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2. Variabilité dans la notion de personne raisonnable

2.2 La personne raisonnable et la Charte canadienne

2.2.3 La personne raisonnable et la dignité humaine

L'arrêt Law est un arrêt important de la Cour suprême du Canada, puisqu'il a créé le test éponyme permettant d'évaluer le droit à l'égalité.177 D'emblée, on y explique qu'un test est nécessaire parce

qu'il est difficile de définir l'égalité : « le juge McIntyre a fait remarquer que, enchâssé au par. 15(1) de la Charte, le concept d’égalité était «un concept difficile à saisir» et que, «plus que tous les autres droits et libertés garantis dans la Charte, [il] ne comporte pas de définition précise» »178

La première difficulté est que la loi, de par sa nature même, traite certains groupes de personnes différemment que d'autres, mais que toute différence de traitement, même sur la base des motifs énumérés à l'article 15, n'est pas nécessairement une inégalité au sens de la Charte. Inversement, le même traitement pour tous n'est pas nécessairement « égal » au sens de la Charte. Bref, toute

175 Chaoulli c. Québec (Procureur général), préc., note 168, paragr. 209-212.

176 Les juges dissidents sont Arbour, LeBel Deschamps dans Malmo-Lévine, Binnie, LeBel et Fish dans Chaoulli et

L'Heureux-Dubé, Cory, McLachlin et Lamer dans Rodriguez.

177 Ce test a plus tard été modifié dans R. c. Kapp, préc., note 137, pour enlever la notion de dignité et faire un retour

général à l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143.

178 Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 RCS 497, paragr. 2, citant Andrews c. Law Society

distinction n'est pas une inégalité.179 La Cour fait donc face à un écueil intellectuel : comment faire la

différence entre la distinction légitime et l’inégalité?

Des arrêts précédents ont distingué la différence de traitement non discriminatoire de la différence de traitement discriminatoire avec les notions de stéréotype, de désavantage historique et de préjudice.180 Dans l'arrêt Law, la Cour suprême a décidé d'utiliser la notion de dignité humaine afin

de faire cette distinction. On peut deviner que la personne raisonnable n'était pas très loin. Pour paraphraser, c'est « du point de vue de la personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur » que se décide si une distinction « a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération. »181

En ce qui concerne le lien entre la dignité humaine et la personne raisonnable, le premier passage pertinent de l’arrêt Law est le suivant :

53 En quoi consiste la dignité humaine? Il peut y avoir différentes conceptions de ce que la dignité humaine signifie. Pour les fins de l’analyse relative au par. 15(1) de la Charte, toutefois, la jurisprudence de notre Cour fait ressortir une définition précise, quoique non exhaustive. Comme le juge en chef Lamer l’a fait remarquer dans Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1993 CanLII 75 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 519, à la p. 554, la garantie d’égalité prévue au par. 15(1) vise la réalisation de l’autonomie personnelle et de l’autodétermination. La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi. Elle relève de l’intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous‑jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d’égalité, la dignité humaine n’a rien à voir avec le statut ou la position d’une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu’une personne

179 Voir aussi Christian Brunelle, « La mise en oeuvre des droits et libertés en vertu de la Charte québécoise », dans

Collection de droit 2009-2010, École du Barreau du Québec, vol. 7, Droit public et administratif, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 87, aux p. 97-98.

180 Andrews c. Law Society of British Columbia, préc., note 177, [1989] 1 RCS 143; Trociuk c. Colombie-Britannique

(Procureur général), 2003 CSC 34, [2003] 1 RCS 835; Vriend c. Alberta, [1998] 1 RCS 493.

se sente face à une loi donnée. La loi traite‑t-elle la personne injustement, si on tient compte de l’ensemble des circonstances concernant les personnes touchées et exclues par la loi? 182

(je souligne)

À la lecture de cette phrase, on peut penser qu'il s'agit d'une référence à la personne raisonnable. Ceci se confirme quelques paragraphes plus loin :

61 Je me dois d’insister sur le fait que je n’appuie ni n’envisage, de quelque façon que ce soit, une application de la perspective susmentionnée d’une manière qui aurait pour effet de détourner l’objet du par. 15(1). Je suis conscient de la controverse qui existe au sujet du parti pris inhérent à certaines applications de la norme de la «personne raisonnable». Il est primordial de souligner que la perspective appropriée n’est pas seulement celle de la «personne raisonnable» -- une perspective qui, mal appliquée, pourrait servir à véhiculer les préjugés de la collectivité. La perspective appropriée est subjective‑objective. L’analyse relative à l’égalité selon la Charte tient compte de la perspective d’une personne qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur, qui est informée et qui prend en considération de façon rationnelle les divers facteurs contextuels servant à déterminer si la loi contestée porte atteinte à la dignité humaine, au sens où ce concept est interprété aux fins du par. 15(1).183

(je souligne)

