PRIME ÉDUCATION
À
LA COMPLEXITÉ
LA NATURE DOIT-ELLE ÊTRE BELLE ET PROPRE?
Bernard LANGELLIER
I.U.F.M. de Basse-Normandie, Centre d'Alençon
MOTS-CLÉS: NATURE - AFFECfIVlTÉ - PARADOXES - COMPLEXITÉ
RÉSUMÉ: Que les enfants gardent leur sensualité pour les pouilleries de la nature et que fleurissent les orties et leur cortège de chenilles, est-ce bien souhaitable et souhaité? Que la forêt garde ses vieux arbres, ses parasites, qu'en pensent les enfants, les enseignants, les sylviculteurs, les scientifiques? "Alphabétisation" et "complexité de la nature" sonta prioribien difficiles à associer, à moins d'apprendreàconsidérer les contradictions et les paradoxes.
SUMMARY : Let the children keep their feelings for the natural desorders of the wild, let the nettle blossom with its procession of caterpillars, is it desirable and necessary ? Nature is familiar and complicated, it is subjected to the fluctuations of opinion, to the contradictions of rationalites which work as if emotion did not exist. What do children, leaders, foresters and scientists think if the forest keeps its old trees and their parasites? The teaching of literacy and the complexities of nature are by prejudice difficult to put together even less to leam to consider the differences and paradoxes.
1. INTRODUCTION
La nature est familière et complexe, elle est alors sujette aux aléas de l'opinion, aux contradictions des rationalités, rationalités qui font comme si l'affectivité était absente.
2. L'OPINION
Pour connaître les conceptions sur la nature, j'ai utilisé les sources suivantes: des enquêtes auprès de futurs enseignants, des bulletins municipaux où il est question d'aménagement de l'espace, la presse, les manuels, l'étymologie et enfin le discours et l'action d'associations.
L'hygiénisme peut concerner, pour l'essentiel: 1) la sylviculture (destruction des vieux arbres et des parasites) ; 2) l'agriculture (incinération des ormes morts en bocage, refus de la jachère, de la friche et des décombres) ; 3) l'urbanisme (entretien des jardins et des terrains bordant des habitations). L'Opération"Àl'École de la Forêt", qui regroupe des enseignants et des professionnels, montre les divergences selon les corporations. Des étudiants en première année de l'Institut Universitaire de Formation des Maîtres (futurs enseignants du Primaire et du Secondaire de toutes disciplines) qui avaient choisi le module de Formation Commune"À l'École de la forêt" ont eu à répondre à la question suivante: "Faut-il abattre les vieux arbres en forêt? Argumentez." Il n'y pas bien sûr de réponse univoqueàcette question ; aussi les étudiants ont-ils réponduàla fois oui et non selon les points de vue sylvicole ou naturaliste:
- "Oui pour gérer le patrimoine forestier et non en tant que niche écologique de certains oiseaux." - "Il faut abattre les vieux arbres, cela fait partie de la gestion de la forêt. .. Quelques arbres morts seront tout de même laissés en place pour constituer un habitat à certains animaux."
- L'argument le plus souvent avancé est "leur envergure qui empêche la croissance des jeunes en assombrissant le sous-bois." Dans ce cas "ils prennent la place d'arbres exploitables" (productivité). Les autres arguments sont leur caractère "dangereux pour les promeneurs" (sécurité).
- Un étudiant estime qu'il "ne faut pas les abattreàmoins qu'ils ne soient malades". Mais qui peut direàpartir de quand un vieil arbre devient malade: lorsqu'il se creuse? lorsque son houpier diminue et que les branches tombent? lorsqu'il est parasité par les scolytes ou habité par les pics? - Les arguments avancés en faveur de leur maintien sont leur beauté, leur mémoire, "le témoignage d'une époque passée"...
La même hésitation se retrouve chez les associations qui attribuent des "Prix Ortie" aux entreprises polluantes; Orties si vitales pour de nombreuses chenilles. Comme quoi il est difficile de se débarrasser des vieux réflexes "hygiénistes"!Il serait donc trop simple de croire que, face aux désaccords inter-individuelles, il existerait une cohérence intra-individuelle; c'est plutôt d'ambiguité qu'il faudrait parler. L'opinion semble refuser la chenille et admirer le papillon.
