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2. Variabilité dans la notion de personne raisonnable

2.2 La personne raisonnable et la Charte canadienne

2.2.4 La personne honnête et la diffamation

La Charte a aussi une influence sur les personnes-standard dans les domaines de droit qui ne sont pas directement de son ressort. La diffamation en est un exemple.

Voici un passage de l'arrêt Cherneskey qui remonte à 1978 qui traite de la diffamation : « […]un «commentaire loyal» en droit est un critère «objectif», c’est-à-dire s’agit-il d’un commentaire qu’une personne honnête, bien qu’ayant des préjugés, aurait pu faire dans les circonstances? ».194 Le

contexte était le suivant: un journal avait publié une lettre traitant de « raciste » un conseiller municipal opposé à un centre de réadaptation pour alcooliques autochtones. On peut se demander si la Cour se permettrait maintenant de qualifier d'honnête quelqu'un ayant des préjugés, surtout à l'ère de la Charte canadienne (qui d'ailleurs n'existait pas à l'époque).

On peut effectivement le vérifier grâce à l'arrêt WIC Radio de 2008, qui a remis à jour les principes établis dans l’arrêt Cherneskey en matière de diffamation. Ce litige visait les propos d'un animateur de radio qui comparait à Hitler une activiste s'opposant à ce que les écoles incluent des images positives de l'homosexualité dans le matériel pédagogique. L'animateur aurait aussi suggéré que

192 Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 RCS 76,

paragr. 53.

193 Québec (Procureur général) c. A, préc., note 181, paragr. 423-430.

194 Cherneskey c. Armadale Publishers Ltd., [1979] 1 RCS 1067, p. 1098. Tiré de la dissidence de Dickson, mais la

cette activiste encourageait, ou du moins tolérait implicitement, la violence faite aux homosexuels. L'arrêt débute comme ceci: « la présente espèce n’est pas directement régie par la Charte. Cependant, les parties ont reconnu devant nous que les valeurs exprimées dans la Charte doivent présider à l’évolution de la common law. »195 De même, en reprenant le test de la défense de

commentaire loyal de Cherneskey, la Cour omet la notion de préjugés, même si elle précise que le mot fait partie du test en Australie196.

Encore une fois, la Cour souligne que le test de la croyance honnête n'est pas celui de la « raisonnabilité », c.-à-d. qu'il est permis, au nom de la liberté d'expression, de tenir des propos « modérément déraisonnables » (un bel oxymore). La limite serait cependant dépassée lorsque les propos atteignent la mauvaise foi ou sont complètement sans fondement.197 Les deux arrêts,

Cherneskey et WIC Radio, citent tous les deux une décision britannique dans laquelle on explique

que le terme « honnête » a été choisi délibérément afin d'éviter le standard du raisonnable: « I would substitute "honest" for "fair" lest some suggestion of reasonable-ness instead of honesty should be read in. »198

Il est à souligner qu’on parle ici « d’honnête » et de « raisonnable » et non de « personne honnête » et de « personne raisonnable ». Cela dit, la différence entre « un commentaire honnête » et « un commentaire qu’une personne honnête pourrait faire » n’est pas claire, si différence il y a vraiment. La Cour elle-même semble glisser entre les deux.199

Pour en revenir à l’arrêt WIC Radio, la Cour suprême y a remplacé le test de la croyance honnête subjective de la majorité dans l’arrêt Cherneskey pour celui de la croyance honnête objective.200

C'est d'ailleurs ainsi que commence l'arrêt :

Même si, à cette occasion, la majorité de la Cour a insisté pour formuler l’exigence de la croyance honnête en termes subjectifs (le commentaire doit exprimer l’opinion honnête de celui qui le formule), l’expérience a démontré, selon moi, que la formulation « objective » du critère de la « croyance honnête » énoncé par le juge Dickson est plus conforme aux exigences de la

195 WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 RCS 420, paragr. 2. 196 Id., paragr. 49.

197 Id., paragr. 37-38.

198 Turner v. Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Ltd., [1950] 1 All E.R. 449 (R.-U.) cité dans WIC Radio Ltd. c. Simpson,

préc., note 195, paragr. 40; Cherneskey c. Armadale Publishers Ltd., préc., note 194, p. 1104.

199 Voir Cherneskey c. Armadale Publishers Ltd., préc., note 194, p. 1098 et WIC Radio Ltd. c. Simpson, préc., note 195,

paragr. 49. On peut d’ailleurs dire la même chose de la personne raisonnable et du « raisonnable, sans la personne ».

200 Christian Leblanc, « La défense de commentaire honnête en droit civil québécois », dans La diffamation - Deuxième

liberté d’expression consacrée comme valeur fondamentale de notre société par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés.201

La différence entre une croyance honnête subjective et une croyance honnête objective n'est pas apparente : une croyance n'est-elle pas subjective par définition?. La différence s'explique mieux si on comprend que l'adjectif « honnête » ne s'applique pas au même mot selon la version du test. Dans sa version subjective, on se demande si la personne croyait honnêtement ce qu'elle disait. Dans sa version objective, on se demande si une personne honnête pourrait croire de tels propos. Soit, ce n'est pas exactement ainsi que le test est formulé dans l’arrêt WIC Radio: au lieu d'une « personne honnête » on dit plutôt « pouvait‑on exprimer honnêtement cette opinion »202. On peut

encore une fois souligner que l'expression « bien qu'ayant des préjugés » a été omise. C'est pourtant la seule façon logique de comprendre le test. Un juge n'a aucun pouvoir sur ce que les gens peuvent ou ne peuvent pas croire, mais il peut qualifier la croyance de malhonnête, et donc, de punissable. D'ailleurs, la Cour s'inspire d'une décision australienne qui fait directement référence à la « personne honnête » : « Le terme « loyal » renvoie aux limites de ce qu’une personne honnête, si entêtée soit‑elle dans ses opinions et ses préjugés, exprimerait à partir des faits pertinents. »203

