, et ce principe doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne.172

Dans cet arrêt l'enjeu social en question était la légalisation de la marijuana (ou du moins la constitutionnalité de sa criminalisation), d'une part pour la possession et d'une autre pour le trafic. Cependant, en ce qui concerne la justice fondamentale, la question n'était pas: « Est-ce que les personnes raisonnables considèrent fondamentalement injuste la criminalisation de la marijuana? » La question était plutôt: « Est-ce que les personnes raisonnables considèrent fondamentalement injuste pour le droit criminel de punir ce qui ne cause pas préjudice à autrui? » En d’autres termes,

171 R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, préc. note 4. 172 Id., paragr. 112-113.

ne devrait être criminel que ce qui porte préjudice à autrui. On appelle cette théorie le « principe du préjudice » (harm theory). Cette deuxième interrogation est une excellente question de philosophie du droit. En effet, les juges ont appelé en renfort des philosophes du droit comme Patrick Devlin, H.L.A. Hart et John Stuart Mill lors de leurs réflexions. Cependant, est-ce qu'une personne raisonnable profane se poserait une telle question? Dans un cas comme dans l'autre, aucune étude ne prouve l'existence d'un consensus. Pourtant, à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, le juge Braidwood avait conclu qu’il y a un consensus sur la question :

[134] I conclude that on the basis of all of these sources – common law, Law Reform Commissions, the federalism cases, Charter litigation – that the “harm principle” is indeed a principle of fundamental justice within the meaning of s. 7. It is a legal principle and it is concise. Moreover, there is a consensus among reasonable people that it is vital to our system of justice. Indeed, I think that it is common sense that you don’t go to jail unless there is a potential that your activities will cause harm to others.173

Est-ce que des sondages d'opinion ont vraiment été consultés? L'arrêt n'en mentionne aucun, mais des études provenant de divers groupes intéressés sont mentionnées. Sur le sujet du suicide assisté, la juge McLachlin, dissidente, rapportait les propos d'un des juges de la Cour d'appel de Colombie- Britannique: « La preuve substantielle qui nous est soumise ne nous permet pas d'évaluer le niveau de consensus au Canada à l'égard du suicide assisté [. . .] Je suis d'avis qu'il appartient au Parlement de tâter le pouls de la population. »174 On peut souligner la contradiction que d’une part,

un test juridique est basé sur la notion de consensus social, mais que d’une autre, les juges énoncent que ce n’est pas leur rôle de tâter le pouls de la population.

Bref, la vision des personnes raisonnables de la justice fondamentale a été invoquée pour décider de trois débats publics importants: le suicide assisté, la légalisation de la marijuana et le monopole public en assurance-santé. Cependant, il ne faut pas nécessairement croire que le standard de la personne raisonnable était le seul test dans ces arrêts, ni même le plus important (« des personnes raisonnables » ne sont mentionnées qu'une seule fois dans l'arrêt Rodriguez, par exemple).

Tout de même, le fait qu'on mentionne un consensus social et « des personnes raisonnables » au pluriel aurait peut-être pu laisser penser qu'on ferait appel à des sondages. Il n'en est rien. Aucun des arrêts ne fait directement mention de résultats de sondages d'opinion. Des études, dont

173 R. v. Malmo-Levine et al., 2000 BCCA 335 (CanLII), paragr. 134.

certaines gouvernementales, sont mentionnées, mais le texte des arrêts ne permet pas de dire si elles font référence à de tels sondages.

Il est difficile de concevoir qu'il puisse y avoir unanimité, ou même consensus « général » parmi les personnes raisonnables, sur ces trois sujets. Néanmoins, la Cour a déterminé qu'il y avait un tel consensus dans un des trois cas, celui de l'assurance-santé dans l'arrêt Chaoulli. Pourtant, les juges Binnie et LeBel soulignent l'absence de preuve de consensus dans leur dissidence dans cet arrêt.175

Ils ajoutent qu'il est excessivement difficile de départager un délai d'attente raisonnable d'un délai déraisonnable et encore plus d’obtenir un consensus sur la question. Même chez les juges, le consensus était absent dans chacun de ces arrêts : aucun n’était unanime. Dans chaque cas, la dissidence a une opinion contraire sur le principe de justice fondamentale sensé faire un consensus parmi des personnes raisonnables.176