Trop naturels sont les jardins abandonnés. Les conflits de voisinage dans les lotissements et les zones résidentielles concernent parfois le "mauvais état" des jardins. Ainsi le Bulletin municipal des Moutiers-en-Retz rappelle"à tous les propriétaires de terrains bordant une habitation dans un rayon
de 100 m qu'ils devront procéder à leur débroussaillement avant le 25-06-1993." Les arrêtés municipaux illustrent la crainte exprimée par Ph, Saint-Marc (1971) que "la nature sauvage se (réduise) à un interminable alignement de jardinets proprets..,"(1).
Avant qu'on ne médiatise la destruction de la forêt vierge, l'Amazonie était perçue comme "l'une des dernières traces du cauchemar préhistorique, .. " Pour un journaliste de Ouest-France (17-09-1963), l'Amazonie, "C'est le mur impénétrable de la jungle primitive, des arbres agglutinés comme une foule de 300 millions d'ha de fouillis inextricables, des lianes, des fougères (... ), c'est la pénombre verte et mystérieuse terrifiante de fausse immobilité, ( ) où pullulent serpents de toutes formes et singes de toutes tailles, tigres et moustiques ravageurs, ( )."
L'opinion semble avoir évolué et mieux accepter "l'enfer vert". Mais si elle plaide pour la virginité là-bas, elle la refuse ici : Ainsi, toujours dans Ouest-France, mais celle fois-ci le 10-12-1992, un garde forestier de Rennes constate que "les promeneurs sont souvent déçus" parce qu'ils "trouvent (la forêt) sale et mal entretenue." Ainsi donc, accepter ou non celte "exubérance-malpropreté-désordre" de la nature est infiniment variable selon les lieux, les époques et les professions.
Voilà l'opinion, soumise aux aléas des générations, des situations. Évolution et vacillement de l'opinion dont il semble difficile d'établir des lois et des prévisions. Ces manières de voir la nature ont des raisons "intellectuelles" contradictoires sous lesquels le psychologue pourrait y trouver des raisons "affectuelles".
3. LES CONTRADICTIONS
Des divergences se manifestent dans le suivi de la nature. Ainsi en est-il pour les terrils du nord de la France. Leur colonisation par la végétation les rend maintenant plus séduisants. Ainsi Marc Ambroise-Rendu titrait dans Le Monde (16 et 17-12-1990) : "Terrils à tout faire: Jadis indésirables, ils sont aujourd 'hui convoités par les élus locaux, les écolos et les industriels." Ceux-ci veulent en faire des matériaux de soubassement pour autoroute, les "écolos" veulent les laisser en l'état, les élus veulent en faire des espaces verts, ce qui serait tout de même plus propre! La tentation de l'espace vert, souhaité par l'opinion et par l'élu, correspondrait sûrement à un appauvrissement biologique du milieu. La richesse perçue par le naturaliste, c'est l'indésirable de l'opinion: notons, en effet, les bouleaux peu valorisés en sylviculture, la vipérine dépréciée par son étymologie et bien sûr les épineux et les rongeurs peu compatibles avec les loisirs "vert-endimanché".
Les mêmes divergences entre "l'homme des loisirs", "l'homme du métier" et "l'homme de la nature" se retrouvent à propos du bocage. Le problème qui s'est posé au monde rural a été de savoir s'il fallait éliminer du paysage ces ormes morts si fréquents. Généralement l'idée de cette élimination a été valorisée par l'opinion qui ne comprenait pas qu'on laisse ainsi ce paysage enlaidi. Les agriculteurs les ont généralement laissés sur pied jusqu'à leur chute, tout simplement par manque de temps et pour des raisons de coût; Ce qui a plu au Groupe Ornithologique Normand: "La venue progressive de cigognes en Normandie, surtout à partir de 1978, s'expliquerait notamment par la maladie de la graphiose, qui a ravagé les ormes: «Les cigognes aiment nicher dans ces arbres morts
(... ). C'est une des raisons de leur implantation dans notre région.»"(LaManche Libredu 29-08-1993).
DansOuest-France du 17-09-1963, déjà cité, l'auteur de l'article pense que les "territoires (amazoniens) pourraient fort bien nourrir 1 milliard d'habitants." Productivité... espérée!
Les certitudes des uns sont des contre-vérités pour les autres. Les sylviculteurs du XIXe siècle s'étaient déjà demandés si la meilleure façon d'améliorer la santé des forêts européennes était de détruire systématiquement les parasites comme les scolytes ou si, au contraire, il fallait les laisser opérer leur travail de sélection: "Il paraît... que les Scolytes (abhorés des sylviculteurs) ne sont pas aussi coupables qu'on le croît, (... ) les arbres ne sont attaqués des Scolytes que parce qu'ils sont préalablement malades ... Les Scolytes ne feraient que hâter (leur) trépas (00')' Ils rentreraient, en conséquence dans l'utile catégorie des épurateurs... "(2).
