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XIX ème siècle : la France et la Russie entre deux modèles d’université

Les universités comptent plusieurs siècles d’histoire. Cependant, leur développement n’est pas continu, car la pérennité des universités est en grande partie liée à la trajectoire politique des territoires où elles se situent. Dans le cas français, la cause principale des ruptures dans l’évolution des universités tient à la révolution française, une restauration à la fin de XIXème siècle et la renaissance en 1968.

La fin du XVIIIème siècle a été marquée par une crise profonde des universités européennes signifiant la fin de l’époque préclassique de l’histoire universitaire. Les corporations universitaires médiévales bénéficiant auparavant d’un régime autonome ont subi des mutations profondes allant jusqu’à la disparition de certains établissements. Le défi de l’utilitarisme a

touché tous les pays de l’Europe. La modernisation rapide a résulté en l’apparition des deux modèles différents d’université - le modèle utilitariste napoléonien et celui de l’université classique humboldtien.

En France, le modèle napoléonien correspond à la refondation de l’université après la Révolution. Quand la Révolution éclate, les universités françaises sont très critiquées et visées directement par la Convention supprimant les corporations (1793). Le conseil de l’instruction publique, après deux ans d’une réflexion très ambitieuse sur l’enseignement, a adopté différents plans qui soulignent la nécessité de former les cadres pour le développement économique de la nation. Seront donc privilégiées les formations proposant un enseignement finalisé1.

Ce concept ne sera pas remis en question par Napoléon Bonaparte. La loi du 10 mai 1806 définit l’université comme « un corps chargé exclusivement de l’enseignement et de l’éducation publique dans tout l’Empire »2. Celle-ci est en fait une seule et unique université en France qui regroupe des facultés à vocation professionnelle, facultés des sciences et des lettres et les lycées. L’université impériale prend pour exemple le modèle de l’école, ce qui se traduit par l’importance des concours, la réglementation des programmes et la séparation des fonctions d’enseignement et de recherche laissée au Collège de France et aux sociétés savantes.

Le pilotage est assuré par le Grand Maître et le Conseil de l’instruction publique et s’avère totalement vertical. La seule structure intermédiaire entre le centre et les universitaires était la faculté qui apparaît faible et à frontières mal définies. L’université napoléonienne est donc construite essentiellement autour de l’enseignement dans les lycées et de la délivrance des diplômes du supérieur. Ainsi, l’Etat a obtenu le pouvoir de contrôler la formation des élites dans la société postrévolutionnaire.

Ce design napoléonien ne sera remis en cause qu’à la marge jusqu’à la fin du XIXème siècle. Il restera pourtant longtemps présent dans la culture universitaire française, se faisant sentir encore aujourd’hui.

1Musselin C., La longue marche des universités françaises, Paris, PUF, 2001 ; Chevalier P., Grosperrin B., Maillet J.,

L’enseignement supérieur français de la révolution à nos jours, Paris, La Haye, 1968.

2Le décret-loi de 10 mai 1806, disponible sur http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3254

A la même époque, le pouvoir prussien fait son choix en faveur de modèle humboldtien en liant l’enseignement et la recherche autour de la figure du professeur dans des institutions rénovées. Après l’occupation française de Berlin en 1808-1810, la création de l’Université de Berlin en 1810 répond au besoin de compenser la perte de plusieurs universités et de doter l’Etat d’une culture « nationale ». Berlin devient rapidement un modèle pour les autres universités allemandes et une référence à l’échelle européenne, voire mondiale (cf. les universités américaines).

En même temps, l’université en Russie se développe sous la tutelle forte de la monarchie centralisée, dont le degré de conservatisme induit des bouleversements constants du système universitaire jusqu’au début du XXème siècle.

Pendant toute l'histoire de l'université russe pré-soviétique, on observe un lien (parfois fort, parfois discret) avec les valeurs de l’université classique allemande, dont les exemples principaux étaient l’Université de Göttingen et l’Université de Berlin.

Le point commun de tous les chercheurs dans le domaine de l’enseignement supérieur russe est le retard significatif avec lequel les universités apparaissent en Russie (six siècles plus tard qu’en Europe). Il s’agit dans ce cas d'universités du type européen, car des académies religieuses existent sur le territoire russe depuis le XVème siècle. La création d’un système universitaire russe au début du XVIIIème siècle est étroitement liée avec les réformes de Pierre le Grand, qui avait pour ambition d’apporter la culture européenne en Russie. N’ayant pas de cadres pour enseigner dans les premières universités laïques, le professorat a été fourni par l’étranger, notamment par l’Allemagne. Durant encore quelques décennies, la plupart des professeurs étaient originaires de l’étranger ou formés à l’étranger, tradition qui a certainement influencé le modèle de l’université russe actuel.

Une des principales caractéristiques du système universitaire russe pendant l’empire est sa dépendance de la politique et de la personnalité du monarque au pouvoir. A la différence des universités européennes, les universités russes sont entièrement le fruit d'expériences de monarques russes, le modèle étranger (allemand, français…) étant choisi selon les fluctuations politiques de l’époque.