Dans ce passage, la Cour suprême, par l'entremise de la plume du juge Iacobucci, semble elle- même remettre en question la notion de personne raisonnable. Certes, on ne fait que mentionner l'existence d'une « controverse » selon laquelle la personne raisonnable « pourrait » véhiculer des préjugés. Ce commentaire qui pourrait être une goutte dans l’océan des propos tenus par la Cour suprême est pourtant unique en son genre. Il est marquant puisque l'appel au raisonnable (avec ou sans « la personne ») est constant auprès de la Cour suprême du Canada, dans tous les domaines du droit. Souligner que le concept peut être mis en doute est donc inusité de la part de la Cour. Lorsque la Cour craint que le standard objectif de la personne raisonnable soit trop uniforme, la solution théorique est d'utiliser un test subjectif-objectif, c’est-à-dire de tenir compte de certaines des particularités du justiciable. C'est d'ailleurs ce qui a été fait dans l'arrêt Law. Même dans d'autres dossiers où le « contenu normatif » de la personne raisonnable et du standard objectif était contesté, la Cour avait pu trouver une solution sans nécessairement expliquer que ce standard reflétait des préjugés, un mot fort chargé négativement.184 Dans l'arrêt R. c. Lavallee185, où le standard de

« l'homme » raisonnable était contrasté à celui de la femme raisonnable, la perspective de la femme

182 Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), préc., note 178, paragr. 53. 183 Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), préc., note 178, paragr. 61. 184 Voir par exemple Arndt c. Smith, [1997] 2 RCS 539.

était vue comme un ajout au standard objectif plutôt qu'une dénonciation, ou peut-être une « déconstruction », de celui-ci.

Quoi qu’il en soit, le critère de la dignité humaine établi dans Law a été appliqué dans plusieurs arrêts par la suite.186 Voici un exemple où les perceptions de la personne raisonnable sont

directement mises à contribution : « La personne raisonnable, placée dans la situation de la demanderesse qui tiendrait compte de tous les facteurs contextuels pertinents aux fins de la demande, n’estimerait pas que sa dignité humaine est bafouée par une disposition qui tient dûment compte de ses besoins, de ses capacités et de sa situation, par rapport aux couples de sexe différent qui font l’objet de la loi. »187

Il y a quelques années, l'arrêt Kapp a remis le critère de la dignité humaine en question, ce qui constitue un retour aux tests tels qu'établis précédemment, basés sur des critères plus faciles à prouver et à appréhender intellectuellement comme les désavantages historiques et les stéréotypes. La dignité humaine comme critère juridique est abstraite, voire incompréhensible, d'autant plus si on la perçoit comme une preuve à faire dont le fardeau incombe au demandeur.188 Bref, il s'agit d'un

mauvais critère juridique.189 La dignité humaine est donc reléguée au rôle de valeur qui sous-tend

l'ensemble du processus plutôt que comme critère à part entière.

Le plus ironique dans ce retour en arrière est que dans l'arrêt Law, pour l’appréciation de la dignité humaine, « le point de vue pertinent est celui de la personne raisonnable, objective »190, mais que

dans l'arrêt Kapp « la dignité humaine est une notion abstraite et subjective ».191

On peut mentionner au passage l'arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c.

Canada (Procureur général) où la personne raisonnable est aussi invoquée de façon distincte pour

186 Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203, paragr. 92; Université

Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 RCS 772, paragr. 103; Lavoie c. Canada, 2002 CSC 23, [2002] 1 RCS 769, paragr. 46-47; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002]

4 RCS 429, paragr. 27, 44.

187 M. c. H., [1999] 2 RCS 3, paragr. 276. Ce sont les propos du juge Gonthier, dissident. La question est de savoir si la

personne raisonnable considère sa dignité humaine bafouée par le fait de ne pas pouvoir exiger des aliments de son conjoint de même sexe, alors que cela est possible pour un couple de sexe opposé.

188 R. c. Kapp, 2008 CSC 41, préc., note 178, paragr. 22. 189 R. c. Kapp, 2008 CSC 41, préc., note 178, paragr. 21.

190 Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), préc., note 178, paragr. 60. Il faut cependant rappeler que

l'ajout de la mention "qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur" rend selon la Cour le test subjectif-objectif: Id., paragr. 61.

déterminer si l'article 43 du Code criminel porte atteinte à la dignité humaine. La particularité dans ce cas est que puisqu'un « enfant d'âge préscolaire, bien informé et raisonnable » est irréaliste, la Cour préfère voir cette personne raisonnable comme agissant pour le compte de l'enfant et non l'incarnant lui-même.192 Le droit à l'égalité et la dignité humaine étaient cependant secondaires à l'analyse dans

cet arrêt.

La personne raisonnable, placée dans les circonstances du demandeur, continue à être un facteur dans la détermination de ce qui constitue de la discrimination. Cependant, l'accent est désormais placé sur la perpétuation d'un préjugé ou l'application d'un stéréotype.193