Aujourd'hui ce problème n'est pas encore résolu. Certains forestiers estiment faire œuvre sociale en prônant un hygiénisme rigoureux. D'autres annoncent ne pas avoir de volonté d'extermination: "jamais les forestiers n'ont rêvé d'une forêt débarrassée de l'ensemble de ses prédateurs ou parasites."(3). Ilse pourrait bien que les partisans de la biodiversité aient exagéré la volonté hygiéniste des forestiers.
Nombre d'écologistes ne souhaitent pas que les forêts victimes des tempêtes soient nettoyées: "L'ouragan qui avait terrassé 15 millions d'arbres en 1987, en Grande Bretagne, a été une catastrophe naturelle salutaire... L'événement avait été dénoncé comme une véritable catastrophe par les habitants, les autorités et la presse. Les scientifiques l'ont appréhendé avec plus de circonspection...n
(RevueGrand Airn07, 1993).
Leur argument est la biodiversité : "Renards et blaireau, lièvres et daims, écureuils et autres rongeurs ont progressivement repris possession des vallonnements qu'ils avaient quelque peu désertés. Les racines des arbres terrassés se repeuplaient de loirs (... )."
Si les scientifiques sont conscients des méfaits de l'hygiénisme sur la biodiversité, les professionnels sont plus partagés quant à son impact sur la productivité et la santé de la forêt.
4. L'AFFECTION
Nous prendrons trois exemples choisis parce que ce sont des productions de la nature, donc, d'une certaine façon, valorisées ou à valoriser; et parce qu'elles sont aussi perçues comme diaboliques, angoissantes ou immorales.
4.1 Les Solanacées
Ce sont des plantes de décombres ou des mauvaises herbes des cultures. De plus elles sont généralement toxiques. De ce fait, elles sont plus facilement considérées comme inesthétiques: ainsi "la corolle de la Belladone a de vilains tons violacés"(4), chez la Jusquiame "toute la plante offre un aspect étrange et inquiétant"(5), "la Belladone (est) de physionomie suspecte, au feuillage sombre,
aux fleurs livides... "(6). Toxique, noire, et donc honteuse elle "se cache dans l'angle des vieux murs et hante les masures désertes"(4).
4.2 La forêt vierge
Elle est la peur de l'envahissement et l'immoralité de la guerre entre les arbres. Pour E. Lesbazeilles (1884) : "Tous ces individus, si étroitement enchevêtrés, se gênent, se nuisent réciproquement. Leur apparente tranquillité est trompeuse; en réalité ils soutiennent une lutte continuelle, implacable, les uns contre les autres ... Le principe qu'enseignent ces solitudes sauvages n'est certes point de respecter la vie d'autrui en tâchant de vivre soi-même, témoin cet arbre parasite (... )Cipo matador, autrement dit la liane assassine"(7). La forêt, c'est donc la "jungle".La virginité de la forêt était immorale.
Àpropos de l'attrait de la forêt vierge, l'auteur précise que: "peu de voyageurs échappentàcet enthousiasme du premier moment; aucun ne réussitàl'éprouver longtemps (... ). Vous n'y êtes pas plus tôt engagé, que vous vous trouvez enveloppé d'un inextricable fouillis de branchages, qui semblent se resserrer sur vous"(7).Ily aurait donc une idéalisation la nature inconnue, un peu comme les citadins qui apprécieraient la campagne d'autant plus qu'ils y vivent peu ou pas encore. Keith Thomas (1983) explique comment les Anglais ont changé de conception: "Comme les terres consacrées à l'agriculture ont été, avant tout autre pays d'Europe, clôturées (... ) avec des propriétés disposées dans un style géométrique... nous nous efforçons de donner à nos jardins le charme de la diversité, en imitant les sauvageries de la nature dans les irrégularités étudiées"(8).
À considérer les écrits de toutes époques sur la forêt, il semblerait que: 1) la forêt acquière une valeur sentimentale avec sa rareté et son éloignement;2)la géométrie de l'environnement humain augmente l'attrait des fouillis de la nature.
