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Une analyse du changement à partir de deux approches différentes

Deux modèles analytiques, proposés par C. Sorbets3, nous paraissent applicables à notre recherche sur le changement de référentiel.

Le premier modèle nous renvoie au concept d’E. Goffman de cadre d’expérience (« frame »)4. «Toute expérience humaine renvoie, selon E. Goffman, à un cadre donné, généralement partagé par toutes les personnes en présence; ce cadre oriente leurs perceptions de la situation ainsi que les comportements qu’elles adoptent par rapport à elle. Ceci étant posé, l’auteur s’attache, selon son habitude, à classer les différents types de cadres, en distinguant

1Par exemple, Lascoumes P., Le Galès P., Gouverner par les instruments, op. cit.

2Benninghoff M., La fabrique des politiques scientifiques : une approche interprétative de l'action publique, op. cit., p. 20.

3Sorbets C., Elites politiques, élections locales et partis politiques, Institut d’Etudes Politiques, Working paper nº 80, Barcelone, 1993.

4Goffman E., Frame analysis: An easy on the organization of experience, Cambridge, MA: Harvard University Press, 1974.

d’abord les cadres primaires des cadres transformés»1. Chaque cadre d’expérience possède ses propres rites internes qui définissent l’interaction sociale.

E. Goffman nous présente une sorte de « théâtre social », où les cadres d’expérience changent comme les cadres de scène. Ainsi, le modèle analytique basé sur ce principe permet de voir l’évolution comme une suite de cadres d’expérience, sans que les changements se passent à l’intérieur de ces cadres. Ce modèle reflète tout particulièrement le développement des politiques universitaires tant en Russie qu’en France pendant le XXème siècle, l’égalité et la qualité des universités étant garanties par l’Etat, le principe qui éliminait la concurrence. Le changement du type « goffmanien » est donc un changement non compétitif, fondé essentiellement sur la régulation et la collaboration.

Avec les évolutions de « référentiel global » à la fin de XXème siècle (néolibéralisme, société de la connaissance), le secteur universitaire se rapproche du secteur du monde privé et de ses règles de jeu. Pour expliquer le changement « global » dans le système universitaire, nous renvoyons au modèle du changement transformateur « par innovation » proposé par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter. Malgré le fait que sa théorie ait été travaillée dans le domaine des entreprises, son application au domaine universitaire paraît enrichissante, notamment avec l’entrée des universités dans un marché globalisé des services.

Le développement pour J. Schumpeter est un processus en trois phases : le premier, celui de l’innovation; le second, celui du bouleversement ; le troisième, celui de la recomposition du système. A un certain moment, le système utilise toutes ses ressources qui deviennent inférieures à celles produites par un autre système qui émerge et qui va percuter le premier. La faillite de l’un est la condition du jaillissement du second qui fait valoir ses avantages à long terme. C’est le sens donné par J.Schumpeter à la notion de « destruction créatrice »2.

Pour J. Schumpeter, lorsqu'un mouvement d'innovation réussit, il confère aux organisations porteuses de cette innovation un leadership, voire un pouvoir de monopole temporaire sur un marché. Les profits et la puissance des entreprises moins innovantes diminuent, un écart se forme entre les leaders et les autres. L'essor et le leadership du nouveau « dominant » contraint ses concurrents à la disparition, soit au regroupement ou au rachat. Le développement présente donc

une turbulence, et il n’y a développement que lorsqu’il y a « destruction créatrice », qui induit une réorganisation du système sous l’effet d’innovation. L’idée de création de « points de croissance » dans le milieu universitaire (les universités fédérales en Russie, les lauréats de l’IdEx1 en France) s’inscrit tout particulièrement dans la logique de changement « schumpetérien ».

L’usage de ces deux modèles analytiques nous permettra de saisir l’interaction de deux logiques différentes dans le développement des politiques universitaires en France et en Russie et de définir ainsi s’il s’agit d’une rupture ou d’une continuation.

En résumé, la Deuxième partie doit nous permettre de vérifier l’hypothèse suivante fondée sur nos observations de terrain et les études des réformes dans le secteur universitaire :

Le changement de référentiel est visible plus dans la parole que dans l’action : la mise en œuvre des politiques, ainsi que les pratiques d’administration et d’universitaires, ont des formes contrastées compte tenu des « chemins » nationaux spécifiques.

III. La comparaison comme paradigme de notre travail

Selon E. Durkheim, pour rechercher la relation de causalité sociologique entre deux faits sociaux, il faut repérer des variations entre deux faits en utilisant la méthode comparative qui simule et remplace dans le champ social la méthode expérimentale en usage dans les sciences dures. « Nous nous sommes fait une loi de renoncer à la méthode trop souvent suivie par les sociologues qui, pour prouver leur thèse, se contentent de citer sans ordre et au hasard un nombre plus ou moins imposant de faits favorables, sans se soucier des faits contraires ; nous nous sommes préoccupés d'instituer de véritables expériences, c'est-à-dire des comparaisons méthodiques »2, écrit-il.

Les sciences sociales sont nécessairement comparatives, telle est la position de Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique3. Nous nous proposons de considérer la comparaison plutôt comme un état d’esprit de la recherche, son paradigme, qu’un ensemble d’outils. Cette

1Initiatives d’excellence.

2Durkheim E., De la division du travail social, Paris, Félix Alcan, 1893, p. 8.

3Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Grands textes », 2007.

position méthodologique est d’autant plus justifiée par le sujet de notre thèse. Si les évolutions dans le domaine universitaire sont assez bien étudiées au niveau national, tant en France qu’en Russie, la comparaison des processus d’affirmation des universités de deux pays dans l’espace international pourrait pourtant contribuer à l’explication des évolutions actuelles, leurs similitudes et différences.

L’importance de la comparaison à l’heure actuelle est également conditionnée par l’effet de la globalisation. Si auparavant la comparaison consistait en l’étude des similitudes et des contrastes des situations nationales, à présent, le dépassement du cadre national est de plus en plus fréquent dans les travaux des comparatistes. Cette démarche est justifiée par la croissance des échanges entre les pays, par l’émergence de phénomènes globaux, ainsi que par la complexification des facteurs qui influent sur les faits étudiés. De surcroît, les organismes internationaux (OCDE, UNESCO, Banque mondiale, Union européenne, OMC1, etc.) sont devenus producteurs des nouvelles normes transnationales qui sont appliquées dans différents contextes nationaux, ce qui rend ces derniers plus homogènes2.

Dans les développements suivants nous présenterons notre démarche comparatiste en trois étapes : une étude de littérature russe et française sur la comparaison (A), un choix de méthodologie de comparaison (B), un choix des cas de comparaison (C).