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La tenue d’une élection présidentielle, ou au moins d’élections législatives, devenait un leitmotiv. Le président, personnellement accusé de s’accrocher au pouvoir, mal informé de l’évolution des nouveaux partis, finit par imposer au gouvernement, quelques mois après son installation, des élections anticipées. Conscient de l’absence d’encadrement politique de l’opinion par les partis – hormis le FIS -, soucieux d’un approfondissement

du mouvement démocratique, Mouloud Hamrouche parvint à imposer la tenue préalable d’élections locales. Il pensait, à tort, que les résultats amèneraient les élites politiques impatientes à plus de réalisme. Le FIS donna son approbation, et les autres partis, plus faibles, furent obligés de suivre. Seul le FFS considéra les élections municipales de juin 1990 comme prématurées et se retira de la compétition. Le résultat remit les pendules à l’heure. Le FLN, bien moins décrédibilisé à la base que parmi ses dirigeants, tirait son épingle du jeu ; le FIS s’imposait largement, et les formations bruyantes, hérauts des formules creuses et du show médiatique, apparurent comme des minorités sans réelle base sociale8.

L’opinion avait exprimé sans ambages une double volonté : rompre avec l’élitisme bureaucratique autoritaire et inégalitaire, et voter pour des gens proches d’elle et qu’elle connaissait. Elle n’était pas sensible aux discours.

Les suffrages que le FLN avait pu encore attirer, malgré tout non négligeables, ne pouvaient être ignorés sans dommage.

Une partie significative de l’opinion, principalement dans les zones rurales, ne rejetait pas ses militants quand ils n’étaient pas liés aux privilégiés du système. L’arbitrage se faisait entre le candidat du FIS et celui du FLN, et ce dernier l’avait emporté souvent lorsque l’anonymat ne jouait pas. Le FLN reculait en zone urbaine, où la population connaissait mal ses candidats, alors que les candidats du FIS étaient connus des mosquées.

Les hommes et les partis qui n’avaient pas recueilli de suffrages étaient vus comme des marionnettes du pouvoir, souvent à juste titre. Se fabriquer à Alger le visage du changement, de la modernité et du progrès est une chose ; c’en est une autre de présenter aux suffrages des notables vivant à l’aise dans des cercles fermés, avec des comportements étrangers, dont les

« islamistes modérés » n’étaient pas exempts.

Lorsqu’elle vote, la population algérienne porte son choix sur les candidats qu’elle connaît ou qu’elle pense contrôler, ceux qui vivent au milieu des gens. Lorsqu’elle s’abstient, c’est qu’elle n’est pas satisfaite de ces candidats et qu’elle ne se reconnaît pas dans les autres. Telle est la signification de ce que l’on a appelé alors le vote sanction. Ce fut un vote serein, résultat d’un comportement réfléchi. On n’en tirera guère de conclusions, mais le gouvernement servira de bouc émissaire et sera accusé d’avoir mal « préparé » les élections.

Pendant un temps, néanmoins, les professionnels de la politique digèrent leur défaite et se font discrets. Le gouvernement exhorte les dirigeants du FLN et des autres partis à changer de stratégie. Nous expliquons partout que les enjeux de l’avenir ne sont pas dans les cercles du pouvoir à Alger, fussent-ils militaires, mais sur le terrain. Nous leur demandons de changer de discours, de se débarrasser des clientèles et de promouvoir des hommes respectés et connus.

Ceux qui n’ont pas voté ne sont plus prêts à écouter des discours enjôleurs et des promesses, comme ils refusent de faire confiance à ceux qui, à tort ou à raison, n’adoptent pas leur mode de vie. Nous demandons alors aux appareils dirigeants du FLN de ne pas s’accrocher au programme des réformes mais d’adopter une ligne proche des préoccupations du plus grand nombre – en finir avec l’injustice et obtenir les moyens d’un contrôle du pouvoir. L’essentiel est d’unir autour de lignes minimales d’action. Le comportement démocratique doit être fait d’humilité et de patience face à l’adversité.

Nous avons appelé, dans cette perspective, le FLN à convoquer un congrès, et les dirigeants à passer le relais d’abord à ceux qui ont été élus, comme nous les avons encouragés à se débarrasser des liens avec le pouvoir et du soutien formel au gouvernement pour mieux aller vers la société ; le programme du FLN, comme celui d’autres partis, ne doit pas nécessairement coller aux réformes – qui sont une entreprise de transition et un programme de gouvernement -, ni obligatoirement les approuver si la société réclame et a besoin d’autres propositions.

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Le tournant

Nous ne serons pas entendus et l’expectative ne durera pas. Les caciques ne veulent ni renouveler les structures ni aller vers la société. Ils préfèrent se taire et s’accrocher au gouvernement. Les manœuvres d’appareils, l’instinct grégaire et l’élitisme des classes moyennes l’emportent sur la volonté politique ; les démons de la division, les intérêts immédiats et les passions sectaires prennent le dessus. Il se produit même, à partir de l’été 1990, une nette régression dans les comportements des hommes politiques, dans le pouvoir et à l’extérieur.