4.3 La friche
C'est la culture qui redevient nature, c'est aussi un échec, une paresse: "La France en friche! L'image déplaît à notre société civilisée, qui s'est évertuée à défricher"(9). Ceux qui n'aiment pas la friche vous diront qu'elle est infestée de vipères: Le Parc Naturel Régional Normandie-Maine, en 1986, a fait une enquête (10) auprès des agriculteurs sur leur manière de voir la friche: "Cet abandon des terres, perçu comme un échec (qui se traduit par l'expression tomber en friche) est difficile à supporter par la communauté paysanne.Ily a peut-être dans cette perception un regard atavique de la nature envahissante, qui cherche à reprendre ses droits". L'auteur cite un agriculteur: «Et si les terrains sont en friches, les résidents secondaires vont partiràcause des serpents et des ronces». 1) La friche est immorale parce qu'elle ne valorise pas le travail : un terrain en friche peut (pouvait être) perçu comme une paresse de son propriétaire. Aujourd'hui elle s'expliquerait plutôt par des conditions économiques et notamment la surproduction sur les autres parcelles.
2)Lafriche est dangereuse, pour cause de prolifération des vipères.
3)Lafriche est laide, par ses herbes sèches, c'est-à-dire non coupées, autrement dit, non travaillées. Ceux qui aiment la friche et les terrains vagues malgré leur cortège de buissons épineux et de bêtes rampantes venimeuses, vous diront, au contraire, qu'ils sont une occasion de découvertes et
d'aventures pour les enfants. Les Solanacées, la forêt vierge et la friche sont des espacesà rationaliser. On peut se demander si la rationalité n'est pas parfois un prétexte au confort psychique; satisfaire une morale, un esthétisme...
5. CONCLUSION
Ainsi donc, les vraies raisons sont souvent cryptées. Rares sont ceux qui les avouent ou les décryptent: G. Tiberghien, chercheur à la Faculté des Sciences de Rennes, écrivait dans Ouest-France(5-10-1992) : "Comme Victor Hugo, j'aime l'araignée et l'ortie parce qu'on les hait". Les arguments avancés en faveur ou en défaveur d'un nettoiement de la nature sont autant du domaine de l'affect que de l'intellect. Ainsi l'affection pour les terres propres s'explique par la raison de la production (8). Jusqu'à présent, en sylviculture, il n'existe pas de certitude quant à l'efficacité de l 'hygiénisme en matière de productivité et de santé des forêts. Ainsi, les forestiers se demandent actuellement s'il faut conserver des vieux arbres, jusqu'à présent plutôt considérés comme facteurs de prolifération de parasites.
Il n'existe pas non plus de certitude quant à l'efficacité de l'hygiénisme en matière d'éducation à la nature. Bien souvent les enseignants et animateurs ont la stratégie de la séduction par la beauté de la nature. Plaider pour la protection de la nature par les espèces "admirables", c'est implicitement plaider pour la destruction de celles réputées comme hideuses. Aux esthètes de la nature, Desmond Morris répond: "Tant que l'on n'aura pas compris que le moineau est aussi merveilleux et mystérieux que le plus rare des oiseaux de paradis, l'espoir sera mince pour l'avenir."(1 1).
Enfin, considérer toutes ces divergences verticales (selon les époques) et horizontales (selon les corporations et les lieux) serait une occasion pour l'élève "d'apprendre à gérer les contradictions plutôt qu'à les rejeter" (A. Giordan). C'est peut-être cela l'alphabétisation scientifique.
BIBLIOGRAPHIE
(1) SAINT-MARC Ph., La socialisation de la nature, Paris: Stock, 1971, p.50. (2) MANGIN A., Nos ennemis et nos alliés, Tours: Marne, 1870, p.318. (3) LEROY Ph., Desforêts et des hommes, Presses Pocket, 1991, p.49. (4) GRIMARD E., Les Solanées, Revue des Deux Mondes, 1868, 78,451-472. (5) BOIS D., Les végétaux, leur rôle dans la vie quotidienne, Paris: Roger, 1909, p.340. (6) FIGUIER L., Histoire des plantes, Paris: Hachette, 1874. p.320.
(7) LES BAZEILLES E., Lesforêts, Paris: Hachette, 1884, p.229, 234.
(8) THOMASK.,(1983) Dans le jardindela nature,Paris; Gallimard, 1985, p.342. (9) FOrrORINOÉ.,La France en friche,Lieu Commun, 1989, p.I3.
(l0) DUMEIGE B., La haie et l'arbre d'ornement dans le P.N.R.N.M,. Carrouges, 1986, p.74. (lI) MORRIS D., Des animaux et des hommes, partager la planète, Calmann-Lévy, 1992, p.92.