Qui est cette personne honnête? Est-elle la personne raisonnable? Même si la majorité dit clairement que ce n'est pas le cas, on peut en douter. C'est d'ailleurs ce que fait le juge LeBel, dissident: « J’estime donc que la seule protection supplémentaire que l’exigence de la croyance honnête objective apporte à la réputation est inopportune parce qu’elle subordonne l’expression d’opinions légitimes à leur raisonnabilité. »204 Il ajoute que la majorité applique différemment la notion de

croyance honnête objective par rapport aux autres pays de common law dont elle s'inspire : le standard y est minimal, les propos doivent simplement avoir une assise factuelle.205

La Cour d'appel du Québec aurait elle-même confondu « l'honnête » et le « raisonnable » dans l'arrêt Société St-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette, [2002] R.R.A. 727206, une affaire qui

concerne une lettre publiée dans un journal traitant de « traîtres » qui « devront payer » les politiciens québécois ayant participé au rapatriement de la constitution. L'erreur est compréhensible, puisque le

201 WIC Radio Ltd. c. Simpson, préc., note 195, paragr. 1. 202 Id.

203 Id., paragr. 49, citant Channel Seven Adelaide Pty. Ltd. c. Manock (2007), 241 A.L.R. 468, [2007] HCA 60 (Austr.),

paragr. 3.

204 Id., paragr. 99. 205 Id., paragr. 82.

test est décrit comme objectif et la Cour suprême qualifie couramment qui est « objectif » de « raisonnable » et vice-versa (voir à ce sujet la section 3.2).

En apparence, la décision a élargi la liberté d'expression: la Cour est intervenue pour absoudre l'animateur de radio dont les propos étaient en litige, qui a comparé sa « victime » à Hitler, au Klu Klux Klan et aux skinheads. La Cour a aussi ajouté une exception voulant que les propos d'un satiriste ou caricaturiste doivent être jugés avec un grain de sel.207 Cependant, la Cour s'est donné le

droit de définir ce qui constitue une croyance honnête. On peut donc se demander quel a été l'effet net sur la liberté d'expression.208

Dans un autre ordre d'idées, un recours en diffamation avec défense de commentaire loyal tel que celui discuté ci-dessus ne requiert rien de moins qu'un triple recours à une personne standard. Avant même de passer au test du commentaire loyal, il faut premièrement déterminer si les propos sont diffamatoires. La majorité omet cette étape, qu'elle tient pour acquise.209 Toujours encore avant

d'appliquer le test du commentaire loyal, il faut aussi distinguer s'il y a eu un énoncé de fait ou un commentaire. La distinction est faite par une autre personne raisonnable spécialisée: l'observateur ou lecteur raisonnable.210 On en arrive donc au résultat suivant: la personne raisonnable doit

considérer les propos diffamatoires; le lecteur raisonnable départage le commentaire du fait et ensuite la personne honnête détermine si le propos peut être cru. Trois points de droit, trois personnes-standard. Le processus semble plutôt lourd. L'arrêt Métromédia, qui portait aussi sur la diffamation mais selon le droit civil québécois211, s'en tirait en ayant recours uniquement au citoyen

ordinaire et à la personne raisonnable. Cela souligne du moins l’importance des personnes-standard dans le raisonnement de la Cour.

207 WIC Radio Ltd. c. Simpson, préc., note 195, paragr. 48; François Demers, « Commentaire sur la décision WIC Radio

Ltd v. Simpson – Jusqu'où un animateur radiophonique peut-il aller pour stimuler un débat? », Repères, Novembre 2008, EYB2008REP769.

208 Le juge LeBel semble d'avis que la liberté d'expression a été réduite: WIC Radio Ltd. c. Simpson, préc., note 195,

paragr. 89-90, 94, 99.

209 Id., paragr. 78. 210 Id., paragr. 27. 211 Voir section 2.2.

En conclusion de cette sous-section, il semble avéré que la personne raisonnable est le reflet de la société à un moment donné ou du moins de la perception des juges de cette société.212 Cette

perception évolue au fil du temps. On pourrait aussi dire que la personne raisonnable est entrée dans le domaine des valeurs de façon plus explicite avec l’arrivée de la Charte. Il a été précédemment fait état de la croyance des réalistes juridiques que le juge fait implicitement un choix de valeurs en dictant ce qu’une personne raisonnable aurait ou n’aurait pas fait dans des circonstances.213 Or, les

passages précédents font état de réflexions générales et plus directes sur la personne raisonnable et sa perception de la dignité humaine, des préjugés, des valeurs fondamentales canadiennes, etc. On ne peut pas nécessairement qualifier ces changements d’alourdissement du standard de la personne raisonnable, mais il appert que son rôle s'élargit, entre autres sous l'effet de la Charte canadienne

des droits et libertés. Cependant, si on compare l’affirmation de la Cour suprême que la personne

raisonnable connaît la Charte aux sondages qui démontrent que les Canadiens connaissent peu ce document, on peut se questionner sur ce que la moyenne des gens sait réellement. De même, comment la Cour sait-elle ce que constitue cette moyenne? Ceci est le thème de la prochaine section.