Forts de leur succès relatif, les leaders officiels du FIS souhaitent hâter l’élection présidentielle et mettre fin à la transition. C’est l’heure du choix : affronter le FIS dans une élection présidentielle considérée comme un chantage par une opinion irritée par le spectacle des joutes oratoires, ou prendre le temps d’assainir la situation économique et sociale, de conforter les règles du jeu démocratique et d’offrir des alternatives crédibles aux citoyens, au nom d’une transition démocratique véritable. L’exigence démocratique cède alors le pas, dans le discours, au besoin d’ordre.

L’opinion et surtout la jeunesse ne sont plus flattées. On commence au contraire à les considérer comme « immatures » et à douter de leur capacité de choisir.

Le pouvoir et la majorité des leaders politiques – en dehors du FFS – craignent que la voie des réformes profite à de nouvelles élites, en cas d’arbitrage par les urnes. Ils ne peuvent plus accepter une transition qu’ils ne gèrent pas directement et dont l’issue leur échappe. Le programme de transition des « réformateurs » (le mot fait recette), qu’ils n’arrivent pas à remplacer par une proposition crédible, a le double défaut d’exister et de les pousser dehors.

Non seulement les réformateurs se sont refusés à toute manipulation des résultats des élections communales alors qu’ils disposaient de l’appareil administratif, mais de plus ils ignorent toute tentative de compromis

politique et continuent de mettre en place résolument les instruments d’une rupture radicale avec le passé. A la limite, ils deviennent pour l’heure l’ennemi principal, pire que le FIS dont on continue à sous-estimer le poids en espérant que le vote sanction ne se renouvelle pas.

Et c’est la course générale à la magistrature suprême. La stratégie du FIS consiste à empêcher les autres formations de lui disputer sa forte base sociale. Sa plus grande crainte est le progrès des réformes, ce qui le pousse à accentuer ses attaques non plus seulement contre le pouvoir, mais aussi contre le gouvernement. Il modère son discours totalitaire pour attirer un électorat devenu sensible aux règles démocratiques et adopte une ligne dure de revendication d’élections législatives anticipées, à défaut d’élection présidentielle.

Les autres partis s’orienteront vers la rupture du soutien calculé du pouvoir au gouvernement des réformes. Les arguments avancés – méfaits de l’économie de marché, protection du secteur public, collusion avec les intérêts étrangers – auront un grand impact médiatique, mais une très faible résonance dans la société.

Mais ce qui cimente les alliances, c’est la crainte d’une sanction des urnes. Dans le domaine économique, les réformes, après les élections communales, alourdissent la fiscalité sur le patrimoine, réduisent l’évasion fiscale, gênent l’activité des monopoles à l’importation, libèrent les prix sans grandes pressions sociales mais en accroissant les recettes budgétaires, et surtout réalisent des changements rapides à la tête des administrations et des entreprises, mettent sous contrôle judiciaire les polices économiques, et marginalisent, au sein de l’administration, la gestion tutélaire de l’économie, toutes mesures qui confortent le regroupement des intérêts acquis.

Pour que les Algériens redeviennent pleinement citoyens et puissent effectivement choisir en toute sécurité ceux à qui ils veulent confier le contrôle politique, les ruptures, malgré les risques, doivent être hâtées. Il nous faut accélérer la mise en place des règles légales qui donnent corps aux libertés individuelles et collectives dans tous les domaines, y compris le domaine économique, puis susciter et encourager le débat démocratique dans la population.

Nous sommes alors obligés d’agir en pleine lumière face au pouvoir et à ses alliés, politiquement myopes mais disposant de tous les moyens, y compris la force, pour bloquer à tout moment l’évolution démocratique.

Notre action doit s’abriter derrière une double garantie : la complète cohérence des choix et des décisions avec l’objet des réformes démocratiques pour éviter leur remise en cause, et une opinion qui s’oppose massivement à tout retour en arrière. Clairement exprimée au lendemain des élections communales, la méthode consiste à ne laisser d’autre choix au vrai pouvoir et à l’opposition que de recourir à l’illégalité pour bloquer les réformes. Nous espérons qu’avec le temps une partie des courants politiques en formation saura distinguer les enjeux, et que l’opinion publique évoluera. Dans cette dynamique, les contraintes naissent de deux sources.

De la part de la mouvance islamiste, le gouvernement craint les menées de déstabilisation de courants portés aussi bien par la propagande saoudienne que par la démagogie qui utilise une jeunesse désespérée. Pour réduire ces influences, la contestation régulière, même paralysante, devait s’exprimer, et les courants démocratiques devaient être encouragés à adopter d’autres voies.