Après une période de stagnation dans l’évolution des universités en Russie, à la fin du XVIIème siècle, due à la crainte que les idées étrangères nuisent au système politique impérial, un

sur la réforme de l’enseignement depuis 1787, à savoir le Statut sur les universités de 1804, a réuni des éléments de trois systèmes différents, ce qui a contribué à son caractère contradictoire. Premièrement, l’université a obtenu le contrôle des établissements d’enseignement secondaire appartenant à son district scolaire, selon le modèle français. La nouvelle division de l’université en facultés a également été empruntée au modèle de l’université française, aussi bien que l’esprit utilitariste de l’objectif de la formation (préparation pour le service civil) et le contrôle de l’Etat sur l’enseignement et la gestion universitaire. D’un autre côté, les universités ont obtenu tous les droits traditionnels des universités classiques allemandes, notamment la capacité d’évaluer leurs enseignants. Enfin, les principes de « modernisation » empruntés de l’Université de Göttingen, comme l'existence des corporations de professeurs libres dans leurs activités de recherche, sont également reflétés dans le Statut.

Le spécialiste d’histoire russe A. Andreev suppose qu’un tel mélange de différents principes de fonctionnement a certainement été conditionné par la crise universitaire en Europe au début du XIXème siècle, quand l’efficacité d’aucun modèle n’a encore été confirmée1. Cependant, par son esprit, le Statut a jeté les bases pour le développement d’un système d’enseignement supérieur où le rôle principal est joué par les universités, en dépit d’autres formes d’établissements, tels que les grandes écoles en France.

Pourtant, le caractère « étranger » et trop « idéaliste » d’universités créées sur l’exemple d’établissements allemands s’est très vite fait sentir : le nouveau système universitaire manquait d’étudiants intéressés. Les universités allemandes ont été critiquées pour leur « libre pensée », notamment après les mouvements d’étudiants en Allemagne dans les années 1810. La politique nationale s’est de nouveau tournée vers l’éducation morale comme objectif principal de l’instruction, les connaissances scientifiques étant déclarées inutiles pour la fonction publique. La négation des valeurs universitaires allemandes a été réalisée comme en France, via l’introduction des mécanismes bureaucratiques et utilitaristes.

Des mesures ont été prises pour éloigner l’université russe de ses sources – le système des cours. Dans les universités classiques allemandes, la possibilité de choisir les cours magistraux et les professeurs (« Lernfreiheit ») était considérée comme une des principales valeurs. Si le Statut de 1804 acceptait la liberté d’enseignement, en 1819 l’étudiant était obligé de suivre tous les

1Andreev A., Rossijskie universitety XVIII – pervoj poloviny XIX veka v kontekste universitetskoj istorii Evropy

(« Les universités russes de XXIII – première moitié XIX siècles dans le contexte de l’histoire universitaire de l’Europe »), Moscou, « Znak », 2009, disponible sur http://www.e-reading.club/book.php?book=147639

cours et de passer des examens pendant trois ans pour avoir le grade de kandidat (en français « candidat ») ou d’étudiant réel. Ce diplôme était une condition indispensable pour avoir un poste, la fonction principale des universités devenant l’attribution des postes, ce qui l’éloignait de l’idée de l’université classique et la rapprochait des universités françaises. Cette pratique a rendu difficile l’adoption de l’éthique de l’université classique dans l’avenir et a perverti l’attitude des étudiants envers la formation (l'achat de diplôme est encore très répandu en Russie).

Durant tout le XIXème siècle, on observe la lutte contre la liberté de pensée avec une intensité variable. Le contrôle permanent de la part d’Etat assurait l’égalité de tous les organismes publics. Les professeurs se trouvaient sous contrôle et faisaient partie du système bureaucratique. Malgré un tel état de fait, les universités russes, vers la fin du XIXème siècle, se sont transformées en de véritables centres scientifiques. En 1900, le pays comptait 10 universités avec 16500 étudiants, tandis que la France en possédait 15 avec 26 500 étudiants, et l’Allemagne 20 avec 30 000 étudiants1.

Malgré le lien initial avec le modèle allemand, l’université russe développe une vision très utilitariste de la formation, ce qui la rapproche finalement de l’université française. Vers la fin du XIXème siècle, les universités françaises et russes avaient deux principaux éléments en commun :

• L’utilitarisme de la formation universitaire et « la tyrannie du diplôme », unique moyen d’accès à certaines professions dont la possession classe un individu socialement.

• L’intérêt pour la recherche a été laissé aux initiatives individuelles, sociétés savantes et quelques grands établissements.

Cependant, l’organisation intérieure de l’université russe a conservé certains traits des universités allemandes, notamment le système des chaires académiques (« Lehrstuhl ») – départements organisés autour d’un professeur pour accomplir les tâches de la recherche et de l’enseignement.

1 Avrus A.I., Istorija rossijskikh universitetov (« Histoire des universités russes »), Moscou, Moskovskij obshchestvennyj nauchnyj fond (« Fondation publique et scientifique de Moscou »), 2011, disponible sur le site

2. Les changements du XXème siècle : les choix de directions opposées de la France et