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C’est dans ce climat qu’éclatent les grèves. Pour la première fois, les travailleurs du secteur public dénoncent le carcan de l’administration sur la gestion et réclament, timidement soutenus par leurs directions, une autonomie relative dans la gestion financière et commerciale des prix, afin de réaliser des performances minimales de productivité et de revenus.

Dans le secteur du bâtiment, fortement affaibli par la réduction des approvisionnements, on dénonce avec insistance les conditions de passation des marchés publics, la part exagérée accordée aux entreprises étrangères dans les contrats de réalisation et l’accumulation des retards et des refus de paiements par l’administration. Enfin, la désorganisation généralisée des circuits de distribution, amplifiée par les restrictions répétées d’importation et le développement des transactions frauduleuses sur le marché parallèle, crée partout des situations de pénurie, des pratiques de surprix et des restrictions d’approvisionnement, notamment pour les produits stratégiques, ce qui explique que les fonctionnaires réclament des compensations salariales.

Le gouvernement refuse de considérer les revendications les moins coûteuses, toujours de peur d’être publiquement jugé. Il tente une alliance avec les appareils centraux du parti et du syndicat pour faire front contre un mouvement difficilement contrôlable et qui s’étend. Il s’engage dans une stratégie maladroite d’intimidation policière et d’usure qui provoque en retour la formation de coordinations spontanées. Très suivi dans les zones à forte concentration industrielle, le mouvement prend conscience de sa force, organise des marches et des assemblées, résiste aux provocations ; on s’achemine vers la grève générale. La population, inquiète, fait la queue devant les magasins publics, constitue des réserves d’approvisionnement et se précipite aux guichets des banques.

La technostructure est placée devant des choix difficiles. Elle ne dispose plus de ressources budgétaires ni de devises suffisantes pour satisfaire les revendications. Elle ne peut se résoudre au changement des règles de gestion. Choqué par le développement des résistances sociales, le pouvoir politique est désemparé. Une majorité, prévenue contre les risques d’utilisation des coordinations à des fins politiques, encourage le durcissement, mais d’autres préfèrent temporiser, négocier et adopter un langage politique conciliant.

De nouveau, sur fond de crise sociale aiguë, les couloirs de la présidence s’animent, des groupes divers se mobilisent dans une course feutrée pour la

formation d’un nouveau gouvernement. Les réformateurs sont fortement critiqués pour avoir contribué à accélérer la décomposition. Nos jours sont comptés... A la fin du mois de juillet 1988, nous prenons position, dans un long document adressé au président, pour la mise en place d’un programme systématique et public de réformes institutionnelles, économiques et sociales, pour le changement de la Constitution, et annonçons la fin de notre mission.

Au milieu du mois d’août, on nous demande, paradoxalement, de proposer ce programme à ceux-là mêmes qui ont justement empêché tout changement significatif. C’est le remake du discours de 1987. Le président tergiverse de nouveau. L’acrimonie est vive, de part et d’autre. Sans concession mais sans conviction, nous expédions les affaires courantes, tandis qu’ailleurs les grandes manœuvres se préparent dans le secret total.

L’indécision et la division règnent au sommet de l’État lorsque éclatent les événements d’octobre 1988. Le 5 octobre, nous suivons, de nos bureaux, l’évolution des manifestations ; heureux qu’enfin les symboles de l’État soient partout la cible principale des mots d’ordre, inquiets toutefois d’apprendre que des bandes de jeunes se livrent au pillage, curieux de constater la passivité de la police.

Le 6 octobre, une cellule de crise s’installe à la présidence. Outre le cabinet du président et les responsables de l’armée, y participent des personnages non attendus, alors que d’autres en sont exclus (cinq en l’occurrence). Les réformateurs sont officiellement interdits d’accès.

L’état d’urgence est proclamé, l’armée prend la situation en main, déchaînant une sanglante répression. En l’espace de trois ou quatre jours, le choc aura été profond. Le FLN et Chadli Bendjedid ont partout été les cibles privilégiées des manifestations.

Dès le 7 octobre, les mouvements sont encadrés par les mosquées. Les futurs chefs du FIS, Abbassi Madani et Ali Benhadj, apparaissent dans les rassemblements, appellent à des démonstrations pacifiques et proposent leur médiation aux autorités pour limiter l’effusion de sang.

Le 10 octobre, le président, jusque-là silencieux et replié au bord de la mer, rejoint son bureau. Profondément choqué, il doit intervenir à la télévision. La cellule de crise lui propose une démarche de fermeté ; il consulte les réformateurs, surpris d’être appelés, et qui comprennent que le président a peur, sans comprendre de qui. Pour eux, face à la situation créée par ce drame, une seule réponse crédible : le changement du système

politique. Ils rédigent un discours proposant la modification de la Constitution, dans le sens du multipartisme et de la garantie des libertés fondamentales, et attendent, sans trop y croire. L’après-midi, on apprend que le président choisit cette voie.

Le bilan officiel des émeutes s’élève à cent cinquante-neuf morts et des milliers d’arrestations ; la torture fait des ravages. Un bilan provisoire émanant de sources hospitalières évalue à plus de six cents le nombre de tués. Le vendredi 7 octobre, après la grande prière, une marche pacifique à la mémoire des morts subit la mitraille. On relèvera plus de trente morts. Il y a eu provocation, une provocation dont on ne connaîtra jamais l’origine.

Tout pouvait de nouveau basculer à l’initiative des islamistes. Ces derniers prennent néanmoins très vite le parti du retour au calme et montrent partout leur capacité de mobilisation et d’organisation. Les futurs dirigeants du FIS réussiront à se faire admettre des autorités comme interlocuteurs sages et responsables, sans qu’ils expriment la moindre revendication politique allant au-delà du discours du président.

Fortement ébranlé, le président finira par annoncer son intention de faire évoluer les institutions vers un système démocratique et de reconnaître la liberté d’expression et d’association. Le 10 octobre, il s’adresse au pays au cours de la soirée. Son discours a un grand retentissement. Les manifestations cessent. D’autres, organisées en faveur de Chadli, prennent le relais.

Les réformateurs réclament la levée de l’état d’urgence, le président les suit. Nous savons maintenant de quoi il avait peur ; la cellule de crise dissoute, le calme est de retour.

II