En matière économique, pour apporter un minimum de mieux-être aux défavorisés, le temps presse. Les classes moyennes refusent d’assumer le prix de l’assainissement et les risques d’une libéralisation profonde du système. C’est dans ce domaine, où le soutien international lui est mesuré, que le gouvernement prévoit les résistances les plus vives.

Il autorise pourtant les manifestations de rue, quel qu’en soit l’objet, soutient les revendications salariales, paysannes, statutaires et garantit le respect des procédures de justice aux personnes arrêtées. Les mobilisations que ce comportement entraîne surprennent des formations politiques qui nous sont par ailleurs hostiles. Les premières réactions, dures, de l’appareil d’État, notamment l’appareil policier, ne tardent pas ; elles visent surtout le ministère de la Justice, qui met fin aux interférences des services dans le traitement des dossiers et libère les tribunaux de toute pression. Selon les circonstances, nous passerons pour de dangereux gauchistes ou pour des alliés du FIS...

L’information

Les manifestations seront de plus en plus souvent dignes et calmes.

Après coup, Chadli sera toujours content de n’avoir pas été trop égratigné

personnellement, et les services de sécurité, privés des troubles attendus, se taisent momentanément. Dans l’appareil du FLN, on est bien content d’avoir passé le gué sans grand dommage. Mais la méfiance à l’égard du gouvernement s’accroît.

Profitant de l’émoi favorisé par la disparition des portefeuilles ministériels de l’Information et de la Culture, le gouvernement engage les professions et les associations concernées à s’organiser pour participer au contrôle des organes indépendants prévus et négocier les cahiers des charges des futurs mécanismes de gestion budgétaire et de financement.

L’opinion est entraînée à participer à un vaste débat sur la place et le rôle des médias dans le champ politique et l’organisation du pouvoir, débat en partie dévoyé par l’électoralisme et les manœuvres pour le contrôle des nouvelles structures.

Le gouvernement oriente ce débat dans deux directions : -rompre les relations de tutelle entre le secteur public de l’information et de la culture et les autorités gouvernementales, et promouvoir la neutralité politique et le strict respect de la déontologie (les journaux publics seront transformés en SARL contrôlées transitoirement par des fiduciaires, le contrôle de la télévision et des radios sera confié aux futures administrations indépendantes) ;

-inciter le maximum de professionnels (dans une conjoncture budgétaire difficile) à choisir la voie de la presse indépendante (au moyen d’avances de salaires pour la constitution de capital, d’aides diverses à l’installation, de crédits privilégiés pour équipement...).

Les partis politiques ne participeront à ce débat que très marginalement, de façon maladroite et intempestive, par méconnaissance des règles, avant d’adopter définitivement un silence prudent.

Ils accuseront le gouvernement – avant de constater leur grossière erreur et de se raviser – de se décharger de ses responsabilités sur la presse.

Nombre des nouveaux chantres de la démocratie – RCD, MDA, PRA... – préconiseront même, sans humour, un partage des organes de presse entre les mouvements politiques. Ils feront également campagne contre le retour d’El Moujdahid au FLN, certains préférant même qu’il demeure l’organe du gouvernement. Seule la gauche d’origine communiste (le PAGS) sera un temps satisfaite ; elle hérite, sans même avoir songé à le revendiquer, du titre d’Alger républicain, qu’elle avait remis... au monopole de l’appareil FLN sous Ben Bella, du temps des opportunes « alliances avec les patriotes

anti-impérialistes », et bénéficie également d’une représentation importante dans les nouveaux organes indépendants créés avec l’aide du gouvernement.

Mais les appareils d’État anciens, aidés par le silence coupable des hommes politiques de tous bords, réussiront à tirer profit de la contestation des réformes en matière d’information et de culture. Ils s’assureront tout d’abord la docilité de nombreux anciens journalistes de renom, habitués à l’autocensure, à la soumission et aux privilèges. Ils arriveront à faire élire dans les nouveaux organes dirigeants une majorité d’apparatchiks liés à des chapelles multiples, qui en paralyseront le fonctionnement. De nombreux titres nouveaux en feront les frais. Des moyens financiers (directement à travers la publicité et indirectement à travers le contrôle des capitaux) serviront aux hommes du passé à promouvoir les titres et les journalistes qui leur agréent.

En l’espace d’une année, la presse vraiment indépendante et les nombreux professionnels encore jeunes mais démunis ne pourront compter que sur les ventes et le volontariat.

En dépit de ces difficultés, qui se retrouvent, atténuées, dans le domaine de la culture, le gouvernement s’estime satisfait. Le grand déballage relatif à l’information a eu lieu ; le dispositif légal et organisationnel garantissant pour l’avenir une véritable indépendance de la presse a été mis en place.

Des combats pourront être gagnés ou perdus selon les circonstances, le mouvement demeurera irrésistible et le changement radical. En la matière, la voie de la remise en cause est irrémédiablement fermée, même si les hommes et les structures s’accrochent, par les procédés les moins avouables, à l’ancien système.